Se rendre moins souvent chez le médecin que son voisin peut être considéré dans notre société comme une attitude normale : tout le monde n’a pas les mêmes besoins. Toutefois, lorsque le comportement d’un groupe en particulier diffère systématiquement de celui des autres individus de la société, c’est a priori le signe d’inégalités d’accès à la santé. Ces inégalités sont souvent liées au statut socioéconomique des personnes. Plus on descend le long de l’échelle sociale, plus les indicateurs de santé se dégradent 1.
La Belgique fait-elle exception à ce constat ? Pour le savoir, il faut analyser et essayer de comprendre ce qui se passe dans les groupes plus économiquement vulnérables. Les études évoquées dans cet article se concentrent sur deux groupes spécifiques : les bénéficiaires du Revenu d’intégration sociale (RIS) et les bénéficiaires de la Garantie de revenus aux personnes âgées (Grapa).
Les personnes qui en bénéficient sont des personnes qui n’ont pas accès à un niveau de revenus leur permettant de vivre « conformément à la dignité humaine », et qui ne peuvent obtenir ces moyens via un quelconque droit à la sécurité sociale. Leur dernier filet de sécurité est fourni par le CPAS au travers du Revenu d’intégration sociale ou de la Garantie de revenus aux personnes âgées. Pour savoir si ces publics font face à des inégalités, notre étude a utilisé des indicateurs de consommation de soins qui ont été comparés à la situation de groupes équivalents (mêmes caractéristiques d’âge, de genre et de lieu de vie, mais autres sources de revenus) 2.
Quels résultats ?
Pour les bénéficiaires du RIS
Dans les faits, les bénéficiaires du RIS ont tendance à avoir une consommation de soins de santé plus problématique. Que ce soit au niveau de ses contacts avec la « première ligne » ou dans les autres domaines, le public cible semble éprouver des difficultés à bien gérer sa santé.
Se rendre régulièrement chez un généraliste, être inscrit en maison médicale ou avoir un Dossier médical global (DMG) permet un meilleur suivi de l’état de santé des patients ainsi qu’une détection précoce des problèmes de santé. Or, les bénéficiaires du RIS sont moins souvent en contact avec un généraliste et ont moins fréquemment un DMG. Par contre, les maisons médicales ont plus de succès auprès de ce public.
Pour éviter certaines pathologies, les autorités belges font la promotion de dispositifs de prévention : soins préventifs dentaires, dépistage du cancer du sein et dépistage du cancer du col de l’utérus. Cependant, malgré des taux de remboursement favorables, la situation dans ces trois domaines est catastrophique pour les bénéficiaires du RIS.
Par ailleurs, alors que le recours à l’hôpital est souvent synonyme de soins plus exceptionnels et plus lourds, les bénéficiaires du RIS ont pourtant 1,6 fois plus de chances que la population de contrôle de se rendre aux urgences. Ils sont également plus nombreux à séjourner à l’hôpital général ou psychiatrique et ils sont un peu plus fréquemment hospitalisés de jour.
Enfin, les chiffres confirment la relation connue entre revenus/activités et santé mentale : les bénéficiaires du RIS sont plus nombreux à avoir consommé des antidépresseurs.
Pour les bénéficiaires de la Grapa
Contrairement aux plus jeunes, les bénéficiaires de la Grapa vivent une situation tout à fait comparable à la population des personnes qui ont les mêmes caractéristiques d’âge, de sexe et de lieu de domicile qu’eux. Ils sont aussi souvent en contact avec un médecin généraliste. Ils ont un peu moins fréquemment un DMG, mais sont plus nombreux à être inscrits en maison médicale. Les femmes visées par les dépistages structurels pour le cancer du sein sont dépistées aussi souvent dans les deux groupes. La situation des soins dentaires préventifs est déplorable, mais explicable vu l’âge des personnes concernées. La consommation des autres types de soins dentaires ne diverge pas d’un groupe à l’autre.
Les situations vécues dans le milieu hospitalier sont aussi très similaires : 22 % des personnes ont été admises en hôpital général au moins une fois sur l’année. Les proportions d’admissions en hôpital psychiatrique sont très faibles, mais plus importantes parmi la population Grapa : 0,39 % d’entre eux ont été admis au moins une fois sur l’année. Les admissions aux urgences sont également comparables et les interventions en hôpital de jour sont au même niveau dans les deux groupes. 22 % des bénéficiaires de la Grapa ont consommé des antidépresseurs, c’est un peu plus que dans la population de leurs équivalents. La différence n’est pas énorme, mais va dans le même sens que les hospitalisations psychiatriques.
