On dénombre aujourd’hui environ 17.000 têtes nucléaires dans le monde dont 2.000 en état d’alerte permanente. Et pourtant, la tendance est à la baisse : en 1982, on en dénombrait environ 50.000. Sommes-nous pour autant sur la voie du désarmement mondial ? Où sont stockées ces armes ? Sont-elles toujours légales ? Combien nous coûtent-elles ? La Belgique est-elle impliquée ? De quelle façon ? Les questions sont multiples et diverses. Cet article fait le point sur ces différents enjeux, trop souvent oubliés aujourd’hui.

Il y a 68 ans, « Little Boy » et « Fatman » étaient larguées sur Hiroshima et Nagasaki à quelques jours d’intervalle. Ces deux explosions ont occasionné plus de 210.000 morts directs et indirects 1. Chaque bombe correspondait à approximativement 15 kilotonnes de dynamite. Aujourd’hui, la plupart des armes nucléaires sont des dizaines de fois plus puissantes...
En fait, depuis Hiroshima et Nagasaki, plusieurs autres bombes atomiques ont été larguées. En effet, environ 2.100 essais nucléaires ont été menés entre 1945 et 1980 dans plus de 60 endroits de la planète. Selon l’association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire (AMPGN), environ 2,4 millions de personnes sont mortes à la suite de ces essais nucléaires atmosphériques 2.
Actuellement, 9 pays sont détenteurs de la bombe atomique : les 5 membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies (les États-Unis, la Russie, la France, la Chine et la Grande-Bretagne) ainsi que l’Inde, le Pakistan, la Corée du Nord et Israël. Ayant signé le Traité de non-prolifération (TNP) 3, les 5 membres permanents peuvent légalement détenir l’arme, mais sont tenus de réduire leurs arsenaux et de lutter contre la prolifération nucléaire. Les autres pays, s’ils ont signé le TNP, sont tenus de ne pas développer de programme nucléaire. Mais l’Inde, le Pakistan et Israël n’ont pas signé le traité et la Corée du Nord s’est retirée en 2003.

D’un point de vue juridique

D’un point de vue légal, la bombe n’est pas encore explicitement interdite, vu que le TNP ne prescrit pas l’abolition de l’arme nucléaire 4. Il vise principalement à éviter au maximum la prolifération des armes à travers le monde. C’est l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) qui le met concrètement en œuvre. Sous l’égide de l’ONU, elle a pour mission d’inspecter les endroits sensibles, sous réserve de l’accord préalable du pays concerné, afin de vérifier qu’aucun programme nucléaire militaire ne s’y développe. Parallèlement et paradoxalement, l’organisation n’hésite pas à promouvoir également l’usage du nucléaire civil 5.
Une campagne internationale International campaign to abolish nuclear weapons (ICAN) 6 tente de mettre l’accent sur les conséquences humanitaires et environnementales désastreuses qu’engendrerait une guerre nucléaire, même régionale. Plusieurs chercheurs américains 7 montrent qu’outre les morts plus ou moins directs de l’explosion (suite aux radiations, aux brûlures et aux rayons aveuglants), une guerre nucléaire entre l’Inde et le Pakistan provoquerait un refroidissement d’environ 1,25°C qui persisterait pendant une dizaine d’années. Ce refroidissement aurait des conséquences dramatiques sur l’agriculture. La production américaine de blé déclinerait d’environ 10 % pendant une décennie tandis que la production de riz chinois serait également affectée et dégringolerait de 21 % pendant
4 ans. Cette chute inopinée de la production de biens alimentaires aurait pour conséquence d’importantes famines, particulièrement pour les personnes en situation précaire.
ICAN argumente également sur la légalité de l’utilisation des armes nucléaires. Selon eux, leur utilisation violerait le droit international humanitaire. En effet, les armes nucléaires tuent de manière indiscriminée et éradiquent toute forme de vie autour de l’épicentre et, par là même, violent le protocole additionnel de Genève, qui exige, en temps de guerre, que les opérations soient dirigées vers des militaires et non des civils.

Démystifier la dissuasion nucléaire

Comment expliquer que, 55 ans après la création de l’AIEA, des armes nucléaires existent toujours et que leur prolifération suive tranquillement son cours (Israël, Inde, Pakistan...) ? Dans les faits, on constate que les différents outils légaux n’ont pas porté les fruits escomptés. Le TNP instaure par essence une discrimination entre les États ayant le droit de détenir la bombe nucléaire (les 5 membres permanents) et ceux n’y ayant pas droit. Cette différenciation est justifiée par le concept de dissuasion nucléaire. Selon cette théorie, les pays ne détenant pas l’arme nucléaire sont dissuadés de lancer une attaque contre ceux qui en disposent, vu les risques de destruction encourus. Dans cette optique donc, les pays qui détiennent l’arme nucléaire sont les garants de la paix dans le monde. En contrepartie, il leur est demandé de mener un lobbying intensif pour favoriser le désarmement mondial. Les contradictions de cette vision sautent aux yeux : comment lutter contre la prolifération si le discours dominant légitime la bombe comme étant un moyen d’éviter la guerre ? Ce faisant, on peut comprendre que les pays non-détenteurs se sentent menacés par les pays qui disposent de l’arme nucléaire. Et un risque de prolifération de celles-ci est donc plus que probable.

