La problématique du temps est une préoccupation du mouvement ouvrier depuis toujours et elle ne s’est jamais dissociée d’une politique des salaires. Dès qu’un revenu minimum a permis de penser à autre chose qu’à la survie, les organisations syndicales ont revendiqué du temps. Du temps soustrait à la production à travers la réduction collective du temps de travail sans perte de salaire.


Les grandes étapes de cette réduction du temps de travail (RDT) – l’interdiction d’occuper du personnel le dimanche, les réductions hebdomadaires successives du temps de travail, la semaine des 5 jours – ont chaque fois fait l’objet de grands débats. L’argumentation économique des employeurs qui s’y opposent cache mal le procès d’intention idéologique. Aujourd’hui encore la droite au pouvoir en France impute l’hécatombe de l’été dernier, qui a touché beaucoup de personnes âgées, à la réduction du temps de travail à 35h/semaine. Et pour que cela n’arrive plus, elle a fait voter la suppression d’un jour férié… ce qui n’a pas fait hurler grand monde, il faut bien le constater. Depuis une bonne trentaine d’années, la répartition du travail disponible, et donc du temps, s’est réalisée de la manière la plus inégalitaire qui soit, à travers des formes individuelles de réduction du temps de travail :
– la mise à l’écart d’une partie de la population active par le chômage : le chômeur récupère tout son temps mais perd son revenu ;
– le raccourcissement de la carrière par la prolongation de la scolarité, les stages en entreprise, la pré-pension… ;
– les différentes formules de temps partiel : travail intérimaire, travail à temps partiel, crédit temps, toutes formules de réduction du temps de travail accompagnée de baisses de revenus. Il faut bien observer que si les hommes sont grands consommateurs de pré-pensions le temps partiel lui est majoritairement réservé aux femmes.

Le temps éclaté des caissières
Le secteur du commerce occupe près de 350 000 travailleuses et travailleurs dont plus ou moins 90 % sous contrat salarié. La grande distribution englobe les chaînes de magasins spécialisés dans la vente de produits alimentaires ou non-alimentaires, par opposition au « petit commerce de détail indépendant ». Qui ne connaît Carrefour, Cora, Delhaize-Le-Lion, Aldi, Colruyt ou H&M, Ikea et autres Bricos ? Chacun, mais surtout chacune d’entre nous les fréquente en moyenne une fois par semaine. On y prêterait généralement peu attention au personnel de plus en plus pléthorique s’il n’y avait les caissières et quelques rayons à service comme le stand traiteur ou le secteur électroménager. Les travailleurs y sont de plus en plus invisibles parce que de moins en moins nombreux mais aussi parce que les horaires décalés en font une espèce d’armée de l’ombre. Depuis une vingtaine d’années, le travail à temps partiel s’est fortement développé dans ces entreprises, féminisant ainsi considérablement les postes de travail. Le contrat à temps plein est devenu une denrée rare réservé à l’encadrement et aux quelques hommes de métier que sont les bouchers et les boulangers. À la vente, dans l’ensemble du secteur, environ 70 % du personnel travaillent sous contrat à temps partiel. Dans les hypermarchés, par exemple chez Carrefour (hors administration et logistique), sur 15 191 personnes occupées 11 079 le sont à temps partiel, soit 73 % dont 9 792 sont des femmes (88 %) (chiffres CE 31.12.02). La répartition par catégories de fonctions montre clairement la discrimination hommes-femmes qui se traduit aussi par une différence de statut :
– catégories 2 et 3, employés + ouvriers, soit les catégories du personnel d’exécution = 3 366 hommes et 9 708 femmes, soit 74 % de femmes. C’est dans ces catégories que se trouvent tous les temps partiels, notamment les caissières ;
– cat. 4, postes d’exécutants avec une responsabilité considérée comme peu importante = 708 hommes et 1 273 femmes soit 64 % de femmes ;
– cat. 5, chefs de rayons = 802 hommes et 748 femmes soit 48 % de femmes ;
– cat. 6, chefs de secteurs = 444 hommes et 211 femmes soit 32 % de femmes ;
– cat. 7, directeur de magasin = 124 hommes et 21 femmes soit 14 % de femmes.
À partir de la catégorie 6 les fonctions sont exercées obligatoirement à temps plein. Le crédit-temps 4/5 ou mi-temps est inaccessible à ces cadres parce que perçu comme signe évident de démotivation.

