Photo Venezuela Copyright Wilfredo RodriguezDepuis quelques mois, le Venezuela est en crise. Économique, sociale et institutionnelle, celle-ci plonge le pays dans de graves pénuries. Rayons vides et files interminables sont devenus le lot quotidien des habitants pour avoir accès aux biens de première nécessité tels que la nourriture et les médicaments. Mais comment ce pays pétri d’or noir en est-il arrivé là ? Décryptage.

«Le vrai problème qui se pose aux gouvernements d’aujourd’hui ne consiste pas à trouver la meilleure façon de distribuer une richesse existante, qui de toute évidence est souvent outrageusement mal distribuée, mais plutôt de trouver, par le biais de l’éducation, de la préparation au travail et par l’encouragement de l’activité créatrice, des façons de mieux distribuer entre toutes les classes sociales la capacité de la produire ». Cette citation d’Arturo Uslar Pietri 1, pourtant écrite il y a plus de 24 ans, résume encore parfaitement le problème fondamental du Venezuela. Le pays est aujourd’hui confronté à des inégalités de plus en plus fortes. Les informations qui nous parviennent sur la situation du Venezuela sont alarmantes, et ce quelle que soit l’obédience politique – centre, droite ou gauche – des médias nationaux ou internationaux 2. Tous admettent que le pays traverse une profonde crise économique et sociale à laquelle s’ajoute une crise institutionnelle.
Les conditions de vie quotidienne ressemblent à s’y méprendre à celles d’une situation d’après-guerre ou d’après-catastrophe naturelle : grave pénurie des biens de première nécessité, interminables files d’attente (parfois plus de dix heures) devant des supermarchés et des magasins aux rayons vides, disparition des médicaments vitaux... Le quotidien des Vénézuéliens s’est transformé en une recherche incessante de biens de première nécessité pour pallier des pénuries qu’ils n’avaient jamais connues. À ce scénario cauchemardesque s’ajoutent les coupures de courant, le manque d’eau... Actuellement, plus de 50 % de la population urbaine continue à vivre dans les bidonvilles autour de Caracas et des autres grandes villes du pays 3.
Le Venezuela est aujourd’hui un pays dont les institutions ont été démantelées, où règnent impunité, corruption et violence. Selon l’Observatoire vénézuélien de la violence (OVV), il y aurait eu, en 2015, 27.875 morts violentes, soit un taux de 90 homicides pour cent mille habitants 4, l’un des plus élevés du monde. Comment expliquer ce terrible constat ?

La faute au pétrole ?

L’économie vénézuélienne repose presque exclusivement sur les rentes du pétrole. Celui-ci représente 95 % des exportations du pays et 25 % de son produit intérieur brut (PIB). Il faut dire que le pays dispose des réserves de brut les plus importantes du monde, dépassant même l’Arabie saoudite. Il recense également d’importantes réserves de gaz naturel et de minerais. Durant plusieurs années (2004-2012), cette situation a permis au « chavisme » 5 d’en tirer profit. Le pays a alors connu la période de prospérité économique la plus importante de son histoire.
Avant l’effondrement des cours, le pays produisait près de trois millions de barils de pétrole par jour, ce qui équivaut à un revenu de plus de cent milliards de dollars par an 6. Cependant, au cours de cette période favorable, l’économie ne s’est pas diversifiée et a continué à dépendre fortement des rentes de l’entreprise pétrolière nationale PDVSA. La chute du prix de l’or noir a donc été fatale pour le Venezuela, dont l’économie est aujourd’hui dévastée.
Par ailleurs, au cours de son mandat (1999-2013), Hugo Chávez a nationalisé (souvent à marche forcée) un grand nombre d’entreprises privées dans de nombreux secteurs stratégiques de l’économie (sidérurgie, agroalimentaire, télécommunications...). Mais aujourd’hui, aucun de ces secteurs ne s’est développé. Du coup, le pays vit essentiellement grâce à ses importations. Or, en l’absence de pétrodollars, les entreprises étrangères refusent d’envoyer des marchandises au Venezuela de peur qu’il ne règle jamais la facture, confrontant ainsi le pays à de graves pénuries. Selon les estimations du FMI, l’inflation au Venezuela est évaluée, pour 2016, à 720 % et la croissance à - 8 % ! Si la Banque centrale du Venezuela ne publie plus de données chiffrées depuis trois ans, l’inflation a tout de même été estimée à plus de 100 % en 2015 tandis que la pénurie concerne 70 % des produits de base fabriqués par le secteur privé et 95 % pour ce qui est des biens subsidiés par le secteur public. Mais ces éléments seuls ne suffisent pas à expliquer la situation actuelle.

