Jacques Delors copyright Parti socialiste

 

Au niveau international, européen ou national, partout, le constat s’impose : la survie d’un dialogue social produisant des accords de qualité est menacée. Dans de nombreux États européens, il y a assurément un manque de volonté politique d’en faire un outil de démocratie politique, économique et sociale. Dans ce contexte, quel est son avenir ? Focus sur un processus en danger.



L’ objectif du dialogue social 1 européen est d’améliorer la gouvernance européenne à travers la participation des partenaires sociaux à la prise de décisions et au processus de mise en œuvre. Celui-ci est d’ailleurs décrit dans toutes les sources européennes officielles comme étant un élément fondamental du modèle social européen. En effet, en vertu de l’article 151 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), la promotion du dialogue entre les employeurs et les travailleurs est devenue un objectif commun de l’Union européenne (UE) et de ses États membres. De cette manière, les partenaires sociaux sont théoriquement en mesure de contribuer activement à la définition de la politique sociale européenne. Mais bien que la Commission européenne (CE) – et certains États membres – ne manquent pas de faire un vibrant appel au dialogue social pour accompagner les politiques en marche au nom de la stratégie UE2020, la réalité est en fait tout autre.

Attention, danger

Le dialogue social peut sans doute être amené à prendre de nouvelles formes, car le monde du travail est lui-même en pleine mutation (mondialisation de l’économie, impact important des technologies de l’information et de la communication, montée de l’individualisme, focus exclusif des entreprises sur le rendement du capital, etc.). Toutefois, dans certains des pays de l’UE (dont le nôtre), des compromis ont pu être négociés entre travailleurs et employeurs en dépit de ces évolutions, tout en respectant les droits des travailleurs et les intérêts des entreprises. Dialogue social et changement ne sont donc pas en opposition si l’on accepte de prendre ses responsabilités des deux côtés de la table de négociation.
Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui des attaques récurrentes ont lieu contre le respect de la liberté syndicale et, à travers elle, contre les mouvements de travailleurs2.   Une étude récente de la Confédération européenne des syndicats (CES) illustre ce constat. Celle-ci démontre en effet que le taux de mise en œuvre des accords « autonomes » issus du dialogue social européen est non seulement en constant affaiblissement, mais qu’en outre, le
contenu des accords signés a peu d’impacts concrets sur les droits des travailleurs au sein des 28 États membres de l’UE.

Un petit rappel historique

Dans un discours prononcé le 28 mars 2012, à Bruxelles, Jacques Delors mentionnait, en toute modestie, ce que le dialogue social européen lui devait. Il précisait qu’en 1985, ce dialogue avait été mis en place avec, chez les acteurs concernés, des motivations différentes : « On sentait bien qu’au patronat, on souhaitait surtout moderniser le fonctionnement du marché du travail et les politiques de l’emploi (...) et chez les travailleurs et leurs représentants, la volonté de conquérir le droit à la négociation au niveau européen, à tout le moins à la concertation et à la consultation ». Mais malgré ces divergences, Jacques Delors rappelait que ces interlocuteurs avaient alors une préoccupation commune : la relance de l’Europe 3.
On distingue classiquement trois étapes dans la courte histoire du dialogue social européen :
  • une première période allant de 1985 à 1991, caractérisée par des activités bipartites (employeurs/syndicats) qui ont abouti à l’adoption de résolutions, déclarations et d’avis communs, sans force contraignante.
  • une seconde période fort importante entre 1992 et 1999. Celle-ci débuta par la signature, le 31 octobre 1991, de l’accord entre les partenaires sociaux, qui a ensuite été intégré au protocole sur la politique sociale et annexé au traité de Maastricht en 1991. Grâce à ce dernier, les conventions négociées par les partenaires sociaux européens pourront alors, si ceux-ci en expriment le souhait, avoir un effet juridique contraignant par le biais d’une décision du Conseil européen.
  • une troisième période a débuté en décembre 2001, lorsque les partenaires sociaux européens ont présenté une « contribution commune » au Conseil européen de Laeken. Conformément à l’accord de 1991, cette dernière phase est caractérisée par l’accroissement du degré d’indépendance et d’autonomie du dialogue social. Mentionnons, en outre, le sommet de Genval du 22 novembre 2002 à l’issue duquel les partenaires sociaux vont adopter leur premier programme de travail pluriannuel conjoint pour la période 2003-2005 4.

