La question du service minimum dans les services publics est soulevée, le plus souvent, à l’occasion d’un conflit social majeur ; généralement, mais pas toujours, dans les transports en commun publics. Il est malaisé dans un tel contexte, plus polémique que dialectique, d’initier un débat qui prenne corps autour des faits. Ce sont moins des arguments que l’on échange alors que des invectives et des a priori idéologiques. En cette rentrée où aucune menace de conflit ne pèse sur les transports publics, les services d’incendie ou le ramassage des ordures ménagères (1), il doit être possible de verser une contribution au débat sur cette notion bien imprécise de « service minimum » sans pour autant échauffer la bile des « va-t-en-guerre » aux préjugés irrévocables.


Il convient également d’admettre que dans notre pays, cette question n’est pas à proprement parler au centre des débats. Sans doute faut-il y voir l’effet positif d’un dialogue social historiquement alerte nourri du sens des responsabilités de ses acteurs. Cependant, même dans ce contexte, il se trouve toujours un libéral de service – à l’occasion d’une grève particulièrement suivie dans un secteur sensible – pour chercher à détourner l’attention des citoyens du véritable motif du conflit (le plus souvent une attaque en règle mettant en péril tout à la fois les personnels et les prestations de l’organisme public) en agitant les grelots de la marotte trompeuse du service minimum, dans le dessein patent d’une récupération politicienne de l’agacement des usagers.
Ailleurs, cette question est de première importance et provoque de manière endémique un prurit législatif (2). En France, depuis 1992, pas moins de quinze propositions de loi relatives au service minimum ont été déposées à l’Assemblée nationale. De surcroît, lors de la dernière campagne présidentielle, c’est Jacques Chirac en personne qui s’est prononcé en faveur de l’instauration de ce service minimum.
En Grèce, au Portugal et, dans une moindre mesure en Irlande, la question est régulièrement au centre de vives polémiques au sein de la classe politique et dans les médias.

De quoi parle-t-on ?
Le service minimum ne peut s’envisager, chacun le comprendra aisément, que dans les États qui reconnaissent le droit de grève. C’est le cas de tous les pays de l’Union européenne, mais il repose, selon les États, sur des fondements juridiques très divers et, partant, donne lieu à des modalités d’exercice extrêmement variées.
Il n’est pas inutile de rappeler que le droit de grève est explicitement exclu du traité instituant la Communauté européenne, mais qu’il est cependant consacré par la charte sociale européenne de 1961 élaborée par le Conseil de l’Europe. La charte des droits fondamentaux de l’Union européenne adoptée en 2000 dispose en son article 28 que les travailleurs et les employeurs, ou leurs organisations respectives, ont, conformément au droit communautaire et aux législations et pratiques nationales, le droit de négocier et de conclure des conventions collectives aux niveaux appropriés et de recourir, en cas de conflit d’intérêts, à des actions collectives pour la défense de leurs intérêts, y compris la grève.
Par delà le droit communautaire, tous les États prévoient le droit de grève. La grande majorité des pays du Sud l’ont inscrit noir sur blanc dans leur constitution ou via des textes de valeur constitutionnelle : la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Grèce. Au Nord, la Suède se trouve également dans ce cas.
Dans d’autres pays, la reconnaissance est jurisprudentielle, comme en Allemagne, au Luxembourg et en Belgique. Il existe enfin des États où la grève n’est pas réglementée : aux Pays-Bas, elle est néanmoins « garantie » et encadrée par la jurisprudence. En Angleterre, elle constitue une liberté bénéficiant d’une « immunité légale ». Il faut noter qu’en Autriche, elle peut déboucher, du moins en théorie, sur des licenciements.
Ces points de vue juridiques différents ont généré des définitions fort diverses des actions syndicales. En Italie et en France, la loi et la jurisprudence ont encadré la « grève » tandis qu’en Suède et en Angleterre, c’est la notion de « conflit collectif » qui est définie. En Allemagne, la grève doit absolument respecter trois principes généraux : la conformité à l’ordre social, le principe de proportionnalité entre l’objectif et les moyens mis en œuvre et la règle de la « loyauté ».

Modalités et motifs différents
Parler du « droit de grève », c’est aussi englober des modalités sensiblement différentes d’un pays à l’autre. Le champ d’application peut être fort étendu. En France, seules quelques professions voient l’exercice de ce droit limité : les militaires, les policiers et les magistrats de l’ordre judiciaire (on peut y ajouter le contrôle de la navigation aérienne, le personnel des centrales nucléaires et des services de santé). Cette situation prévaut également en Espagne et en Grèce. Par contre, en Allemagne et au Danemark, les fonctionnaires n’ont pas le droit de grève, tout à la fois pour assurer la continuité du service public et en contrepartie de la sécurité de l’emploi.
Il existe aussi des différences liées aux motifs de la grève. Certains pays n’admettent que des grèves justifiées par des revendications professionnelles : l’Angleterre et l’Espagne. Le droit allemand exclut la possibilité d’une grève pour des motifs politiques (l’Espagne est mutatis mutandis dans la même situation) alors que la Suède l’admet mais « pour une courte durée ». Le droit italien établit une distinction entre la grève « politico-économique » et la grève « politique ». Ce critère est davantage mis en avant dans les États latins où les organisations syndicales étaient historiquement liées à des partis politiques contestataires.
Enfin, il existe des différences d’approche en ce qui concerne les grèves de solidarité, les conditions d’exercice de la grève, sa durée et ses effets.
Si tous les États de l’Union européenne (3) reconnaissent le droit de grève, il n’y en a que sept à prévoir un régime général de service minimum : l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Grèce, la Finlande et, très partiellement, la Belgique.
Ces différences s’expliquent par l’histoire, les traditions sociales, les cultures syndicales propres à chaque pays. Un examen fort partiel indique que le service minimum existe également dans la moitié des pays qui viennent de rejoindre l’Union européenne.

