Une pression importante s’exerce depuis plusieurs années de la part de la Commission européenne, du patronat et des milieux politiques libéraux pour encourager (juridiquement, fiscalement, socialement) diverses formules d’intéressement des travailleurs, sous la forme d’une participation au capital ou aux bénéfices de l’entreprise. Le débat récent sur les stock-options en France en a révélé toute l’acuité. Qu’en est-il en Belgique ? Dans un premier article, Felipe Van Keirsbilck nous dresse ci-dessous un état de la question. Dans un second article à paraître, nous verrons quelles sont les positions – radicalement divergentes – du patronat et des syndicats belges dans ce débat.


En Belgique, le mouvement s’est accéléré depuis l’été 1998, avec deux " petites " lois et un grand projet sur ces questions, qui visait à permettre une percée décisive vers la participation financière. L’équipe Dehaene n’a pas eu le temps de le soumettre au vote, mais le nouveau gouvernement a inscrit ce sujet tout en haut de l’agenda 2000. Ce qui donne à réfléchir sur la continuité des politiques de droite entre un gouvernement dit de centre-gauche et celui-ci, que l’on peut appeler de " gauche-droite plurielle "... Il n’est donc pas inutile de proposer au lecteur des éléments d’analyse qui lui permettent de dépasser la sympathie naïve ou spontanée qu’évoquent obligatoirement des thèmes comme la participation de tous ou le partage des bénéfices.
Depuis 20 ans, les débats socio-économiques autour du travail ont fait l’objet d’un partage des tâches de facto : les libéraux se centrant sur la réduction du coût du travail, et les progressistes se centrant sur l’augmentation du volume de l’emploi. La juxtaposition sans confrontation de ces deux revendications peut laisser croire que la réduction du coût du travail conduit automatiquement à une création d’emplois, ce qui légitimerait d’autant plus le projet libéral puisqu’il deviendrait en même temps le principal moyen du projet progressiste (1). Par ailleurs, cette juxtaposition entraîne une culpabilisation des travailleurs et des militants progressistes sur le thème du salaire. La priorité légitimement accordée à l’emploi risque en effet de se traduire par une méfiance généralisée à l’endroit des revendications salariales. Enfin, elle conduit à une focalisation sur les arbitrages " salaire/emploi ", qui pousse en dehors du champ du débat l’arbitrage traditionnel " profits/revenus du travail " (ce deuxième terme emportant, faut-il le dire, aussi bien les augmentations salariales que les créations d’emplois ; la réduction du temps de travail sans perte de salaire augmente le revenu global du travail). Jusque là, c’est le niveau des salaires qui est mis en cause. Mais l’actualité met en cause la nature et les formes mêmes du salaire.
Ce n’est plus seulement le pouvoir d’achat, c’est le salariat dans son principe qui serait remis en cause.

Qu’est-ce que le salariat ?
" Tout travail mérite salaire " dit l’adage. Pourtant, depuis cinquante ans au moins, les choses se sont un peu compliquées. Tout travail, aujourd’hui, mérite salaire, et statut, et droit à des assurances sociales, et valorisation de la qualification, et j’en passe. L’heureux temps où l’on pouvait acheter du travail comme on achète du bétail, à la seule condition de le payer au prix du jour, est loin derrière nous. Il y a eu depuis une révolution progressive, qui s’appelle le salariat. Pour prendre la mesure de cette révolution, il faudrait se donner le temps de faire l’histoire de la rémunération depuis les premiers temps de l’industrialisation (2). Il en ressortirait au moins deux choses : d’une part, que l’idée de la participation aux bénéfices, loin d’être la Voie vers le XXIe siècle (titre de la déclaration gouvernementale), est une ornière dans laquelle s’est longtemps embourbé le capitalisme du XIXe siècle ; d’autre part, on identifierait quelques mouvements longs qui ont transformé les relations salariales : affirmation du droit à la liquidité, passage du paiement à la pièce au paiement à la journée puis au mois, prise en compte du coût de la vie, et surtout socialisation croissante de la rémunération. Ce dernier point est central dans la compréhension du salariat : malgré la persistance de formes juridiques (le contrat individuel de travail, etc.) qui laissent penser que chaque entreprise paie " son " employé pour le travail presté individuellement, il n’en va plus totalement ainsi. Concrètement, via les prestations de la Sécurité sociale, l’on ne vit pas uniquement de son salaire, et chaque salaire contribue aux revenus de l’ensemble des travailleurs. Cette large socialisation de la rémunération (un bon tiers des revenus du travail, en gros) a suivi, non sans conflits, la socialisation de la production des biens et services. Il y a 150 ans, on pouvait encore acheter à un artisan un produit qu’il avait conçu et fabriqué quasiment seul ; bien souvent, il avait même fait lui-même une partie de son outillage. La valeur ajoutée contenue dans ce bien, c’est lui et lui seul qui l’y avait mise. Aujourd’hui, le moindre article standarisé a demandé, pour sa conception, sa production, sa promotion, sa vente etc. la contribution de dizaines de travailleurs différents (3). À qui appartient sa valeur ajoutée ? Qui doit-elle permettre de rémunérer ? Si bien qu’il n’est pas excessif de dire que, désormais, l’ensemble des entreprises actives en Belgique contribue à rémunérer l’ensemble des travailleurs du pays : actifs, malades, chômeurs, pensionnés.
La salarisation a gagné, par vagues concentriques (4), la quasi-totalité de la population active, assurant à chacun, aux différents âges de la vie, un ensemble de garanties parfois résumées sans beaucoup de précision sous l’expression " emploi convenable ". La promotion de formes non salariales de rémunération du travail signifie automatiquement une tentative de sortie de cette société salariale.

