« La grève, sur place ou à emporter ? », c’est un peu comme ça qu’on pourrait paraphraser l’ouvrage d’Abdel Mabrouki qui vient de sortir de presse aux éditions Cherche Midi (1). Intitulé « Génération précaire » et écrit avec Thomas Lebègue, journaliste à Libération, ce livre retrace dix ans de vie, de résistance et de lutte dans l’univers des Pizza Hut, McDonald’s, et autres Disneyland.


Abdel Mabrouki a inventé la contestation dans un désert syndical. Un syndicalisme urbain, celui de la restauration rapide, un syndicalisme de jeunes, de Blacks et de Beurs (les Blancs y sont rares) à 100 % précaires. Ici, peu de traces de l’imagerie syndicale traditionnelle, mais un savoir-faire propre, une manière, un langage, un réseau. « Pizza, vaisselle et syndicalisme » : c’est l’intitulé du chapitre I, où Abdel explique qu’étant très myope, le manager du magasin Pizza Hut (qui donne des ordres aux livreurs en mobylette, chronomètre leurs performances, est responsable des recettes) l’a mis à la plonge, un poste d’observation « stratégique » ! De là, Abdel voit tout, note tout, et devient peu à peu le plus ancien des employés. La plonge devient le « guichet syndical ».
Ainsi commence l’aventure du collectif CGT de la restauration rapide. Abdel raconte comment Pizza Hut a constamment besoin de « chair fraîche » renouvelée (étudiants, étrangers) pour faire tourner ses boutiques en ne payant les employés que pour les minutes précises où ils sont rentables (pour les « coups de bourre »), avec un turn-over ultrarapide (on reste un ou deux ans), avec le danger des livraisons, où « on vous fait comprendre que c’est une erreur de respecter le Code du travail », avec un management qui joue aussi sur le communautarisme (entre « Arabes », on se comprend), où le syndicalisme est considéré comme du quasi-banditisme (on appelle la police pour distribution de tracts) que l’on cherche aussi à étouffer ou acheter par du fric, discrètement (Abdel « valait » 100 000 francs, s’il avait voulu !). Et à licencier en cas d’échec. « Abdel, tu laisses ton cerveau à l’entrée. On ne te paie pas pour réfléchir », lui a lancé son manager au moment de l’embauche. Au travail, le silence est de rigueur, « parler fait toujours prendre du retard à la pizza ».

Le « prêt-à-licencier »
Pour tenir, Abdel Mabrouki décide au contraire d’écouter les doléances de ses collègues et s’éveille au syndicalisme. Dans son livre, il raconte tout, les brimades, les premières élections, les premières grèves, historiques dans ce secteur, puis toutes celles qui ont suivi, les liens noués avec des frères de galère de chez McDonald ou Disneyland, les actions surprises où rien de concret n’est gagné, sauf, et c’est essentiel, du respect et de la dignité – « après un conflit, même très court, les relations sont plus humaines » – les longues luttes victorieuses aussi, qui ont amené le patronat à plier.
Il raconte un engagement syndical qui a donné un nouveau sens à sa vie même s’il est emprunt de beaucoup de désillusions. Abdel Mabrouki est à la CGT, de la CGT, mais il n’est pas tendre avec la « vieille confédération » qu’il juge « trop coupée du terrain ». Il débat aussi des formes d’actions syndicales, appelle à « s’ouvrir aux luttes plus radicales », défend la création du collectif CGT restauration rapide, réseau informel qui pratique « des grèves tournantes » et « débarque » à plusieurs dans un restaurant. « Si on vient seul, le manager n’arrête pas de nous suivre et les salariés n’osent pas se confier », témoigne-t-il. L’approche du terrain qu’il développe avec ses collègues du collectif tranche avec le syndicalisme politique, celui des négociations feutrées et du « chacun à sa place ». Décomplexé, il va chercher le soutien du public. Emmené à Gênes dans la vague altermondialiste, Abdel Mabrouki en revient fasciné, mais avec l’impression aussi de ne pas y être tout à fait à sa place. En fait, il ne prétend pas changer le système. Il veut juste le respect. Et des conditions de travail honnêtes. Et un peu plus qu’une pizza gratuite quand il hausse la voix.

Catherine Morenville

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