Avec le lent recul des systèmes de protection sociale, les assurances privées commerciales ont trouvé de nouvelles possibilités d’extension sur le terrain de la santé au détriment des grands malades. Cette logique commerciale s’oppose à la logique solidaire, c’est-à-dire la mutualisation des risques entre les bien-portants et les malades, entre les 90% en bonne santé et les 10% de malades graves. Confrontation de deux logiques.


Dans notre pays, comme dans les autres nations européennes, la protection sociale des citoyens repose essentiellement sur le régime obligatoire de sécurité sociale. Celui-ci vise à préserver un haut niveau de solidarité. Ainsi, dans la couverture des frais encourus par la maladie, il n’y a pas de lien de proportionnalité entre le montant des cotisations, les subsides contribuant au financement du système et les risques des individus (c’est-à-dire leur état de santé et leur niveau de revenus). L’assurance-maladie obligatoire couvre en Belgique pratiquement l’ensemble de la population (même ceux qui ne peuvent cotiser). Cependant, pour de nombreuses raisons – politiques, idéologiques, structurelles… –, le système légal d’assurance-maladie est en recul constant en termes relatifs. Ainsi, la part des dépenses de santé remboursées par l’assurance obligatoire en Belgique est passée de 90% en 1980 à 85% en 97 (Éco-santé, OCDE 1999). Cette tendance va dans le même sens dans tous les pays européens. Le danger est dès lors de voir s’atténuer progressivement les principes fondamentaux d’universalité dans l’accès aux soins et de solidarité.

Les assurances complémentaires
La contribution individuelle aux coûts médicaux est régulièrement en hausse (augmentation des tickets modérateurs, diminution des remboursements de certains médicaments, augmentation de la participation dans les frais hospitaliers, suppléments financiers réclamés par les prestataires de soins ou les institutions de soins...). Les problèmes d’accessibilité aux soins pour des franges importantes de population sont de plus en plus importants. Un nombre grandissant de citoyens connaît des difficultés d’accès aux soins et retarde le moment de se faire soigner. Voilà pourquoi la protection maladie n’est pas uniquement assurée par les systèmes légaux d’assurance-maladie. Les mutualités, depuis la fin de la guerre, ont tout naturellement développé des services d’assurance-maladie complémentaires qui cherchent à pallier les manques de l’assurance-maladie obligatoire. Mais elles ne sont pas les seules. Les assurances privées commerciales se présentent aujourd’hui de plus en plus souvent dans ce secteur qui relève traditionnellement de la sécurité sociale et des mutuelles. L’élévation du niveau de vie, l’importance accordée au bien-être, le dynamisme commercial des assureurs privés, l’intérêt des employeurs (même syndicaux) à substituer des assurances-santé à des augmentations salariales (notamment en période de blocage des salaires) ont suscité le développement des assurances commerciales.
La protection maladie n’est donc plus uniquement assurée par les systèmes étatiques ou légaux. Elle est complétée par l’initiative privée, à but lucratif ou non lucratif, par les assurances complémentaires. Celles-ci conditionnent de plus en plus l’accès à des soins essentiels et de qualité.