Le chavisme

À la tête du Mouvement Cinquième République, Hugo Chávez Frias est arrivé au pouvoir le 2 février 1999. Élu avec plus de 56 % des voix, il peut alors compter sur un appui massif de la population. D’importantes réformes de la Constitution seront menées durant son mandat et il obtiendra notamment la possibilité d’être réélu à vie. En 2006, il fonde le Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV) un an plus tard et restera au pouvoir jusqu’à son décès en mars 2013. C’est Nicolás Maduro qui lui succédera. Il sera élu à une courte majorité de 50,6 % face à une opposition unie au sein d’une seule coalition, le Mesa de Unidad Democratica (MUD) 7.
Le programme électoral d’Hugo Chávez reposait sur la lutte contre la pauvreté et les inégalités. À cette fin, il a lancé différents programmes sociaux (appelés « Missions ») de lutte contre la pauvreté et la pauvreté extrême, pour l’alphabétisation et l’éducation, l’accès aux soins médicaux, aux produits alimentaires de base subventionnés 8 par l’État, au logement, l’accès à la culture, pour les droits des indigènes, etc. Tous ces programmes reposaient exclusivement sur les rentes (essentiellement pétrolières) de l’État et étaient tributaires de la bonne gestion de l’Administration (écoles publiques « bolivariennes » 9, hôpitaux publics, crédits au logement subventionnés par l’État, contrôle des prix...).
Même si une grande partie de la population a pu bénéficier de ces missions, elles n’ont pourtant pas vraiment porté leurs fruits. Si les porte-paroles de l’Administration au pouvoir continuent de défendre les bienfaits de ce modèle économique et social, et de blâmer les autres de leurs propres échecs, Ewald Scharfenberg rappelait, dans un article paru il y a plusieurs mois, que « (...) le rapport que vient de publier la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL) sur la base des données de 2013 révèle une augmentation de la pauvreté au Venezuela qui implique un déboire pour le régime bolivarien. L’organe des Nations Unies montre que le Venezuela est le pays avec les pires résultats dans une région caractérisée par la stagnation de la croissance économique et par conséquent de l’amélioration sociale. Ce rapport assène un coup au discours du régime bolivarien qui, au cours des Administrations de Hugo Chávez (1999-2013) et de Nicolás Maduro (depuis avril 2013), a légitimé son action politique en invoquant constamment ses succès – supposés ou réels – dans le combat contre l’exclusion et la pauvreté » 10.
De nombreux observateurs pointent la corruption, le détournement de fonds publics et la mauvaise gestion des deniers comme sources principales des déboires vénézuéliens. Il faut dire que le climat de suspicion a de quoi être alimenté. Une première étude du 8 septembre 2014, menée par des économistes du parti de gauche Marea Socialista, pourtant proche du parti de Nicolás Maduro (PSUV), et basée sur les données des comptes de l’entreprise publique pétrolière PDVSA, prouve que 259 milliards de dollars de revenus du pétrole ont été détournés sous diverses formes (spéculation financière, corruption, fuite des capitaux), entre 2004 et 2012.
Autre élément de poids : le Venezuela est, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies 11, une plaque tournante du narcotrafic. Dans un pays où les armes circulent librement (mais pas légalement), cela explique aussi les vagues de violence.