Pour finir, il est intéressant de jeter un œil au profil de « dépendance » de ces groupes. Tous types de forfaits confondus 3, 17 % des bénéficiaires de la Grapa ont reçu au moins un soin infirmier sur l’année et leurs correspondants sont 16 % à être dans le même cas. En outre, ils séjournent un peu plus fréquemment en maison de repos (13 % contre 11 % dans la population de contrôle). Notons, enfin, que leur durée moyenne de séjour en maison de repos sur l’année est un peu plus longue.
En termes de volumes globaux, les bénéficiaires du RIS ou de la Grapa dépensent en moyenne moins pour leurs tickets modérateurs (réduits puisque la plupart d’entre eux sont bénéficiaires de l’intervention majorée) et suppléments que leurs populations de contrôle. L’assurance soins de santé, quant à elle, intervient globalement nettement plus pour ces publics « plus vulnérables » (meilleur taux de remboursement et interventions dans le cadre du « Maximum à facturer »). Par contre, constat alarmant, ces dépenses sont réparties de manière moins égalitaire parmi les bénéficiaires du RIS et de la Grapa. Cela signifie donc que la majorité des coûts de santé est supportée par un nombre de personnes très restreint (ces personnes sont éventuellement aidées par les CPAS). Elles font face à des dépenses très importantes et cumulent souvent les maladies. À ce stade, s’enclenche souvent le cercle vicieux de la pauvreté qui rend malade et de la maladie qui rend pauvre.
Conclusions divergentes
Plusieurs éléments peuvent expliquer le fait que la consommation de soins des bénéficiaires du RIS soit différente de celle de leurs correspondants.
Les différentes manières de recourir au système de santé belge peuvent tout d’abord s’expliquer par une inégalité face à la santé. Certaines personnes naissent avec un meilleur « patrimoine santé » que d’autres. De plus, tout le monde n’est pas sensible aux maladies de la même façon. Les personnes plus précarisées pourraient disposer d’un « capital santé » moins bon que les personnes plus aisées.
À l’origine de nombreuses inégalités, les différences de moyens financiers entre les individus s’imposent néanmoins comme une des explications principales à une utilisation moindre ou exacerbée de certains soins. Ainsi, la barrière du coût peut justifier le fait que les bénéficiaires du RIS soient moins en contact avec un généraliste ou un spécialiste. Même si une consultation chez un généraliste est abordable, il faut pouvoir sortir le prix de la consultation de son portefeuille. Au-delà du prix de la consultation, il y a aussi les coûts attendus du traitement (médicaments, visite chez un (autre) spécialiste, examen complémentaire...).
Des inégalités d’accessibilité physique et géographique existent également. Ce sont des facteurs explicatifs de la « sous-consommation » de certains soins par des groupes plus isolés ou habitant dans des zones de vie plus précarisées. Les maisons médicales, les spécialistes, mais aussi les généralistes de garde, se trouvent principalement en ville et l’offre est relativement concentrée dans certains quartiers. Or, les coûts de transport sont souvent importants.
Il y a lieu d’épingler également les niveaux variables d’acceptabilité des soins. Une solution moins bien acceptée par un groupe signifiera une utilisation moindre de ce soin. Les antidépresseurs, par exemple, sont peut-être plus utilisés par les bénéficiaires du RIS parce que, pour ce groupe, c’est plus acceptable que d’aller voir un psychologue (« Le psy, c’est pour les fous ! »). Et puis, si les bénéficiaires du RIS sont plus souvent inscrits en maison médicale, la gratuité y est sans doute pour quelque chose. Cependant, les maisons médicales ont d’autres caractéristiques attractives : elles se situent dans le quartier de vie des personnes et s’y font connaître, elles organisent souvent des activités « extramédicales ». Cela permet une communication plus large de leurs activités et rend la visite chez le médecin moins lourde, moins stigmatisante.
Notre « capital santé » diffère à la naissance ainsi que notre capacité à entretenir ce patrimoine santé. Souvent, il existe une corrélation entre bas revenus et mauvaise qualité de vie. Les personnes plus précarisées se retrouvent en général dans des conditions moins bonnes pour leur santé : travail plus harassant, inactivité « forcée », logement plus précaire, nourriture moins saine, etc. Par ailleurs, l’accès à l’information, et donc à l’acquisition de « bons » comportements, diffère selon les revenus, l’éducation, le lieu de vie.