Question de finalité

Historiquement, mutuelles et assurances commerciales sont les deux piliers concurrents de la prévoyance. Mais, si chacune d’elles vise bien à développer des systèmes de prévoyance, leurs différences sont restées, au cours du temps, singulièrement constantes: les mutualités se sont toujours caractérisées par leur éthique solidariste tandis que les assurances commerciales, en recourant à la sélectivité, visaient une finalité lucrative (1). Les mutualités occupent donc une position particulière sur le marché de l’assurance que les compagnies commerciales contestent régulièrement. En effet, les sociétés d’assurances commerciales ont déposé des recours auprès de la Cour d’arbitrage à l’encontre de la délimitation juridique des activités des mutualités et pour mettre en question les avantages techniques, financiers et fiscaux dont bénéficient les mutualités (aux termes de la loi sur la Mutualité). Mais la Cour n’a pu que confirmer la différence de fait entre les activités des mutualités et celles des compagnies d’assurances privées. Les activités des mutualités diffèrent de celles des assurances commerciales privées en raison du caractère subordonné de l’assurance sociale complémentaire qui est en quelque sorte le prolongement naturel de l’assurance obligatoire.
Les mutualités, affirme la Cour d’arbitrage, sont en effet tenues, légalement, à des obligations différentes des assurances commerciales parce que leurs services doivent être organisés sur la base de la solidarité et de l’égalité. Les assurances commerciales, quant à elles, suivent une logique de profit qui détermine d’autres obligations légales, d’autres manières de calculer les couvertures et les primes. Ainsi, parce qu’elles sont des sociétés à but lucratif conçues pour fonctionner dans un système concurrentiel de libre marché, elles sélectionnent les bons et les mauvais risques afin de déterminer les primes et les couvertures selon l’âge, l’état de santé, la situation familiale… ce qui peut aller jusqu’à l’exclusion totale (2). Alors que la logique commerciale conduit à l’exclusion de ceux qui coûtent trop cher, les techniques de solidarité "mutualisent" les risques entre assurés de tous âges, de toute condition sociale et quel que soit leur état de santé.
Le fait que les États tendent à se dégager de plus en plus de leurs engagements traditionnels dans l’organisation des assurances sociales, alors même que les dépenses de santé s’accroissent, a sans aucun doute libéré un espace convoité par les sociétés d’assurances commerciales. Dans toute l’Europe, les sociétés d’assurances commerciales sont entrées en concurrence avec l’assurance obligatoire et les services complémentaires mutualistes. Pour elles, la couverture des soins de santé doit être ouverte au libre marché et à la concurrence comme n’importe quel produit commercial. Or, l’enjeu reste bien évidemment de garantir un accès pour tous à des soins de qualité indépendamment du risque individuel et du niveau des revenus, ou d’autres facteurs discriminants de nature financière ou congénitale. Sinon, nombre de citoyens resteront en marge des systèmes d’assurances complémentaires alors que l’Europe affirme se mobiliser contre l’exclusion sociale.
Le contexte international n’est guère favorable aux assurances sociales. Il suffit de prendre connaissance des objectifs de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour s’en convaincre. Après que des dizaines de secteurs ont été livrés à la loi du marché, la santé fait aussi l’objet de convoitises particulières. Les objectifs des sociétés commerciales ne sont rien d’autre que d’encourager l’extension des privatisations, promouvoir la réforme des réglementations dans un sens qui favorise la concurrence, obtenir l’accès aux marchés et permettre la fourniture transfrontalière de tous les services de santé... Les entreprises américaines regrettent ouvertement que le marché de la santé en Europe soit trop "largement placé sous la responsabilité du secteur étatique".

Solidaristes contre commerciaux
L’Europe a cependant une longue tradition de solidarité en matière d’assurances-santé. Et il y a aujourd’hui peu d’observateurs qui pensent que l’on pourrait toucher fondamentalement aux systèmes légaux de protection sociale. Mais, ce qui est plus sûr – la bataille a déjà commencé (voir page suivante) –, c’est que le combat sera acharné sur le terrain de l’assurance complémentaire dont l’extension devient de plus en plus visible. L’accès aux soins pour tous ne peut pas être préservé sans l’intervention de l’assurance sociale complémentaire, complément indispensable, structurel, de la Sécurité sociale au sens le plus large.
Il ne faut cependant pas oublier que la solidarité concerne d’abord la responsabilité des systèmes publics. Le rôle des assureurs privés, commerciaux ou non, comme l’affirme le rapport Rocard (3), ne peut être de se substituer aux obligations de ces systèmes légaux. Et si les assurances complémentaires commerciales veulent, comme cela semble être le cas, jouer un rôle de plus en plus important dans la couverture des soins, leur secteur doit être soumis à des règles qui permettent d’éviter les exclusions et de garantir tant que faire se peut l’accès pour tous les clients potentiels de ces assurances aux soins utiles et de qualité. En introduisant la sanction du marché et la recherche du profit dans le domaine de l’assurance-maladie, on affaiblit de toute façon le modèle solidariste. Mais finalement l’étendue du marché commercial dépendra du niveau de la protection sociale organisée par l’État et les mutualités.


