Dans le précédent numéro de Démocratie, nous nous étions penchés sur les diverses formules d’intéressement des travailleurs et leurs implications sur les principes mêmes du salariat. Nous avions constaté que ces formules, qui ont fleuri lors du XIXe siècle, vont à l’encontre des droits acquis par les travailleurs depuis 150 ans, au nom des prétendues valeurs du “capitalisme populaire”... Dans ce deuxième article, Felipe Van Keirsbilck revient sur les positions du patronat et des syndicats belges et sur les enseignements que l’on peut en tirer.


Les actuels projets du gouvernement arc-en-ciel ressemblent à ce que l’aile droite du CVP mitonnait avant la dioxine. D’où l’intérêt de revenir sur l’avis divergent du Conseil national du travail et du Conseil central de l’économie (1) du 16 juin 98 : employeurs et syndicats s’y expriment par rapport à une proposition de Leo Delcroix en faveur des fonds de participation (2). Du côté patronal, les demandes portent notamment sur les avantages fiscaux et ONSS de cette formule d’intéressement, sur la possibilité de sélectionner certains travailleurs et pas tous, etc. Trois revendications patronales méritent que l’on s’y attarde. Il s’agit du fait que l’introduction de membres du personnel dans l’AG, via l’octroi d’actions, ne peut pas être assortie d’une obligation de représentation au CA ; du fait qu’il ne peut pas être imposé d’apport minimal de l’entreprise au fonds de participation ; et enfin du fait que la priorité doit être donnée à l’utilisation des fonds de participation pour l’achat des actions de la société elle-même.
Ces trois positions méritent un bref commentaire. Primo, l’acquisition d’un fragment de pouvoir réel par les “travailleurs-actionnaires” doit être explicitement interdite. En d’autres termes, on veut bien votre argent, mais vous n’aurez pas le pouvoir normalement attaché aux actions. Secundo, le refus de se voir imposer un apport minimal revient à dire que les travailleurs devront cotiser au fonds de participation s’ils veulent leur petit dividende, tandis que l’entreprise se réserve la latitude de ne cotiser que les années de vaches grasses. Enfin, alors que le principe de base de l’investissement en bourse est la diversification de son portefeuille d’actions, voici des employeurs qui aimeraient imposer à leurs employés-collaborateurs-actionnaires d’investir dans une coopérative qui n’achète d’actions que d’une seule entreprise : la leur. En d’autres termes, on crée une masse d’épargne captive (et subventionnée par les honnêtes travailleurs) qui apporte, à la demande, du capital frais à l’entreprise. Ensuite, on renforce chez les adhérents la culture d’entreprise dans sa forme la moins désintéressée : grévistes, rêveurs ou simplement travailleurs non stakhanovistes seront plus promptement dénoncés par un collègue-actionnaire que par un bête collègue comme vous et moi. Enfin, on peut penser que le management de l’entreprise verra d’un bon œil la constitution d’un actionnaire sous ses ordres, susceptible s’il s’accroît de faire un tout petit peu pièce aux investisseurs institutionnels.

Côté syndical
Les représentants des travailleurs (CSC et FGTB) constatent pour leur part que la gamme des outils d’intéressement est déjà large, et qu’un statut fiscal et social très favorable leur est d’ores et déjà concédé. Ils relèvent que le succès de ces formules semble dépendre avant tout des incitants fiscaux et ONSS : si elles n’ont pas d’intérêt par elles-mêmes, ces formules serviront donc à engranger pour une minorité des avantages défiscalisés et désocialisés. Ils réaffirment que c’est au Conseil d’entreprise, au Comité de protection et de prévention au travail et via la délégation syndicale que les travailleurs participent à la gestion de l’entreprise, et déplorent que les formules prévues marginalisent ces instances. En particulier, une partie du revenu échapperait dans les faits à la négociation collective, pour dépendre de résultats de l’entreprise, qui eux-mêmes dépendent en grande partie de facteurs sur lesquels les travailleurs n’ont aucune prise. En outre, ils regrettent les discriminations qui seront introduites entre travailleurs (anciens et nouveaux, gros et petits revenus, etc.) ainsi qu’entre secteurs. Par exemple, près de 15 % des travailleurs belges appartiennent aux secteurs non marchands : ils n’auront pas accès à ces formules mais contribueront, en toute égalité, à les financer par leurs impôts. Les syndicats constatent également un partage des risques fondamentalement défavorable aux travailleurs qui seront liés durant cinq ans à la “bonne santé” de leur entreprise (du fait du caractère incessible des actions ou des parts dans la coopérative) tandis que l’entreprise ne cotisera que dans la mesure de ses résultats, avec pour conséquence que, si ces résultats sont mauvais, les travailleurs risquent de financer seuls le fonds de participation !