La révolte du peuple vénézuélien

En dépit de cette réalité invraisemblable, la population continue de lutter pacifiquement. En témoignent les nombreuses manifestations contre le gouvernement de 2013 et 2014 à Caracas, initiées principalement par les mouvements étudiants. Ces manifestations ont été durement réprimées et ont fait plus de 40 morts ainsi que de nombreux prisonniers politiques dont Leopoldo López, l’une des principales figures de proue de l’opposition 12. À ce sujet, le rapport 2015 d’Amnesty International fait part de violations graves des droits de l’Homme, notamment des atteintes à la liberté d´expression, aux droits des prisonniers politiques, de répressions brutales et de tortures lors de ces manifestations 13.
Face à cette situation, la population a manifesté son désir de changement dans les urnes le 6 décembre 2015, lors de l’élection de nouveaux représentants pour le pouvoir législatif. Les 119 députés élus ont donné, pour la première fois en 15 ans, la majorité absolue à l’opposition (MUD). Le peuple vénézuélien a ainsi envoyé un message clair au gouvernement. Une grande majorité de la population estime que celui-ci n’a pas été en mesure de relever les défis colossaux auxquels le pays fait face ; elle ne fait plus confiance à ce pouvoir, qu’elle qualifie d’hégémonique, pour sortir le pays du bourbier dans lequel il se trouve.

Pour certains milieux de gauche, le résultat de cette élection est en fait un « vote sanction » contre l’Administration en place ; le gouvernement, lui, accuse la prétendue «guerre économique» menée par la droite associée à l’ « Empire » 14 (États-Unis). L’opposition, elle, dénonce l’échec du modèle économique. Et œuvre démocratiquement à un changement politique avec la sortie du président Maduro. La Constitution prévoit en effet la possibilité de révoquer le président par référendum. Le 26 avril, la justice a autorisé la première étape de la procédure.
Les tensions politiques sont donc très présentes et le risque de paralysie bien réel. En effet, depuis les dernières élections, le Parlement a pris des décisions que l’exécutif a refusé d’appliquer. Par ce biais, le gouvernement de Maduro cherche à limiter, voire à empêcher l’exercice des fonctions constitutionnelles de la nouvelle Assemblée nationale. C’est ainsi que l’Assemblée nationale sortante, à majorité chaviste, siégeant en session extraordinaire, a élu treize nouveaux magistrats et vingt et un nouveaux suppléants pour siéger au sein du Tribunal suprême de Justice (TSJ) pour un mandat de douze ans. Cette élection a été contestée par l’opposition selon laquelle les nouveaux magistrats n’auraient pas été désignés conformément à la réglementation établie à cet effet. Par la suite, le PSUV a contesté, le 29 décembre dernier, l’élection de huit députés de l’opposition dans six circonscriptions, et a déposé une plainte – qui a été acceptée – auprès du nouveau TSJ. Pour sa part, l’opposition poursuit ce dernier devant l’Union interparlementaire 15. Celle-ci a nommé une commission qui devrait se rendre au Venezuela pour analyser la situation.
Autre exemple de cette lutte de pouvoirs : la nouvelle Assemblée nationale a refusé, à la mi-février, de reconnaître la prolongation de « l’état d’urgence économique » 16, décrété par l’exécutif le 15 janvier 2016 pour soixante jours. L’opposition ainsi que les syndicats et les milieux d’affaires craignaient que cette prolongation ne menace davantage la propriété et l’entreprise privée, détruise définitivement le pouvoir d’achat et nuise à l’emploi. « Comment peut-on voter pour un décret quand le gouvernement n’a même pas fourni les informations qui pourraient éventuellement parler en sa faveur ? Ce serait totalement irresponsable de la part de l’Assemblée nationale d’approuver un décret de cette magnitude (...), à l’aveugle, sans aucune information », a ainsi déclaré le président de l’Assemblée nationale, Henry Ramos Allup (MUD). Pour l’opposition, le nœud du problème est le modèle actuel et ce décret n’apporte guère de solutions.
Dans ce jeu de ping-pong entre le gouvernement et l’Assemblée nationale, la population vénézuélienne est prise en otage et voit sa situation socio-économique et sanitaire se dégrader de jour en jour.

Quel avenir pour le pays ?