En ce qui concerne les bénéficiaires de la Grapa, les différents indicateurs mettent en évidence que leur situation n’est pas fondamentalement différente de celle d’autres personnes comparables, qui ont accès à d’autres ressources. Les données ne permettent pas de savoir si la consommation de soins des deux groupes est satisfaisante ou non aux yeux des personnes concernées. Cette consommation de soins pourrait être jugée comme « aussi insatisfaisante » (mêmes difficultés d’accès aux soins) ou « aussi satisfaisante » dans les deux groupes (accès aussi aisé).
Si l’on considère la situation satisfaisante, la Grapa et les mécanismes de protection qui lui sont associés peuvent être considérés comme positifs : ils permettent réellement de protéger le bénéficiaire et de lui donner un accès aux soins de santé. Si, par contre, on considère la situation insatisfaisante (notamment en raison du fait que l’évolution des pensions ne suit pas l’évolution du coût de la vie), la Grapa et les mécanismes de protection qui lui sont associés gomment les inégalités, mais ne permettent toujours pas un accès optimal aux soins de santé.
Que peut-on faire ?
Les conclusions sont différentes, mais une revendication est récurrente : le montant des allocations fournies par le CPAS devrait être réévalué, car il reste très (trop) bas. D’autre part, au fil des années, l’assurance maladie-invalidité a mis en place quatre mesures imparfaites pour soutenir l’accessibilité des soins pour tous, qui pourraient être remaniées.
L’intervention majorée est un statut qui permet à ses bénéficiaires d’avoir des tickets modérateurs (TM) à charge plus faibles. La quasi-totalité de nos publics cibles en bénéficie. Cependant, c’est un mécanisme ex post la plupart du temps : le membre est mieux remboursé lorsqu’il rend son attestation de soins à la mutualité, mais au préalable, il faut débourser le montant de la consultation, ce qui n’est pas chose aisée. Le tiers payant social pourrait être une solution. Cela permet au patient de ne payer que sa part à charge (TM et supplément éventuel) alors que le reste du montant de la prestation est directement facturé à sa mutualité. Or, la proportion des prestations des médecins généralistes facturée en tiers payant est très faible. Un gros effort doit donc être fait pour combler ce retard.
Le DMG, quant à lui, permet aux patients d’être mieux suivis et rassemble chez le médecin généraliste l’ensemble des données médicales (sur demande du patient). Il permet également un remboursement plus important des consultations chez son généraliste attitré.
Certains des tickets modérateurs que paient nos membres sont comptabilisés, par ménage, dans un compteur « Maximum à facturer ». Une fois que la somme de ces montants dépasse la limite fixée pour le ménage (en fonction de ses ressources, d’une éventuelle maladie chronique, etc.), les prestations suivantes sont remboursées à 100 % par l’assurance soins de santé. Les bénéficiaires du RIS sont un peu plus nombreux à atteindre leur plafond que leurs correspondants tandis que les bénéficiaires de la Grapa sont moins nombreux à l’atteindre. Est-ce un indicateur du fait que ce plafond n’est pas approprié ? D’autre part, si ce mécanisme permet de réduire les inégalités de répartition des dépenses de santé, il ne permet pas de rattraper la situation du groupe contrôle respectif de chaque public cible.
À côté de ces divers dispositifs, une communication adaptée à chaque public doit être développée. Celle-ci doit bien entendu se construire avec les personnes visées par le message de sensibilisation.
Au final, l’accessibilité aux soins de santé a une influence relativement faible sur la santé des gens. Bien d’autres éléments jouent en parallèle : conditions de logement, de travail, de vie, revenus, éducation, etc. Un travail doit donc impérativement être mené au-delà des structures de soins et le programme à mettre en place dépasse le travail de la mutualité. Plus que jamais donc la santé apparaît révélatrice et illustrative de la nécessité d’une politique globale et transversale. #
Élise Henin travaille au Service Recherche et Développement de la Mutualité chrétienne
Crédit photo : Service photo, photothèque du Conseil Général du Val-de-Marne
1. Voir l’article de Hervé Avalosse et al., « Inégalités sociales de santé : Observations à l’aide de données mutualistes », MC Informations, n°233, 2008, pp.3-15.
2. Les données de cet article proviennent de deux études de la Mutualité chrétienne (Elise Henin, « Les bénéficiaires du Revenu d’intégration sociale s’y retrouvent-ils dans le système de soins de santé ? », MC Informations, n°253, 2013, pp.25-37, et Elise Henin et al., « Comment caractériser la consommation de soins des bénéficiaires de la Grapa ? », MC Informations, n°256, 2014 [à paraître]).
3. Pour rappel, les soins infirmiers sont déclinés en forfaits de différents types (A, B, C, « toilette » ou « palliatif »), selon le niveau de dépendance de la personne.