Arguments théoriques
Chez les économistes, trois arguments plaident pour la participation. Le premier est axé sur l’accroissement de la productivité individuelle. Le travailleur, sachant son revenu suspendu à un profit incertain, montrerait une motivation, une imagination et un sens des responsabilités accrus, un moindre absentéisme, et surtout ferait preuve d’une belle discipline. Aux gains de productivité s’ajouteraient donc des économies en personnel de contrôle et d’encadrement. Les travaux autour de cet argument mènent à deux conclusions dignes d’intérêt : premièrement, que la participation financière n’accroît durablement la productivité du facteur travail que si elle s’intègre dans un dispositif de participation réelle à la gestion de l’entreprise; ensuite – et surtout ! – que cet effet de motivation des travailleurs ne suppose pas une explicitation de la participation aux bénéfices. Des travaux français menés en 1998 indiquent en effet que les travailleurs sont motivés par un partage équitable de la valeur ajoutée, que cela se fasse par des " parts bénéficiaires " ou par des conventions collectives de hausses salariales.
Dans les années 80, des économistes américains réputés progressistes, autour de M. Weitzman, ont ajouté un argument de poids bien dans l’air du temps : la participation aux bénéfices, de par la flexibilisation de la masse salariale, créerait de l’emploi. La logique serait la suivante : si une part du salaire dépend des éventuels bénéfices, la part fixe peut être plus basse. Se basant, dans leurs prévisions, sur cette part fixe, les entreprises engageraient davantage. Malheureusement, la réalité ignore ici les lois de l’économie. Les évaluations concrètes ne confirment pas, dans les entreprises réelles, cette propension plus grande à embaucher. Cela s’explique parce que, d’une part, les décisions d’embauche et de licenciement ne reposent pas exclusivement sur un calcul coût/bénéfice, mais plus largement sur les nécessités de la production et sur les rapports de force sociaux; et d’autre part, les entreprises, soumises aux exigences de return de leurs actionnaires, intègrent évidemment dans leurs plans la ponction sur les bénéfices que représente la participation des employés; elles doivent donc viser un taux de rentabilité supérieur aux entreprises purement salariales – ce qui n’incite pas à l’embauche.
Un troisième argument a connu en Belgique son heure de gloire : les entreprises belges, pour se protéger des méchants raiders étrangers, ont besoin d’un ancrage national. Puisque les capitalistes belges n’ont pas su ou voulu l’assurer, les gentils travailleurs belges se sacrifieront pour la cause. C’est évidemment, par-delà tous les doutes qu’on peut avoir sur le patriotisme réel du capital, un argument qui a un peu vieilli depuis la chute en des mains étrangères de la Générale, de Tractebel, de Cockerill-Sambre, de la BBL, de Petrofina, etc. C’est surtout une façon de concentrer sur les travailleurs-actionnaires un risque financier non diversifié dont le marché tout-puissant ne veut apparemment pas…
Au-delà du débat économique, on peut proposer une réflexion plus fondamentale sur le choix de société que comporte le modèle de " participation ". Cette réflexion devrait se construire sur une analyse serrée de la nature exacte du salariat. La conception dominante, dans les milieux progressistes, est d’ordre juridique et institutionnel : le salariat est construit autour du contrat d’emploi qui échange subordination contre sécurité, et des " pactes sociaux " par lesquels les entreprises acceptent, pour prix de la paix sociale, de partager les gains de productivité. On ajoute généralement que ce modèle salarial " keynésien " est largement fonctionnel au capitalisme, puisqu’il a permis l’essor extraordinaire des " trente glorieuses ". S’il est prétentieux de contester l’intérêt de cette analyse, il serait dommage – et dangereux – de ne pas la compléter par une conception historique et politique du salariat. Cette conception insiste sur les conflits, plutôt que sur les pactes, qui ont fait émerger le salariat, et sur la contradiction, plutôt que la fonctionnalité, entre capitalisme et salariat. En réduisant le travail à sa dimension objective, le capitalisme souhaite le payer au prix minimum d’un utopique marché du travail. Le salariat, considérant aussi la dimension sociale du travail, impose de rémunérer le travailleur-sujet selon une répartition politique de la valeur ajoutée globale, tenant compte de l’évolution du coût de la vie, de l’âge, des charges familiales, de l’état professionnel, etc.