La loi du plus fort

La dissuasion implique, en outre, de persuader l’autre de ne pas intervenir. D’où la nécessité de réaliser des essais nucléaires pour prouver et crédibiliser sa puissance et son « argumentation ». Du coup, il faut augmenter l’arsenal nucléaire, moderniser les bombes, les perfectionner, etc.
Cet argumentaire ne tient pas la route. Plusieurs études le démontrent : plus il y a d’armes dans le monde, plus il y a de risques qu’elles soient utilisées. Loin de dissuader, ces armes ne font que renforcer le climat de tensions et notre sentiment d’insécurité lorsque des frictions entre États détenteurs éclatent. En outre, il convient de constater que l’armement nucléaire n’a, jamais empêché le déclenchement de conflits : le fait que les États-Unis soient détenteurs de l’arme nucléaire n’a pas évité les attaques d’Al-Qaïda sur le territoire américain en 2001. Israël est détentrice d’armes nucléaires depuis 1979 (semble-t-il), ce qui n’a pas empêché le conflit israélo-palestinien de se poursuivre, ni celui avec le Liban d’éclater en 2006.

Quid de la Belgique 8 ?

À l’heure actuelle, la Belgique entrepose à Kleine Brogel une vingtaine de bombes nucléaires B-61. Ces bombes américaines y sont stockées depuis 1963, malgré le déni ou plutôt le silence de nos hommes politiques pendant de longues années. Un câble de Wikilieaks 9 a révélé, le 9 avril 2013, ce secret de polichinelle en confirmant la présence de ces armes sur notre territoire coupant court à la politique de l’autruche. Il est donc avéré que les Américains stockent plusieurs reliques de la guerre froide sur le territoire européen : non seulement en Belgique, mais également en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas et, plus récemment, en Turquie. Les décideurs politiques justifient souvent cette présence au nom de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) 10. Cependant, l’utilité militaire de ces bombes est remise en cause par les officiers militaires eux-mêmes ! Ainsi, la US European Command (EUCOM) a reconnu dans un rapport du gouvernement américain datant de 2008 : « qu’il n’y avait plus d’impératif politique pour garder ces armes nucléaires au sein de l’Alliance » 11.

Des bombes à prix d’or

Il faut savoir que les nations détentrices de l’arme nucléaire dépensent près de 300 millions de dollars par jour pour leurs forces nucléaires 12. Annuellement, cela équivaut à 105 milliards de dollars pour le monde entier 13 !
En Belgique, hormis les coûts du personnel militaire affrété à la base de Kleine Brogel et entraîné pour le largage des bombes nucléaires, les Américains aimeraient moderniser les bombes présentes sur notre territoire à leurs frais. Un plan prévoyait de dépenser 10 milliards de dollars pour la modernisation de toutes les bombes sur le sol européen. Cette option a été, pour le moment, refusée par les instances législatives américaines qui l’estiment trop onéreuse et qui demandent de pouvoir la modifier. Toutefois, on peut craindre que ce dossier ne revienne très rapidement sur la table des négociations. Dans ce cas, la modernisation proposée impliquerait pour l’État belge l’achat de nouveaux avions F-35 (puisque les F-16 actuels sont incapables de transporter ces nouvelles bombes) dont le coût équivaut à 150 millions d’euros/pièce...

La position belge : peut mieux faire !

Officiellement, le gouvernement belge soutient le TNP ainsi que le désarmement nucléaire mondial. En effet, le dernier accord de gouvernement (2011) stipule que : « le Gouvernement plaide pour la revitalisation et le respect du Traité de non-prolifération. Il agira résolument en faveur d’initiatives internationales pour un désarmement plus poussé – y compris nucléaire ». Mais dans le même temps, le gouvernement belge reste fidèle à sa participation au sein de l’OTAN. Or, l’Alliance Atlantique continue « d’accorder une grande valeur aux forces nucléaires basées en Europe et destinées à l’OTAN, qui constituent un lien politique et militaire essentiel entre les membres européens et nord-américains de l’Alliance  » 14. Malgré ce contexte, une initiative intéressante a vu le jour en 2010 : quelques anciens ministres belges 15, conjointement avec d’autres représentants gouvernementaux de plusieurs pays de l’OTAN (Allemagne, Pays-Bas, Luxembourg, Norvège), avaient alors exprimé leur souhait de voir un retrait des armes nucléaires américaines du sol européen dans la perspective « d’encourager le désarmement mondial » 16. Malheureusement, la Belgique n’a pas donné suite à cette initiative et n’a produit aucun effort supplémentaire dans ce sens depuis.

