15743311480 eda221ca8d zEn 2015, la stratégie européenne pour l’emploi (SEE) fête ses 18 ans. L’occasion d’analyser l’évolution historique de ce processus alors que, de son côté, la Commission européenne a lancé une enquête publique pour que chaque citoyen puisse se prononcer sur la dernière stratégie en date (UE2020). Force est de constater qu’au fil du temps, les objectifs sociaux initiaux ont été délaissés pour privilégier une adéquation entre politiques de l’emploi et politiques économiques menées par l’Union européenne. Avec succès ?  

De Stratégie dite de Luxembourg (en 1997), la stratégie européenne pour l’emploi est devenue Stratégie de Lisbonne (en 2000), pour adopter le vocable de Stratégie Europe 2020 (UE2020) en plein cœur de la crise (mars 2010). À l’époque, le président de la Commission européenne (CE), José Manuel Barroso, déclare que : « 2010 doit marquer le début d’une nouvelle ère, au cours de laquelle [il] souhaite voir l’Europe sortir renforcée de la crise économique et financière » 1.
Aujourd’hui, il est temps pour la CE de poser les jalons d’une future stratégie au-delà de 2020. Une enquête publique a été lancée pour que chaque citoyen puisse s’exprimer et évaluer cette stratégie. Ce processus devrait déboucher, à terme, sur une Communication de la CE. Sera-t-il déjà possible de poser les jalons d’une nouvelle stratégie couvrant 2020-2030 ? Les crises (financière d’abord, et économique ensuite) qui ont affecté l’Europe depuis 2008, la suprématie politique de la « gouvernance économique » et de ses déclinaisons ultérieures, la crise de l’euro et, actuellement, l’importance du chômage persistant dans l’UE brouillent les cartes, d’autant que les objectifs de la Stratégie UE2020 ne sont pas rencontrés. Décryptage.

Évolution historique

La SEE n’est pas qu’un slogan, c’est aussi une « mécanique » qui trouve son ancrage dans l’article 128 du Traité d’Amsterdam. Ce dernier donnait pour objectif à l’Union « un niveau élevé d’emploi » et, pour y parvenir, prévoyait une meilleure coordination entre les politiques nationales de lutte contre le chômage. Les chefs d’État et de gouvernement affirmaient alors que la politique de l’emploi était une « question d’intérêt commun » 2. La politique sociale (notamment la réglementation du travail et la lutte contre l’exclusion) devint une politique communautaire.
C’est dans la ville de Luxembourg, en 1997, bien avant l’entrée en vigueur du Traité d’Amsterdam (1999), que « les États membres vont définir les éléments procéduraux de la stratégie européenne pour l’emploi et adopter les premières lignes directrices en matière d’emploi » 3. L’accent est mis sur : l’aptitude à l’emploi, l’esprit d’entreprise, l’adaptabilité et l’égalité des chances. Ces lignes directrices visent clairement à lutter contre le haut taux de chômage sévissant au milieu des années 90 4. L’horizon fixé est 2010 avec un taux d’emploi global dans l’Union de 70 % de la population active, et un taux de plus de 60 % pour les femmes.
Par la suite, la Stratégie de Lisbonne (2000) s’articulera, quant à elle, autour de deux piliers considérés comme égaux en importance et sans articulation hiérarchique : compétitivité de l’économie et emploi ET cohésion sociale. En 2001, on va y ajouter un troisième pilier dit de développement durable, car les politiques européennes en matière sociale et économique ne peuvent empiéter sur les générations futures.
Une révision à mi-parcours aura lieu en 2005. Le ralentissement de l’économie et la persistance du chômage ne semblent pas permettre d’atteindre les objectifs fixés. La SEE est alors réorientée vers une coordination de la politique de l’emploi avec les politiques macroéconomiques et microéconomiques de l’Union. Tout est recentré sur la croissance économique.
La Commission publiera dans la foulée un plan d’action appelé « Programme communautaire de Lisbonne », dont les fondements sont doubles. En effet, d’une part, la conception et la mise en œuvre de politiques macroéconomiques, microéconomiques et pour l’emploi incomberont essentiellement aux États membres et seront définies dans des programmes de réforme nationaux (PRN). D’autre part, la Communauté européenne 5 apportera sa contribution aux travaux d’ensemble de la politique économique et de l’emploi en menant à bien la réalisation du marché intérieur et en exécutant des politiques et des activités communes qui soutiennent et complètent les politiques nationales.
Les syndicats ont dénoncé ce glissement prévisible de la logique d’emploi de qualité vers celle de l’économique désincarné. L’emploi est désormais (exclusivement) au service de l’augmentation du potentiel de croissance économique de l’Union.