Effritement
Même si la Belgique est restée relativement à l’abri jusqu’ici, il faut donner la mesure du phénomène sur le plan mondial : en 1997, 58 % de la capitalisation boursière mondiale était possédée par les investisseurs institutionnels; autrement dit, les plus grands groupes mondiaux sont majoritairement financés par les " petits épargnants ". Pourquoi ? Il semble que les délices du capitalisme populaire et la propagande libérale n’aient joué qu’un rôle mineur : par contre, l’accumulation de la capacité d’épargne des classes moyennes, croisant la diminution de l’investissement dans le logement, a produit une demande massive de placements financiers. Dès lors, il faut examiner avec un peu d’esprit critique l’affirmation selon laquelle il n’y aurait plus, désormais, de patrons et d’employés, mais seulement une seule vaste classe moyenne de travailleurs-capitalistes. En effet, tout indique que seuls les employés supérieurs et la direction des entreprises des secteurs forts bénéficient réellement de ces formules. Plutôt qu’une seule classe, il faudrait voir l’émergence de trois groupes : les possédants de capitaux et d’entreprise, et une classe de travailleurs qui s’effrite par ses deux bouts (en haut, les salariés-actionnaires, cadres et dirigeants, qui profitent des garanties du salariat tout en tirant de leur patrimoine une part significative de leur revenu; en bas, des travailleurs précaires n’appartenant plus tout à fait au salariat, et tirant l’essentiel de leurs revenus d’une solidarité fiscalisée). Pour eux, bien sûr, il n’est guère question de bénéfices, pas plus que de participation. On prévoira plutôt en leur faveur des contrôles à domicile, de belles carrières dans la domesticité, ou des travaux d’utilité publique.
Sur le plan syndical, il faut se rappeler qu’il n’y a pas de création miraculeuse de richesse. Les bénéfices que " l’élite " des travailleurs peut escompter de formules participationnistes résultent exclusivement d’une triple modification du partage actuel de la valeur ajoutée. Au niveau des entreprises et secteurs d’abord, les salariés du non-marchand et des secteurs " faibles " financeront la participation. Au sein de chaque secteur, l’affaiblissement des conventions collectives accroîtra les inégalités. Au niveau de l’ensemble des travailleurs ensuite, les cadeaux fiscaux et en cotisations sociales se feront au détriment des bas revenus, des pensionnés, des chômeurs, etc. Enfin, la division entre travailleurs et l’affaiblissement de leurs organisations déplacera le partage de la valeur ajoutée en faveur du profit. Et ce n’est pas l’élite des salariés qui s’y opposera, puisqu’elle recueillera précisément les miettes de ce profit.
Reste ouverte la question de la stratégie : faut-il opposer un refus global ou tenter de limiter les dégats ? Il faut en tout cas être extrêmement clairs et combatifs sur le fait qu’il s’agit bien d’une tentative d’accroître l’inégalité au sein du salariat en trafiquant les institutions que les travailleurs se sont données pour partager la richesse qu’ils produisent. Certes, les critères actuels de ce partage n’ont pas de valeur sacrée, mais la question posée par les projets de "participation" n’est pas celle d’un aménagement du salariat mais bien de la sortie de celui-ci. Remplacerons-nous la répartition salariale, qui a produit des résultats inégalés dans la lutte contre la pauvreté, par un binôme prévoyance par l’épargne/assistance via l’impôt ?

Felipe Van Keirsbilck


(1) Le Conseil national du travail et le Conseil central de l’économie, réunis pour la circonstance, sont les deux instances paritaires (patronat/syndicat) au niveau interprofessionnel, c’est-à-dire au niveau de représentation de l’ensemble des entreprises et des travailleurs.
(2) Voir Démocratie n°4. Les fonds de participation rassemblent une part de l’épargne des travailleurs d’une entreprise pour l’investir dans des actions de cette même entreprise.

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