En 1985, les partenaires sociaux avaient une préoccupation commune : la relance de l'Europe

Sur base de l’autonomie qu’ils ont acquise, les partenaires sociaux européens sont parvenus à s’entendre sur différents accords-cadres : le télétravail (2002), le stress (2004), le harcèlement et la violence au travail (2007) et un autre sur des marchés du travail inclusifs (2010). Les trois premiers accords mentionnés ont été le fruit d’une réappropriation du dialogue social à travers la recherche de plus d’autonomie 5. Soulignons toutefois que la mise en œuvre de ces accords a été laborieuse, car tout l’arsenal logistique (traduction, appropriation des concepts, échange de bonnes pratiques...) dont dispose la CE pour transformer un accord en directive du Conseil, a été absent dans ce processus strictement bipartite 6.

Dans certains États membres, il n'y a pas de volonté de mettre en place les espaces permettant le dialogue social.

Désormais, ces outils sont enfin mis à disposition.À ce stade, une question s’impose : l’autonomie demandée par les partenaires sociaux a-t-elle été guidée par le constat que la CE, dans le cadre de sa politique sociale, ne proposait plus de mesures législatives à la fin des années 90 ? Si les dates concordent (il n’y a en effet plus eu de projet législatif proposé aux partenaires sociaux après 1999, date de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée 7), la réponse n’est pas aussi simple.
En réalité, dès l’époque du sommet de Laeken, la CES a montré sa volonté inébranlable de progresser sur le chemin d’un vrai dialogue bipartite autonome, produisant des accords ayant un impact direct sur les acteurs nationaux du dialogue social des États membres. Mais l’élargissement de l’UE va brouiller les cartes puisque de nouveaux États membres ayant une culture du dialogue totalement différente et pour qui tout était à construire vont alors entrer en scène 8.

Les stigmates de l’élargissement

Aujourd’hui, le dialogue social est en danger dans certains États membres où il n’y a pas de volonté de mettre en place les niveaux (interprofessionnels, sectoriels...) et les espaces de discussion où ce dialogue peut être efficace. Dans ces pays, la confiance interpersonnelle n’existe pas entre acteurs syndicaux et patronaux 9. Dès lors, le dialogue social interprofessionnel n’existe pas vraiment sous la forme d’un dialogue avec des échanges et la possibilité de présenter des alternatives au gouvernement. Tout au plus, celui-ci leur fournit des informations, mais il ne les consulte pas.
En outre, le dialogue social sectoriel y est souvent absent. C’est hautement préjudiciable, car ce niveau de négociation est par excellence celui où se négocient des accords sur les conditions de travail et de rémunération dans une perspective gagnant-gagnant à la fois pour les entreprises et les travailleurs. Dans les nouveaux États membres, c’est au contraire au niveau des entreprises que se déroule la négociation collective. En agissant de la sorte, on compromet non seulement la création d’un socle de conditions de travail solidaires pour la plus grande part des travailleurs faisant le même travail, mais on permet aussi l’émergence de nouveaux acteurs dont la représentativité est de facto très limitée !
La Commission européenne est consciente de cette tendance, mais ne prend aucune décision politique pour la contrecarrer. Parfois même, elle l’encourage. Or il faut être conséquent : on ne peut pas espérer voir émerger des partenaires sociaux forts et créatifs (appelés à œuvrer ensemble pour combattre la crise avec la flexibilité et le réalisme voulus) tout en s’abstenant de contrôler la bonne volonté d’un État membre à mettre en place les structures dans lesquelles le dialogue social va devoir (et pouvoir) s’exercer.