Temps partiel, temps contraint…
Le travail à temps partiel, s’il correspond à un véritable choix de vie, ne pose pas de problème. Passons sur les contraintes familiales des femmes qui expliquent un « choix » peut-être pas aussi libre qu’il y paraît. Pour juger de la réalité du choix, il faut au moins vérifier la possibilité de réversibilité de celui-ci. Peut-on passer d’un statut temps partiel à un statut temps plein à la demande ? Ce n’est pas le cas dans le commerce. Le temps partiel dans la distribution est « choisi » pour environ 40 % du personnel concerné. Sur 100 temps partiels interrogés en 1991 (par la FTU, G. Valenduc et P. Vendramin) :
– 42 le voulaient pour s’occuper de la famille ;
– 39 n’avaient pas trouvé de temps plein ;
– 14 ne souhaitaient pas de temps plein.
Plus de 50 % des personnes concernées par le temps partiel ne l’avaient pas choisi. Avec, depuis lors, la suppression des indemnités de chômage complémentaires proposées à celles qui « acceptaient un temps partiel pour échapper au chômage » le pourcentage de temps partiel choisi a encore fortement diminué. On pourrait croire que le temps partiel a été instauré pour rencontrer les contraintes des travailleuses : avoir du temps pour les tâches familiales, pour les enfants, pour les parents vieillissants… dans une démarche volontaire visant à concilier vie professionnelle et vie privée. En réalité dans ce secteur, le temps partiel a explosé pour rencontrer la demande de flexibilité des employeurs.
La flexibilité-horaire. Accessibles de 8h30 ou 9h à 20h ou de 9h à 21h le vendredi, les grandes surfaces sont ouvertes pendant 11 à 12h par jour. La fréquentation des magasins n’est pas la même de 9 à 20h :
– le temps de midi et l’après 16h sont les moments d’afflux de clientèle ;
– le vendredi soir et le samedi sont les moments clés de la semaine ;
– les fins de mois produisent moins de chiffre d’affaires et on y observe une baisse de fréquentation de la clientèle ;
– et dans l’année, les veilles de fête et le mois de décembre constituent les moments les plus forts.
La logique économique veut qu’il y ait plus de personnel pour accueillir les clients à ces moments-là, essentiellement aux caisses. Il est donc beaucoup plus facile d’organiser le travail avec souplesse en casant des horaires de 3h/jour que de 7h/jour. Ce qui est valable pour la journée l’est pour la semaine et pour l’année : beaucoup de travailleurs aux moments forts, moins de travailleurs en période calme. La variabilité des horaires de semaine en semaine et de jour en jour est devenue la règle. On organise ainsi le travail avec un minimum de travailleuses interchangeables et aux horaires particulièrement souples.
La flexibilité salariale. Parmi les 70 % du personnel qui travaillent à mi-temps, peu de temps partiels ont des contrats supérieurs à 24h/semaine, la règle en grands magasins étant plutôt le contrat de 18h/semaine. L’employeur bénéficie là d’une main-d’œuvre disposée à gagner davantage et donc à prester des heures complémentaires. Qu’il n’utilise évidemment que quand il en a besoin. Il a donc des travailleuses vis-à-vis desquelles il prend un engagement à mi-temps (payées mi-temps en cas de maladie, congés, diminution du chiffre d’affaires, etc.) qui est disponible pour un nombre d’heures supérieur allant jusqu’au temps plein quand c’est nécessaire. Et c’est de plus en plus souvent nécessaire puisque dans le commerce aussi, on travaille « just in time » c’est-à-dire en sous-effectif permanent.
La flexibilité de l’échine. Lorsqu’on dépend d’un chef pour améliorer un quotidien précaire et que « faire des heures » est parfois une question de survie – il y a dans le secteur beaucoup de familles monoparentales et/ou à faible revenu –, il est important d’être souple et de rencontrer les impératifs du responsable. Les heures complémentaires demandées en dernière minute pour remplacer une malade, les changements d’horaire impromptus pour faire face à une soudaine affluence des clients sont autant de « services » qu’il faut pouvoir rendre, sans rechigner, sans réclamer l’éventuel sursalaire dû en cas de prestation d’un nombre élevé d’heures complémentaires si l’on veut continuer à bénéficier de ces heures complémentaires… « Faire des heures » est aussi pratiquement le seul moyen de voir son contrat de base rectifié à la hausse de manière définitive. Si la disponibilité n’est pas totale, commence la valse des horaires les plus farfelus : très tôt matin si l’on sait que je dois conduire les enfants à l’école moi-même ; tous les « tards » (après 18h) si j’ai un enfant à la crèche ou un mari qui travaille lui aussi à horaires décalés ou fait les nuits ; tous les mercredis après-midi si personne ne peut s’occuper de mes enfants après l’école… Qui a dit que « le temps partiel permet de concilier vie de famille et vie professionnelle » ?