La Stratégie UE2020

Approuvée en mars 2010, cette stratégie ne présente pas, sur le plan des priorités et des objectifs, de grande révolution par rapport à la situation qui prévalait jusqu’alors. La gouvernance économique est surtout visée et elle sera renforcée « pour obtenir des résultats ». Trois priorités se dégagent :
–     une croissance intelligente : développer une économie fondée sur la connaissance et l’innovation ;
–     une croissance durable : promouvoir une économie plus efficace dans l’utilisation des ressources, plus verte et plus compétitive ;
–     une croissance inclusive : encourager une économie à fort taux d’emploi favorisant la cohésion sociale et territoriale.
Et les objectifs de cette stratégie seront les suivants :
–    75 % de la population âgée de 20 à 64 ans devrait avoir un emploi ;
–    3 % du PIB de l’UE devrait être investi dans la recherche et le développement (R&D) ;
–    les objectifs « 20/20/20 » en matière de climat et d’énergie devraient être atteints (y compris le fait de porter à 30 % la réduction des émissions si les conditions adéquates sont remplies) ;
–    le taux d’abandon scolaire devrait être ramené à moins de 10 %, et au moins 40 % des jeunes générations devraient obtenir un diplôme de l’enseignement supérieur ;
–     il conviendrait de réduire de 20 millions le nombre de personnes menacées par la pauvreté.
Après avoir été formulés par l’UE, ceux-ci doivent être transposés en trajectoires et en objectifs nationaux représentatifs des trois priorités. Il y a donc une dimension spécifique destinée, a priori, à mieux coller aux spécificités des pays membres de l’UE.
La Stratégie UE2020 repose sur une approche thématique combinant priorités et grands objectifs ainsi que la réalisation d’un suivi par pays. Du coup, le schéma devient le suivant : des lignes directrices intégrées sont adoptées au niveau de l’UE pour couvrir la portée des priorités et des objectifs fixés, tandis que des recommandations spécifiques par pays (CSR) seront adressées aux États membres qui devront s’attendre à d’éventuels avertissements politiques en cas de réponse inadéquate.
Précisons que certaines exigences vont se sur exposer à la Stratégie UE2020 et en compliquer (voire pervertir) la lecture 6. Il s’agit primo du Pacte de stabilité et de croissance 7. Secundo, deux autres logiques se superposent également sur le même calendrier : c’est, d’une part, de la lutte contre les déséquilibres macroéconomiques, qui place les économies des États membres sous surveillance, en vue de détecter l’apparition de tels déséquilibres (bulles immobilières, augmentation des déficits ou des excédents de balance courante, perte de compétitivité, etc.). Et, d’autre part, le « Pacte pour l’euro plus » par lequel les pays de la zone euro ont convenu d’un programme complémentaire de réformes qui reflète leur plus grande interdépendance 8. Le calendrier annuel déjà serré devient dès lors de plus en plus complexe et est davantage dominé par le volet économique et par les mesures d’austérité 9.
Suivant la même logique temporelle, la CE a publié, en mars dernier, un document sur l’état des lieux de la Stratégie UE2020. Elle y annonce la couleur en notant d’emblée qu’il serait illusoire de vouloir revenir au modèle de croissance de la décennie passée. L’European Trade Union Institute (ETUI) a compilé les résultats obtenus par cette stratégie dans le tableau ci-contre.

Scepticisme général

La CE, quant à elle, annonce que le taux de chômage s’est envolé en Europe depuis le début de la crise passant de 7,1 % en 2008 à 10,9 % en 2013. Elle envisage un taux de 10,4 % en 2015. Le chômage de longue durée est passé de 2,6 % à 4,7 % entre 2008 et 2012. La CE pointe, en conséquence, la crainte d’un chômage structurel mettant à mal le tissu politique et social vu l’accroissement de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Et, à nouveau, elle souligne les défis du vieillissement de la population européenne, avec, par exemple, un doublement de la population âgée de plus de 65 ans entre 1990 et 2050. Elle met également en évidence les inégalités dans la répartition des revenus au sein de l’UE : en moyenne, les 20 % de revenus les plus élevés ont gagné 5,1 fois plus que les 20 % de revenus les plus bas en 2012 ; ce ratio variant fortement d’un pays de l’UE à l’autre, allant de 3,4 en Slovénie et 3,5 en République tchèque à plus de 6,0 en Grèce, en Roumanie, en Lettonie et en Bulgarie, et culminant à 7,2 en Espagne. Quant aux taux d’emploi, la CE note qu’il serait nécessaire d’augmenter de près de 16 millions le nombre d’hommes et de femmes ayant un emploi pour atteindre l’objectif de 75 % !