Christian Van Rompaey et Patrick Feltesse

1. Patricia Toucas-Truyen, Histoire de la mutualité et des assurances. L’actualité d’un choix, Éd. Syros et La Mutualité française.
2. Y. Stevens, L. Van Rompaey, V. Huber, et B. Van Buggenhout, "Questions relatives à l’assurance-maladie complémentaire en Belgique", in Revue de l’association internationale de la Sécurité sociale, Institut de droit social, UCL.
3. Rapport sur l’assurance-maladie complémentaire de la Commission de l’Emploi et des Affaires sociales du Parlement européen.

 

Assurance-maladie : mode d’emploi

L'assurance-maladie obligatoire est une branche de la Sécurité sociale. En cela, elle est essentiellement financée par les cotisations sociales et par des subsides. Les mutualités en sont les gestionnaires: elles remboursent les soins pour quelque 550 milliards de francs par an et participent aux décisions au sein de l'INAMI où se négocient les conventions avec les professionnels de la santé et avec les institutions de soins. Les mutualités offrent aussi à leurs affiliés des couvertures qu'elles organisent en propre. Elles représentent 22 milliards de francs par an (en 1997) (1). En général, il s'agit d'une assurance complémentaire non facultative à laquelle tous les affiliés doivent contribuer, au nom de la prévoyance et de la solidarité (2). Depuis plusieurs années, les mutualités ont également développé quelques assurances facultatives, notamment pour les frais d'hospitalisation, qui les confrontent au marché commercial des compagnies d'assurances (les assurances soins des compagnies d'assurances représentent 7 milliards de francs[3]). Celles-ci tentent de couvrir les meilleurs risques en profitant des coûts croissants à charge des patients. L'"Hospi Solidaire" des Mutualités chrétiennes wallonnes et bruxelloises étend le champ des complémentaires les plus solidaires. C'est leur caractère obligatoire qui permet une grande solidarité.
Ch. V. R. et P. F.

1. Office de contrôle des mutualités et des unions de mutualités, Rapport annuel 1998.
2. L'obligation évite l'imprévoyance, permet d'imposer des formules de cotisation plus solidaires, et évite que les meilleurs risques s'assurent ailleurs au moindre prix, renchérissant les cotisations des assurés aux moins bons risques.
3. Office de contrôle des assureurs, Rapport annuel 1998.

 

Le marché peut-il organiser la solidarité?

Cette question est de la plus haute importance dans la mesure où l'État a tendance à renoncer, progressivement, à son rôle historique de redistribution et que le secteur privé commercial ne cache pas ses ambitions de reprendre à son compte le terrain ainsi délaissé. Pour les plus clairvoyants, il est évident que laisser le privé commercial occuper le terrain traditionnellement régi par des règles de solidarité reviendrait purement et simplement à en faciliter le démantèlement. L'argument est limpide.
Une société d'assurances commerciales qui accepterait de supporter qu'une partie de son marché soit déficitaire devrait compenser ses pertes en faisant participer aux coûts les segments plus profitables de sa clientèle. Or, précisément, dans un marché libre et concurrentiel, ce sont les segments les plus riches du marché qui ont tendance à se développer et sur lesquels va s'exercer la concurrence. Les compagnies d'assurances qui ne souhaitent en aucun cas être soumises aux règles de la solidarité offriront aux jeunes, actifs, riches et en bonne santé, des primes plus favorables que la société d'assurances qui aurait décidé de jouer le jeu de la solidarité. Celle-ci serait alors dans une situation financière intenable. Elle perdrait très vite les assurés susceptibles de lui procurer le profit indispensable au soutien d'un tel système. Autrement dit, la concurrence incontrôlée tue la solidarité.
Pour le réguler, il faudrait soumettre les assurances commerciales à des règles qui les contraignent au respect de la solidarité, c'est-à-dire des règles qui leur imposent de déconnecter les primes du niveau de risque (donc de renoncer à la sélectivité basée sur l'âge, le niveau de santé, la situation familiale). Seul l'État pourrait imposer aux sociétés d'assurances commerciales une tarification uniforme (indépendante du niveau de santé), une interdiction de refuser de couvrir les personnes qui courent le plus de risques et une compensation financière entre assureurs pour les différences de risques de leur clientèle. La solidarité par le marché est-elle donc possible? Les compagnies d'assurances ne chercheront-elles pas d'une façon ou d'une autre à déjouer les règles légales? N'est-ce pas en effet leur demander de renoncer à l'objectif qu'elles s'assignent "par nature": faire du profit ?
Ch. V. R. et P. F.