Vie écartelée
Les horaires variables, prévus dans le meilleur des cas 3 semaines à l’avance mais souvent bousculés, ne permettent pas :
– de trouver un deuxième emploi à temps partiel chez un autre employeur qui ne peut se plier aux horaires imposés par le premier ;
– d’accéder à une formation. Les horaires des cours sont généralement fixes. Jusqu’il y a environ 3 ans, le congé-éducation payé permettant de suivre des cours dans la journée n’était accessible qu’aux temps pleins, aujourd’hui il l’est aussi aux temps partiels à horaire variable. Les travailleuses qui souhaitent suivre une formation voudraient le plus souvent essayer d’échapper au secteur et à sa flexibilité. Même dans le cadre d’un congé-éducation lorsqu’on est temps partiel, il n’est pas bien vu de s’absenter pour suivre une formation qui n’a pas de lien avec l’emploi occupé ;
– difficile de prendre rendez-vous chez des médecins spécialistes qui demandent souvent des délais d’un mois. J’ai rencontré des demandes d’horaires fixes émanant d’une travailleuse dont l’enfant était hospitalisé dans le cadre d’une leucémie, ou d’une autre dont le mari venait de décéder dans un accident et se retrouvait seule avec deux enfants : ces horaires fixes ont été refusés pour ne pas créer de précédent… ;
– comment s’engager dans la vie associative : comité des parents, club sportif ou autre si l’on ne sait jamais quand on va être disponible ?
– s’impliquer dans le travail lui-même paraît complètement dénué de sens. On ne rencontre pas les collègues, on vient prester ses 3 heures sans s’investir le moins du monde. Il n’est pas rare à l’occasion de grèves de plusieurs jours de voir des caissières faire connaissance avec la collègue jamais croisée auparavant alors que depuis des années elle occupe la même caisse qu’elles mais à d’autres moments ;
– s’impliquer dans le travail syndical est tout aussi incongru lorsque le travail lui-même a tellement peu de sens dans la vie.
Lorsque nous voulons consulter les travailleurs d’une grande surface ou les informer à travers des assemblées syndicales, il faut au moins en organiser six (3 par jour pendant 2 jours) si l’on veut toucher un maximum de personnel.

Du lundi au samedi…
Et le dimanche aussi ? Le débat sur les heures d’ouverture des magasins resurgit tous les dix ans. Certains veulent ouvrir 15 dimanches par an. D’autres voudraient que les magasins soient ouverts tous les jours jusqu’à 22 heures. Les mêmes aimeraient ouvrir tous les jours à 8h30 ou même plus tôt. Au nom des consommateurs ? Au nom de l’emploi ? En janvier dernier, à Petit Leez, le gouvernement annonce qu’en juillet 2004 au plus tard, il prendra des mesures visant à assouplir et simplifier la législation sur les heures d’ouverture des magasins, en particulier sur les zones touristiques. En réalité, les libéraux flamands (VLD) avaient déjà déposé un projet de loi sous le précédent gouvernement. Ils souhaitent que chaque commerçant puisse décider librement de ses heures d’ouverture. En avril, le ministre de l’Emploi, M. Vandenbroucke, consulte les interlocuteurs sociaux en demandant avis au Conseil national du travail. La Fedis (Fédération de la distribution) sort du bois et déclare être intéressée très concrètement à l’ouverture de six dimanches ainsi qu’à des fermetures à 21h tous les jours et à 22h le vendredi ou tous les jours à 20h, les jeudis vendredis et samedis à 22h. Surtout, elle remet en cause la capacité qu’ont les organisations syndicales d’intervenir sur les heures d’ouverture à travers l’adaptation du règlement de travail et la négociation des sursalaires pour heures matinales ou tardives. On sait que suite à un dépôt de préavis de grève chez quelques grands distributeurs, la Fedis a fini par capituler dans une demande conjointe avec les organisations syndicales au gouvernement de ne pas intervenir dans un débat qui concerne en premier lieu les interlocuteurs sociaux.