Un meilleur encadrement

La Commission européenne organise avec les partenaires sociaux européens interprofessionnels le monitoring de la mise en œuvre des accords dits volontaires 10. Mais ce monitoring, qui reste assez passif à ce stade, ne manque pas d’interpeller. En effet, l’instance européenne ne semble nullement s’inquiéter du déficit croissant de transpositions des produits issus du dialogue social européen. Rappelons pourtant que ce déficit est contraire aux objectifs du traité. Pire encore, la Commission ne prend aucune mesure pour pousser au respect du dialogue social tant sectoriel qu’intersectoriel. Au contraire, elle semble même vouloir en réduire la voilure.

Le Confédération européenne des syndicats s'inquiète du peu d'impact qu'ont des accords issus du dialogue social européen sur les droits des travailleurs.

Il faut ici se rappeler que la diversité des agendas soulignée par Jacques Delors en 1985 n’a pas empêché le développement du dialogue social au niveau européen. D’ailleurs, à l’heure actuelle, les partenaires sociaux européens se parlent et travaillent ensemble, même si leurs agendas sont de nature différente. Reste que, malmené par des vents contraires, le dialogue social européen est aujourd’hui à un tournant de son histoire. Vu le contexte politique et économique, les objectifs initiaux des organisations représentatives des employeurs et des travailleurs européens tendent à se démarquer davantage. Ainsi, du côté des employeurs, on ne veut pas, par principe, de textes un tant soit peu contraignants. Cette posture est d’autant plus facilement tenable que les gouvernements européens sont majoritairement conservateurs ou libéraux. Du côté des syndicats par contre, on tente à tout prix d’assurer la promotion des droits des travailleurs par des lois dans une conjoncture de recul social évident.
Dans ce contexte, il faut un geste politique fort de l’Europe qui consisterait en la mise en place d’un cadre législatif européen. Celui-ci devrait s’imposer dans tous les États membres et structurer l’architecture du dialogue social, depuis le niveau européen jusqu’à celui des États membres. #

Andrée Debrulle est conseillère au service d’études de la CSC

Crédit photo : Parti socialiste


1. Même s’il est malmené, le concept de dialogue social est bel et bien inscrit dans des textes juridiques au niveau mondial, régional ou national, comme en Belgique avec, notamment, la loi du 5 décembre 1968. À l’échelle internationale, on peut épingler la convention 98 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le droit d’organisation et de négociation collective, la convention 151 sur les relations de travail dans la fonction publique, ou encore la convention154 sur la négociation collective. Cette dernière convention la définit concrètement et demande qu’elle soit encouragée dans toutes les branches de l’activité économique, y compris dans la fonction publique. Au niveau « européen », les références sont multiples, mais une attention particulière doit être portée au Traité de fonctionnement de l’UE (TFUE) en ses articles 151 à 156.
2. Cette tendance permet de comprendre la crise à laquelle est aujourd’hui confronté le mécanisme de contrôle des normes de l’OIT dès qu’il s’agit de discuter de l’existence d’un droit de grève.
3. cf. http://www.notre-europe.eu/011-704-Le-dialogue-social-europeen.html
4. Ce programme a été suivi par plusieurs autres entre 2006 et 2014. En ce début 2015, les partenaires sociaux s’attellent à formuler un programme pour 2015-2017. Avec le recul, on peut dire que ces programmes de travail pluriannuel s’apparentent à des accords interprofessionnels européens.
5. La mise en œuvre du quatrième accord, celui relatif aux marchés du travail inclusifs, a été rendue particulièrement complexe pour deux raisons : d’une part, son écriture ouvre trop de pistes d’actions pour que l’accord soit réellement efficace et gérable sur le terrain. D’autre part, cet accord sollicite une trop grande quantité d’acteurs de trop de niveaux différents (États, collectivités, secteur associatif), ce qui compromet sa mise en œuvre effective.
6. Employeurs/syndicats.
7. Voir la Directive 99/70/CE.
8. Il s’agit des pays baltes et ceux de l’est de l’Europe au sein desquels la relation patronat/syndicat était toute autre que dans les pays d’Europe de l’Ouest.
9. A fortiori dans un contexte où certains syndicats perdent des membres et où certains employeurs ne sont pas utilement organisés.
10. Tout en rappelant à l’occasion que volontaire ne veut pas dire facultatif...