La position de nos partis politiques

Il faut être honnête : le débat concernant les armes nucléaires est peu abordé au Parlement. « Sur plus de 550 interpellations orales à la Chambre des Représentants entre le 30 septembre 2003 et le 14 février 2007, il y a eu seulement une quinzaine de questions sur le nucléaire militaire » 17. La grande majorité des interpellations a été réalisée par des parlementaires flamands beaucoup plus actifs sur la question que leurs confrères francophones. Si quelques parlementaires sont plus prompts à intervenir sur ce sujet, il n’empêche que la ligne de la plupart des partis est relativement similaire à celle du gouvernement. Ainsi, les libéraux flamands (VLD) et francophones (MR) considèrent que la Belgique doit assumer sa part de responsabilité dans le cadre de la défense collective de l’OTAN où la dissuasion nucléaire joue un rôle important. Il en va de même pour le CD&V et le CDH.
Dans son programme, le PS dit vouloir œuvrer pour la suppression des armes nucléaires au niveau planétaire, mais il ne se mobilise pas directement à propos de Kleine Brogel et ne remet aucunement en cause la dissuasion nucléaire au sein de l’OTAN. Le groupe politique du SP.a est, quant à lui, partisan d’un désarmement nucléaire complet et soutient plus ou moins activement les manifestations pacifistes demandant un désarmement nucléaire belge. Cependant, le parti ne remet pas en question la défense collective de l’OTAN et sa structure. Enfin, les Verts (Ecolo et Groen) exigent un retrait des armes nucléaires américaines sur le territoire européen et l’abandon de la stratégie nucléaire dans le cadre de l’OTAN.
Si aujourd’hui, grâce à la révélation de Wikileaks, nous avons dépassé la politique du « no answer – no deny » dont nos gouvernements successifs étaient devenus des experts, nous sommes également à un moment clé en ce qui concerne le désarmement nucléaire. Les divers discours de l’administration américaine 18 laissent entendre qu’une réduction de leur arsenal est envisageable. Notre plat pays, siège du quartier général de l’OTAN, pourrait jouer un rôle d’envergure internationale en engageant un processus de désarmement mondial en ces périodes de tensions croissantes, comme au Moyen-Orient. Les conséquences humaines insoutenables des bombes nucléaires ne sont plus à prouver. Dans ce sens, il faut que l’hypocrisie de nos dirigeants cesse et que les actes joignent enfin la parole.

1. Vu les conséquences de la radioactivité : brûlures, cancers, maladies chroniques, etc.
2. « Des conséquences humanitaires catastrophiques », Brochure ICAN, 2012, p.17.
3. Le Traité de non-prolifération a été conclu en1968.
4. Ceci dit, l’article 5 du TNP mentionne que les États parties doivent travailler au désarmement nucléaire mondial.
5. L’agence onusienne est loin de faire l’unanimité. Il y a quelques années, elle fit ainsi l’éloge de Munir Khan, un Pakistanais ayant travaillé pendant 15 ans en son sein. Ce dernier, devenu par après président de l’Agence pakistanaise de l’énergie atomique, développa la bombe atomique en 1998...
6. www.icanw.org
7. OWEN, Toon, TURCO, Richard et al., « Atmospheric effects and societal consequences of regional scale nuclear conflicts and acts of individual nuclear terrorism », Atm. Chem. Phys., 2007, 7, pp.1973-2002.
8. Il faut savoir que l’uranium extrait du Congo belge a servi à fabriquer la première bombe nucléaire.
BARBE, Luc, La Belgique et la Bombe, Marlagne, Etopia, 2012, 496 p.
9. http://www.lesoir.be/222218/article/actualite/belgique/2013-04-09/wikileaks-presence-d-armes-
nucleaires-kleine-brogel-confirmee-noir-sur-blanc
10. L’OTAN est une organisation militaire de défense du territoire
de l’Atlantique Nord, dont le siège
est basé à Bruxelles.
11. Report of the Secretary of Defense Task Force on DoD Nuclear Weapons Management: Pase II: Review of DoD Nuclear Mission, 2008.  
12. http://www.icanw.org/the-facts/catastrophic-harm/
a-diversion-of-public-resources/#.Uh4FwNLB-t0
13. Rappelons qu’il faudrait « à peine » 40 milliards de dollars par an, soit environ 40 % des dépenses annuelles en armement nucléaire pour atteindre les « objectifs du millénaire pour le développement » mis sur pied pour éradiquer la pauvreté d’ici à 2015, première cause de violence selon les Nations Unies.
14. Déclaration du GPN du 8 juin 2006, § 6.
15. Jean-Luc Dehaene, Guy Verhofstadt, Louis Michel et Willy Claes.
16. http://www.guardian.co.uk/world/2010/feb/22/nato-states-us-nuclear-arms-europe
17. DUMOULIN, André, Le débat sur les armes nucléaires tactiques, Fondation pour la recherche stratégique, Paris, 2008, p. 20.
18. Discours du Président Obama à Berlin le 9 juin 2013.