Que cache ce débat ?
Les organisations syndicales savent que l’élargissement des heures d’ouverture ne créera pas d’emploi mais augmentera encore la flexibilité du personnel en place. Personne ne les contredit… Les Classes moyennes tant au nord qu’au sud du pays n’en veulent pas au nom du droit à une vie équilibrée du petit commerçant. Les associations de consommateurs se disent satisfaites des heures d’ouverture et des trois dimanches conventionnels durant lesquels les commerces sont accessibles. En réalité, il y va « simplement » d’une guerre des parts de marché entre grands, moyens et petits distributeurs. La législation est aujourd’hui suffisamment souple pour permettre l’ouverture plus tôt le matin et même une quarantaine de dimanches par an dans les zones touristiques. L’obstacle le plus important à cette possibilité de consommer jour et nuit, c’est le personnel lui-même là où il est représenté efficacement par les organisations syndicales – c’est-à-dire dans la « grande » et, de plus en plus, dans la moyenne distribution. Ce qui était en jeu, bien au-delà des heures d’ouverture, c’est la pérennité de la concertation sociale et de la négociation collective. C’est la capacité des travailleurs de dire « non » à une flexibilité non négociée. De dire « non » à une insécurité permanente, insécurité salariale, insécurité du projet de vie, de dire « non » à la généralisation de la précarité et au travail sans qualité.
Réponses syndicales
Rien n’est plus difficile que de négocier le changement lorsqu’on sait qu’il va bouleverser toute la vie. Quand nous sommes confrontés à des évolutions de société et à des bouleversements dans l’organisation du travail que nous n’avons pu ou su anticiper, nous espérons être suffisamment forts que pour simplement dire « non ». Les organisations syndicales ont dit « non au temps partiel » au moment où il a commencé à se développer de manière menaçante. Cette attitude, parfaitement compréhensible et qui part de réflexes vitaux, était purement défensive à un moment où le rapport de force n’était déjà plus en faveur des travailleurs. De plus en plus, on se demande s’il n’aurait pas fallu dire « oui, mais à nos conditions » et y intégrer des garde-fous en matière de fixité des horaires, de possibilités de réversibilité (retour au temps plein possible à la demande), de valorisation salariale, etc. Aujourd’hui, nous devons nous battre au quotidien pour :
– la recomposition des contrats ;
– le niveau du contrat minimum à temps partiel à l’embauche (18 et 20h vers 20 et 22h) ;
– le maintien du 1/4h (après 4h de travail) : seul moment où l’on se rencontre à la cantine ;
– contre le pouvoir des chefs sur les horaires : ex. les îlots caisses (1) et la ré-appropriation de l’organisation du temps de travail par les caissières elles-mêmes ;
– aussi contre une précarité croissante : contrats à durée déterminée, intérimaires…
Et à plus long terme pour la réduction collective du temps de travail parce que le temps partiel tel qu’il est utilisé et réservé aux seules femmes ne permet pas l’égalité dans le travail. Pas d’égalité dans le travail signifie pas d’égalité dans le couple et la famille. La femme (et le mari de la femme) qui travaille à temps partiel considère qu’il est normal de prendre le ménage et les enfants en charge… La réduction collective du temps de travail des temps pleins sans réduire le temps de travail des temps partiels permet un rapprochement des statuts à terme et davantage d’égalité et reste un enjeu syndical majeur.

Irène Pêtre

(1) Les îlots caisses ont été négociés par la CNE dans un seul hypermarché, le Bigg’s de Waterloo devenu depuis un Carrefour. En bref, les caissières sont réparties en groupes hétérogènes de 15 personnes maximum. Chaque groupe reçoit un « pot d’heures » à effectuer par jour et par semaine. Chacune s’inscrit librement dans un horaire à la carte qui lui convient et une responsable arbitre les conflits s’ils surviennent. Fini le pouvoir du petit chef, moins d’absentéisme et plus de satisfaction chez les caissières, le rôle syndical étant de veiller à ce que le pot d’heures soit suffisamment élevé.

 

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