Envisager le problème en amont
Même pour ses plus ardents partisans, l’instauration d’un service minimum n’est qu’un pis-aller qui sanctionne un échec. Rappelons en effet cette évidence : la grève est avant tout un constat d’échec. Échec, d’abord du dialogue social dont, parfois, il révèle jusqu’à l’inexistence. Mais aussi échec pour les syndicats qui ne sont pas parvenus à satisfaire leurs revendications ; pour les employeurs, qui sont confrontés à d’importantes perturbations dans le fonctionnement même de l’entreprise. Échec enfin pour les utilisateurs qui sont partiellement ou totalement privés de l’accès au service public. C’est bien pourquoi le service minimum ne peut être considéré comme une panacée.
Il est extrêmement difficile à mettre en place. Un rapport du Medef (l’équivalent français de notre FEB) daté de 2001 concluait même à son caractère difficilement applicable pour des raisons techniques.
Il existe par-dessus le marché une contradiction entre les objectifs proclamés et les faits avérés. Ainsi, c’est souvent au nom des plus modestes utilisateurs, pris en « otages » (selon l’expression parlante, dont on conviendra, si les mots ont un sens, qu’elle est exagérée) que les plus ardents défenseurs du service minimum prétendent intervenir. L’argument est moralement et intellectuellement recevable. Nous avons suffisamment écrit que la grève ne peut être qu’un moyen ultime et exceptionnel. Le sort des usagers ne nous est jamais indifférent et le combat des travailleurs du secteur public est étroitement chevillé aux intérêts des utilisateurs. Mais, pour en revenir à l’argument « social » du service minimum, il est piquant de noter qu’il est contredit par l’expérience. À la SNCF par exemple – et ceci peut être transposé à notre bonne vieille SNCB – lors d’une paralysie partielle du réseau provoquée par un arrêt de travail, on fait systématiquement le choix de faire circuler d’abord les TGV. Les navetteurs restent à quai et ne sont embarqués que dans les plaidoyers théoriques en faveur de leur bien-être qui passerait nécessairement par l’instauration d’un service minimum…
Ce qui demeure indiscutable et constitue un axiome des situations étudiées, c’est le lien entre un niveau élevé de dialogue social et la représentativité des syndicats. Le Danemark en constitue l’illustration emblématique avec un taux de syndicalisation avoisinant les 80% et une sérénité sociale mise en exergue par les observateurs les plus libéraux.
À l’inverse, un taux de syndicalisation minuscule engendre un piètre dialogue social et une multiplication des conflits, rendus d’autant plus incontrôlables.

Patronat au balcon, ultra-libéraux au clairon
Ce qui frappe l’observateur attentif, au fond, c’est l’inconsistance d’un débat centré sur le « service minimum ». Une intelligence fort moyenne est à même de percevoir que la seule question qui vaille est celle de l’existence ou non d’un dialogue social au sein d’un service public réel ou atrophié. Il ne faut pas avoir reçu un prix Nobel de sociologie pour comprendre que la population anglaise aurait sûrement préféré quelques journées sans train et un service de transport de qualité.
Ce n’est pas le fruit du hasard si les partisans les plus opiniâtres du service minimum sont aussi ceux qui, pour des motifs ouvertement idéologiques, poussent inlassablement à la disparition de la propriété publique économique et financière et à la diminution drastique des prestations faisant l’objet d’une garantie de service public, de façon à remettre en question leur apport à la cohésion sociale et à la solidarité.
Constater cette offensive polymorphe à l’égard du secteur public, et la dénoncer, y compris dans ses avatars hypocrites ou sournois, ne signifie pas que la gauche dans son ensemble et le mouvement syndical en particulier ne puissent réfléchir à des évolutions du service public visant à le placer davantage encore que par le passé dans la perspective de l’intérêt général.
Cette démarche implique de rechercher la convergence de tous les acteurs concernés : opérateurs, régulateurs, élus politiques des différents niveaux, utilisateurs, personnels, chercheurs et universitaires, mouvements associatifs, …
Il convient de réfléchir à la façon la plus opportune de les introduire dans l’organisation, la régulation et l’évaluation des missions du service public.
Seules des confrontations pluralistes, et finalement la démocratie et la citoyenneté, peuvent régénérer les rapports des citoyens et des différents services publics et par là même de refonder, relégitimer et de reconstruire l’action publique au sens le plus large.

Dominique Cabiaux
Secrétaire régional de la CCSP


1 L’article est écrit le 21 juillet.
2 Expression utilisée par madame Odile Saugues, députée socialiste française, lors d’une intervention à l’Assemblée nationale en décembre 2003.
3 Avant l’élargissement récent. Une étude de la situation particulière des pays ayant rejoint l’Union reste à faire.

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