L’une des raisons du rejet de l’accord interprofessionnel par la FGTB est la question des heures supplémentaires. Force est de constater que la question du temps de travail, au sens large, fait la une de l’actualité sociale dans plusieurs pays européens.


Depuis plus d’un an, on assiste en effet à une véritable offensive patronale pour un allongement et/ou un assouplissement de la durée du temps de travail notamment en Allemagne et aussi, surtout, en France où le gouvernement Raffarin est parti en guerre contre les 35 heures instaurées par le précédent gouvernement socialiste. Parallèlement, se déroule une offensive sur la directive « temps de travail » de l’Union européenne. Pour rappel, cette directive qui date de 1993 impose un plafond moyen de 48 heures hebdomadaires de travail dans toute l’Europe. Toute ? Non, car à l’époque, le Royaume-Uni avait exigé et obtenu d’inscrire dans la directive une clause dite d’« opt-out », lui permettant d’échapper selon certaines conditions, notamment l’accord du travailleur, à ce plafond. Problème : les employeurs britanniques ont utilisé à l’excès cette clause d’opt-out en faisant signer l’accord du travailleur en même temps que son contrat de travail. Autrement dit : vous signez les deux papiers, ou aucun des deux. Résultat : quelque 3,7 millions de Britanniques travaillent plus de 48 heures, ce qui représente selon les syndicats britanniques une proportion trois fois et demie plus importante que la moyenne européenne (1). Ce surplus d’heures de travail permet au Royaume-Uni d’assurer sa compétitivité via la concurrence sociale qu’il implique face au continent : France, Allemagne, Belgique, etc.

Révision
Si l’attitude des employeurs britanniques pose un réel problème, l’élargissement de l’Union en mai dernier a encore accentué cette préoccupation. Car deux nouveaux pays, Chypre et Malte, ont immédiatement décidé de s’aligner sur la position britannique. Craignant l’extension progressive de la clause de l’opt-out, la Commission a donc décidé de profiter du réexamen de la directive « temps de travail » pour remettre en cause cette dérogation. En un premier temps, elle a demandé aux partenaires sociaux européens (CES, UNICE) de s’emparer de la question et de négocier entre eux un accord, un peu comme l’accord interprofessionnel belge. Les patrons européens ont assez rapidement fait connaître leur position : pas question de négocier le temps de travail avec la CES, toute négociation sur ce thème étant vouée à l’échec. Tout comme dans la procédure belge, en cas d’échec des négociations – ou en l’occurrence de refus de négocier – il revient à la Commission de proposer elle-même un texte de loi. Ce qu’elle a fait en septembre. Problème : ce texte est mauvais.

Opt-out
En effet, pour lutter contre l’opt-out, la Commission avait au départ proposé quatre approches, allant de la plus sévère (suppression progressive) à la plus « soft » (rendre les conditions de son application plus restrictives). Alors que le parlement européen et d’autres acteurs tels que la CES avaient clairement demandé la suppression pure et simple de l’opt-out, la Commission a finalement proposé d’autoriser l’opt-out sur la base des conventions collectives ou d’accords entre les partenaires sociaux avec consentement du travailleur. Cependant si aucune convention collective ne s’applique et qu’il n’existe pas de représentation du personnel habilitée, selon les règles nationales, à négocier une telle convention (ce qui peut être le cas dans les PME, mais également et surtout dans de nombreuses entreprises des pays d’Europe centrale et orientale), il suffit alors que l’employeur obtienne le consentement de chaque travailleur, comme cela se fait actuellement au Royaume-Uni. Certes, ce consentement devrait être encadré par des conditions plus strictes : il ne peut être donné lors de la signature du contrat de travail, il doit être donné par écrit, il n’est valable que pour une période maximale d’un an (renouvelable). Il n’empêche : on est loin de la suppression pure et simple de l’opt-out.
Autre changement « suspect » dans la proposition de la Commission : comment calculer la durée hebdomadaire moyenne de travail qui ne peut excéder 48 heures (sauf, comme on l’a vu, opt-out) ? Jusqu’à présent, cette moyenne est calculée sur une période de référence de quatre mois. Pour l’avenir, la Commission propose de maintenir cette période de quatre mois, mais de la rendre extensible à un an par les États membres qui le souhaitent, sous réserve de « consulter » les partenaires sociaux. Or plus cette période de référence est longue, plus l’irrégularité des horaires de travail peut devenir importante. Ce qui peut entraîner des horaires de travail extrêmement lourds durant certaines périodes.
Autant dire que la proposition de révision de la directive telle que présentée par la Commission a été accueillie fraîchement, c’est un euphémisme, par la Confédération européenne des syndicats. Celle-ci estime que le maintien de l’opt-out individuel lorsqu’aucune convention collective n’est en vigueur entraîne non pas une restriction de l’opt-out mais sa confirmation, tout en pouvant mener à une pression accrue sur les organisations syndicales pour accepter les opt-out individuels, les employeurs pouvant être poussés à ne pas accepter de conventions collectives, voire à ne pas reconnaître le syndicat. Quant aux conditions pour l’opt-out individuel (accord du travailleur, validité d’un an, renouvelable, etc.), celles-ci ne permettront pas de mettre fin aux abus constatés et rendront en fin de compte acceptable, sur une base légale, des semaines de 60 ou 65 heures. Si l’on y ajoute des horaires plus imprévisibles et une conciliation encore plus difficile entre vie familiale et vie professionnelle, on aboutit à une conclusion négative sur toute la ligne : la proposition de révision de la directive de 1993 sur le temps de travail est mauvaise.

La parole aux États
Depuis octobre dernier, ce dossier très difficile est sur la table du Conseil Emploi et Affaires sociales, qui réunit tous les ministres de l’Emploi des États membres. C’est lui qui, en dernier ressort, adoptera ou non cette directive. Or, à ce jour, les ministres semblent très divisés. Ils sont certes parvenus à un accord sur la période de référence pour le calcul de l’horaire hebdomadaire de travail, mais la question de l‘opt-out constitue une sérieuse pierre d’achoppement. Il y a d’un côté les pays, dont la Belgique, qui plaident en faveur d’une clause collective d’opt-out fondée seulement sur les conventions collectives, restreignant par là les possibilités de déroger à la règle par le biais d’un opt-out individuel (2). De l’autre, les pays en faveur du maintien d’une clause individuelle. Ce dernier camp, dans lequel se trouvaient déjà le Royaume-Uni et l’Irlande, a été renforcé par l’élargissement de l’Union ; plusieurs nouveaux États membres se positionnant en faveur du maintien de dérogations sur une base individuelle au point qu’il constituerait aujourd’hui une « majorité importante ». Début mars, une nouvelle réunion du Conseil Emploi et Affaires sociales doit se tenir avec l’opt-out comme principal point à l’ordre du jour.
Pour conclure, entre l’accord interprofessionnel belge et la révision de la directive européenne temps de travail, ce qu’il est intéressant de constater c’est qu’un peu partout en Europe se développe une bataille pour l’assouplissement des horaires de travail et pour l’allongement de sa durée. Le motif invoqué est toujours le même : améliorer la compétitivité. Mais si cela s’effectue dans une démarche non coopérative, où chaque pays européen joue « sa » compétitivité contre les autres via des dérégulations sociales (ce qui était aussi la logique de la fameuse directive Bolkestein), on ne voit plus très bien l’intérêt du projet européen.

Christophe Degryse

1 Selon les syndicats britanniques, estimations citées dans Le Monde, 18 septembre 2004.
2 France, Belgique, Espagne, Suède et Grèce, selon l’Agence Europe (8844 – 09 décembre 2004).