Le chavisme aura eu le mérite de donner un visage, la parole et le pouvoir à une partie de la population qui était souvent ignorée auparavant, mais c’est aussi un échec à bien des égards (insécurité, pénuries, inflation galopante...). Espérons également que le vote du 6 décembre marquera la fin des modèles « caudillistes » 17, populistes et hégémoniques. L’Assemblée nationale pourrait désormais se muer en porte-parole des revendications d’une partie importante de la population. Il n’en reste pas moins que sa capacité de changement reste inconnue et que le Venezuela s’apprête vraisemblablement à connaître des heures difficiles si le gouvernement de Maduro continue à refuser de collaborer avec elle.
Bien qu’elle soit encore polarisée, une majorité de la société vénézuélienne est à la fois fatiguée des discours de haine et désireuse d’engager un dialogue constructif. La reconstruction passe par le travail collectif, pour le bien-être commun. Les jeunes, dans un pays dont l’âge moyen est de 26 ans, sont aussi un motif d’espoir. Une jeunesse qui n’a pas renoncé aux espaces de liberté et qui se bat pour défendre ses droits. Le peuple vénézuélien veut croire qu’un autre pays est possible ; un pays qui ne laisserait pas de place à la violence, à l’injustice et à la corruption, mais qui serait basé sur les principes de la démocratie et de la justice sociale. #

Credit photo Wilfredo Rodriguez


1. Arturo Uslar Pietri est né à Caracas le 16 mai 1906 et y est mort le 26 février 2001. Romancier, nouvelliste, dramaturge, essayiste, poète et intellectuel vénézuélien, il compte parmi les écrivains les plus éminents du XXe siècle.
2. Voir, par exemple : « Crise économique. Le Venezuela en alerte alimentaire », Courrier international, 12 février 2016 ; « Pénurie au Venezuela : faire la queue devant les magasins devient un métier », rtbf.be, 15 janvier 2015 ; « Water Shortage Cripples Venezuela », Wall Street Journal,
3 avril 2016.
3. Voir : http://www.unesco.org/most/guic/guicvenmain.htm
4. Voir : https://www.amnesty.org/en/countries/americas/venezuela/report-venezuela/
5. Du nom de la doctrine politique inspirée par Hugo Chávez, président du Venezuela de 1999 à 2013. Depuis lors, c’est l’un de ses disciples (Nicolás Maduro) qui est président.
6. Voir : http://ovv.dev-app.biz/category/informes/
7. Le MUD (Bureau d’Union démocratique, en français) regroupe actuellement plus de 30 partis d’opposition au PSUV. Il est composé de partis de toutes tendances politiques.
8. L’État a appliqué un contrôle des prix sur les produits qu’il subsidie.
9. Nom qui leur a été donné en hommage à Simon Bolivar.
10. Ewald Scharfenberg, « Venezuela : retomber dans la pauvreté », http:// www.cetri.be/Venezuela-Retomber-dans-la?lang=fr
11. Voir : http://www.ofdt.fr
12. À l’heure actuelle, il est toujours en prison et sa libération est une des premières choses que la nouvelle Assemblée nationale a tenté d’obtenir (armistice des prisonniers politiques), sans succès jusqu’à présent.
13. Ewald Scharfenberg, loc. cit.
14. C’est le terme même utilisé par le gouvernement de Maduro.
15. L’Union interparlementaire (IPU, en anglais) est l’organisation mondiale des Parlements des États souverains. Créée en 1889, elle est la plus ancienne des institutions internationales à caractère politique.
16. Le décret instituant cet état d’urgence prévoit notamment le recours par le gouvernement aux moyens des entreprises privées (saisie des moyens de transport ou de distribution) pour « garantir l’accès » aux aliments, médicaments et biens de première nécessité et le contrôle des changes.
17. Phénomène social et politique, le caudillisme s’est développé en Amérique latine au cours du XIXe siècle. Les « caudillos » accédaient au pouvoir grâce à leur charisme et des procédures informelles. Les gens voyaient
le « caudillo » comme un homme hors du commun, capable de représenter et de défendre les intérêts de l’ensemble la communauté. Beaucoup d’entre eux étaient des démagogues et manipulaient la population. Dans certains cas, le caudillisme a dérivé vers des dictatures accompagnées de dures répressions envers leurs opposants.