Ce qui se trame
Actuellement, les rémunérations sous forme de participation au bénéfice ou au capital sont non seulement autorisées, mais même encouragées. En 1991, une révision des lois sur le commerce légalise les émissions de capital destinées par préférence au personnel (les parts bénéficiaires étaient déjà autorisées). Les dividendes des parts bénéficiaires ou des actions distribuées sont taxés à 25 %… qui doivent être comparés avec les taux des tranches supérieures d’impôt sur le revenu.
En 1998, une loi " Smet-Di Rupo " promeut les parts bénéficiaires en prévoyant qu’elles seules peuvent, sous certaines conditions, échapper à la " norme salariale " qui encadre les augmentations tous les deux ans. En 1999, la loi tranche le débat du statut des stock-options face à l’ONSS : exonération totale de cotisations sociales…
On comprend mal qu’aujourd’hui les organisations patronales expliquent le peu de succès de ces formules en Belgique par le manque de soutien que leur accordent les pouvoirs publics ! Encore faut-il insister sur un soutien extrêmement massif depuis 1997, et qui n’apparaît pas à première vue relié à la question de l’intéressement : il s’agit de la norme salariale, qui interdit de dépasser un certain pourcentage d’augmentations pour chaque période de 2 ans (5,9 % pour 99-2000, index compris). Le barrage opposé aux formes normales d’augmentation des salaires ne peut que détourner les revendications, là où il y a du " grain à moudre ", vers des formes non salariales de rémunération : petits cadeaux en nature, heures sup’ au noir ou... participations bénéficiaires.
Ce qui se trame d’important dans les projets du gouvernement, c’est la volonté d’étendre à l’ensemble du personnel l’idée de participation au capital. La simple participation aux bénéfices ne suffit pas (on verra pourquoi plus loin), et la distribution d’actions " à prix d’ami " – ou de stock-options – doit être réservée aux (très) hauts revenus, puisqu’il y a toujours un apport significatif de l’employé (5). Comment dès lors transformer l’employé de base dépourvu de capitaux à investir en actionnaire de son entreprise ? La réponse s’appelle " fonds de participation " : l’entreprise créera une coopérative dont l’objet unique est d’acheter des actions maison. Seuls ses travailleurs peuvent – librement – y adhérer, en versant une petite partie de leur salaire mensuel. À ces versements de fourmis épargnantes s’ajoute, les années favorables, un versement de l’entreprise elle-même. La coopérative utilise tout ce bel argent pour acheter des actions de l’entreprise elle-même, ce qui fait que les travailleurs adhérents deviennent indirectement propriétaires d’une (infime) part du capital. Formellement copropriétaires de l’entreprise, leur pouvoir de gestion est bien sûr absolument nul, plus nul encore que celui du petit porteur modèle standard. Mais si l’entreprise fait du bénéfice, et si l’Assemblée générale (dans laquelle ils comptent pour rien) décide de le distribuer, la coopérative touchera une (infime) part dudit bénéfice, et le distribuera aux adhérents, au prorata de leurs versements antérieurs. On comprend que le banc patronal exige d’importants cadeaux fiscaux en faveur d’un dispositif si mal doté par dame Nature.
Le succès de tels plans à l’étranger (en particulier les plans Esop aux États-Unis) repose, selon toutes les analyses, sur trois piliers : l’importance des cadeaux fiscaux (c’est-à-dire, en fin de compte, que ce sont les travailleurs des secteurs moins riches, payés en salaire, qui subventionnent les rémunérations extrasalariales), la faiblesse de la protection sociale (qui encourage chez les couches moyennes la prévoyance individuelle, donc l’épargne, par exemple sous forme de patrimoine boursier), et l’inégalité des revenus des ménages (qui résulte à la fois d’un faible encadrement conventionnel du marché de l’emploi, d’une fiscalité peu ou pas redistributive et de la faiblesse de la protection sociale).

Dans le prochain numéro de Démocratie, nous verrons quelles sont les positions – radicalement divergentes – du patronat et des syndicats belges par rapport à cette question. Il y sera, entre autres, question de la confiscation exigée par les employeurs du pouvoir normalement attaché aux actions, ainsi que de l’état actuel du débat entre économiste sur cette question.

Felipe Van Keirsbilck

(1) Du moins tant que personne ne pointe le caractère déflationniste de cette stratégie de réduction forcenée du coût du travail.
(2) Le Droit de l’Employé de février 1999 propose un survol de cette histoire.
(3) Si l’on voulait inclure dans ce compte tous ceux qui ont produit les outils qui ont permis de concevoir, produire, transporter, etc. l’article en question, on retrouverait non des dizaines, mais bien souvent des centaines de travailleurs !
(4) Les premiers bénéficiaires des garanties liées à l’emploi n’ont pas été les ouvriers, mais bien d’abord les fonctionnaires, puis les employés, et seulement assez tardivement les ouvriers. Un certain nombre de revendications actuelles des indépendants, par exemple quant à leur statut social, relèvent chez eux d’une aspiration (informulée) à la salarisation.
(5) Ainsi, dans cette " économie de partage ", comme disent ses apôtres, il faut payer pour être payé. Voilà un dépassement hyperbolique du bon vieux " on ne prête qu’aux riches "…