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Les politiques actives du marché du travail, associées aux stratégies d’apprentissage tout au long de la vie et d’intégration globales sont, en outre, considérées comme essentielles. Enfin, pour ce qui concerne le fait de sortir au moins 20 % de personnes du risque de pauvreté et d’exclusion sociale, la CE avoue elle-même que « rien ne permet de penser que l’Union remédiera rapidement à ce problème vu que le nombre de personnes menacées de pauvreté pourrait rester proche des 100 millions en 2020. La situation s’est particulièrement aggravée dans certains États membres en raison de l’augmentation des cas de privation matérielle aiguë et de la proportion des ménages sans emploi ». Et la Commission d’ajouter que la crise a démontré la « nécessité des systèmes de protection sociale efficaces ».
Si la Communication de la CE pointe très ouvertement le fait que les objectifs sont loin d’être atteints en matière d’emploi, de recherche et développement ou de réduction de la pauvreté, elle défend malgré tout « la mécanique » qui est derrière la Stratégie UE2020. Les « remèdes » qu’elle propose ressemblent donc à des vœux pieux. Le risque de vouloir continuer les politiques d’austérité est grand derrière les conclusions de ce document.
La consultation de la CE s’est clôturée le 31 octobre dernier, et les résultats sont attendus pour janvier 2015. Mais, depuis lors, une nouvelle Commission et un nouveau Parlement ont été installés : ceci peut-il changer la donne politique ? On l’espère !

Une autre Europe

Indéniablement, il faudrait rouvrir le débat sur le modèle social européen, mais dans la bonne direction (c’est-à-dire celle qui prévalait en 1997 et en 2001), sous peine d’alimenter l’euroscepticisme des travailleurs, des allocataires sociaux et de ceux qui sont restés au bord du chemin.
Par ailleurs, des questions aussi importantes que la finalité du dialogue social européen et, au sein des États membres, d’un revenu minimum européen ou d’une assurance chômage européenne doivent être analysées sérieusement (notamment sur le plan de la faisabilité juridique). La question de la transparence démocratique de l’UE doit également être posée. Celle de la pauvreté doit être abordée à travers la question de l’accès au travail, de la formation (en ce compris l’éducation et les formes d’alternance).
Pour atteindre les objectifs fixés, des outils existent, notamment au niveau du dialogue social européen interprofessionnel, qu’il faut valoriser. La qualité du travail doit redevenir une donnée clé dans tout le questionnement sur l’accès à l’emploi, le vieillissement actif, la santé et la sécurité au travail et la consultation et l’information des travailleurs. Seuls ces débats pourront redonner confiance aux citoyens européens. #

> Andrée DEBRULLE est Conseillère au service d’études de la CSC 

Crédit photographique : European Space Agency


1. Source : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri= COM:2010:2020:FIN:FR:PDF
2. Christophe Degryse, Dictionnaire de l’Union européenne, 3e  édition, Bruxelles, Editions De Boeck, page 890.
3. Idem.
4. La méthode utilisée pour suivre les objectifs est dite « méthode ouverte de coordination» (MOC, institutionnalisée dans l’article 148 du TFUE) à partir du Conseil européen de mars 2000, à Lisbonne, où sont redéfinis les objectifs de la SEE de 1997, en les assortissant de chiffres. C’est une méthode non contraignante, peut-être parce que, déjà à cette époque, il a fallu renoncer aux rêves d’une harmonisation - vers le haut et contraignante - des conditions de travail. C’est cependant une méthode basée sur une pédagogie stratégique de convergence vers un objectif communément admis.
5. Pour rappel, à l’époque, la Communauté européenne existe encore. Ce n’est que lors de l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne (le 1er décembre 2009) que sa personnalité juridique sera transférée à l’Union européenne (NDLR).
6. Au niveau des institutions : le Conseil européen est le point de référence, la CE suit les progrès dans la réalisation des objectifs, et fait  les propositions nécessaires pour orienter l’action et faire avancer les initiatives phares de l’UE, tandis que le Parlement européen est vu comme constituant une « force motrice » capable de mobiliser les citoyens et d’agir en tant que co- législateur sur les grandes initiatives.
7. Le Pacte de stabilité et de croissance comprend deux volets : le volet préventif, d’une part, demande aux États membres de présenter, en même temps que leur programme national de réforme, un programme annuel de stabilité (pour les pays de la zone euro) ou de convergence (pour les autres pays de l’UE). Dans ces programmes de stabilité ou de convergence, les États membres décrivent par quels moyens ils entendent maintenir des finances publiques saines à moyen terme. La Commission peut alors faire des recommandations (en juin, dans le cadre du semestre européen), ou, si elle constate un risque de déficit excessif, proposer au Conseil d’adresser un avertissement précoce à l’État membre concerné. Le volet correctif du pacte régit, d’autre part, la procédure concernant les déficits excessifs (PDE). Si le déficit budgétaire d’un État membre dépasse le seuil de 3 % inscrit dans le traité, le Conseil émet des recommandations sur les mesures à prendre pour remédier au problème. Les États membres qui ne respectent pas ces recommandations s’exposent à des sanctions.
8. Ce pacte est axé sur quatre priorités : la compétitivité, l’emploi, la viabilité des finances publiques et le renforcement de la stabilité financière.
9. Voir : http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-13-318_fr.htm