L’âge de la retraite est un sujet de discussion dans beaucoup de pays européens. En France, il a occasionné des manifestations, y compris de lycéens. En Belgique, l'âge légal de la retraite est fixé à 65 ans, ce qui est avant tout l'âge auquel s'éteint le droit aux allocations de chômage et d'assurance maladie. Contrairement à certains pays, le système belge ne permet pas de ne prendre, à partir d'un certain âge, qu'une «partie» de sa pension tout en continuant à travailler et à se constituer des droits. Une lacune.

 

Contrairement à ce que disent certains, il n’y a pas de «politique européenne de relèvement de l’âge de la retraite», si on entend par là qu’une instance européenne (la Commission? le Conseil?) aurait pris une décision qui «obligerait» les pays membres à procéder à une telle mesure, et les dégagerait de leurs propres responsabilités en la matière.
Il est cependant vrai que la matière des pensions fait l’objet d’une «méthode ouverte de coordination» dans le cadre de laquelle les États membres de l'Union confrontent leurs analyses et leurs expériences. Et que les politiques ressenties par leurs pairs comme des aberrations peuvent se retourner contre les États membres concernés. La question des pensions a par exemple pesé de son poids dans le manque de sympathie de certains pays à l’égard des problèmes de financement de l’État grec. L’Allemagne et les Pays-Bas, en particulier, qui venaient de décider des mesures de restrictions dans leurs propres régimes de pension, ne voyaient pas pourquoi leurs contribuables aideraient à résorber un endettement provoqué en partie par le coût d’un système de pension grec globalement peu efficace, mais réservant à ses privilégiés un sort qu’envieraient des pays socialement plus avancés. Et la gouvernance économique qui est en train de se mettre en place sur le plan européen pourrait accentuer ces pressions.
Les pays européens sont confrontés à quelques enjeux communs. Dans le cas des pensions, il s’agit essentiellement de l’augmentation de l’espérance de vie: dans le cas d’un départ à la retraite entre 60 et 65 ans, on a la perspective de bénéficier de sa retraite pendant plusieurs années, et même dizaines d’années. Mais cet enjeu commun n’est qu’un des nombreux éléments qui interviennent dans la problématique du financement des retraites; sur presque tous les autres aspects, dont certains sont bien plus importants, les pays européens se trouvent dans des situations substantiellement différentes.
C’est le cas pour ce qui concerne les deux seuls paramètres incontournables de la problématique : la capacité économique générale du pays et la façon dont la richesse est répartie entre les citoyens. On peut d'ailleurs noter, à ce niveau, une évolution intéressante dans le discours européen. Il y a quelques années, on insistait surtout sur le coût de la protection sociale. Désormais, on met aussi en avant la plus-value qu’elle peut représenter, non seulement sur le plan du bien-être et de la justice sociale, mais aussi sur le terrain économique; et sur le fait qu’il n’y a en tout cas aucune contradiction entre un haut niveau de protection sociale et un haut niveau de performance économique, comme le montrent justement certains pays européens, voire l’Europe dans son ensemble. Ce qui n’empêche que, dans le cadre de ce consensus, il reste une place importante pour le débat politique sur les limites de la solidarité… et un large espace pour des différences importantes entre États membres.
Il existe aussi des différences substantielles entre États européens en ce qui concerne l’organisation de leur protection sociale. S’agissant des retraites, un point essentiel est par exemple de savoir si les institutions de retraite doivent être financièrement autosuffisantes ou peuvent compter sur une forme quelconque de solidarité dans le cadre du financement général des pouvoirs publics, ou à tout le moins du financement global de la sécurité sociale.
Si les Pays-Bas ont décidé de relever l’âge de la retraite 1, c’est en raison du déséquilibre financier de leurs fonds de pension sectoriels privés, investis en grande partie dans des actions d’entreprises, et mis à mal par les débâcles boursières qui se sont succédé depuis le début du XXIe siècle, bien avant la crise des «subprimes» américains.
Dans le cas de la Belgique, où les pensions légales sont financées par les gestions globales respectives des régimes de sécurité sociale des salariés et des indépendants, le premier réflexe, lorsqu’on évoque l’âge de la retraite, est de relativiser son importance dans le cadre global de la sécurité sociale. «L’âge légal de la retraite», en Belgique, est fixé à 65 ans, mais sa principale portée pratique ne concerne pas la possibilité de demander sa pension (celle-ci peut être demandée dès 60 ans si on a au moins 35 années de carrière) ni l’obligation de mettre fin à sa carrière (rien n’empêche, dans le secteur privé, de continuer à travailler après 65 ans… pour peu que l’on trouve un employeur). Soixante-cinq ans est avant tout l’âge auquel s’éteint le droit aux allocations de chômage et d’assurance maladie. Lorsqu’on a reporté l’âge de la retraite des femmes, cela s’est traduit par un ralentissement de l’augmentation des dépenses de pension, mais par un accroissement des dépenses de chômage et d’invalidité.
En réalité, dans le secteur privé, «prendre sa pension» consiste moins, dans la majorité des cas, à quitter son milieu de travail, qu’à passer d’une caisse sociale à l’autre2. Les données disponibles datent de 2002, avant les mesures du «pacte des générations» 3 qui ont notamment restreint les conditions d’accès à la prépension, et il est possible qu’une actualisation conduise à les relativiser quelque peu. Mais on doute que les ordres de grandeur aient fondamentalement changé.
C’est ce qui explique que, dans le débat politique belge, même de la part des milieux patronaux et de droite, la question de «l’âge légal de la retraite» passe au second plan par rapport à ce qu’il est convenu d’appeler «l’âge effectif de la retraite»: à savoir l’âge où la personne ne se considère plus comme disponible pour le marché du travail après avoir perdu un emploi4. Autrement dit, la question de l’âge de la retraite est avant tout la question de l’emploi des travailleurs âgés. Et il va de soi que cette question ne peut être réfléchie abstraction faite de la question de l’emploi en général, à commencer par celui des jeunes.
S’il existe en la matière une approche européenne, elle correspondrait en fait plutôt à cette approche belge. Dans l’avis qui vient d’être rendu (20.1.2011) sur le «Livre Vert» de la Commission européenne, le Comité économique et social européen se déclare «sceptique face à l’idée qu’un simple relèvement de l’âge de départ à la retraite pourrait résoudre les problèmes liés aux défis démographiques. Il est plutôt d’avis qu’une telle mesure pourrait faire basculer des millions de personnes âgées sous le seuil de pauvreté, en particulier parmi les femmes. Il convient de relever l’âge réel de départ à la retraite à l’âge légal de départ à la retraite grâce à des mesures encourageant le prolongement de la vie professionnelle accompagnée d’une politique efficace en matière de croissance et d’emploi» 5 estime encore le Comité économique et social.

L’emploi des travailleurs âgés

Les travailleurs âgés peuvent être victimes de discriminations sur le marché de l’emploi, c’est-à-dire de refus d’embauche qui ne sont pas justifiés par les caractéristiques intrinsèques de l’emploi à pourvoir.
Lutter contre ces discriminations conduit à mettre en cause certaines représentations, surtout lorsque la discrimination à l’âge s’accompagne de discriminations sur d’autres plans. Les médias se font l’écho de discussions sur certaines professions emblématiques, comme hôtesse de l’air ou présentatrice de télévision. Mais on peut multiplier les exemples.
Au-delà des discriminations , il peut arriver que les travailleurs âgés soient objectivement dans l’incapacité d’occuper certaines professions. L’âge est corrélé à une certaine détérioration des capacités physiques et cognitives, qui influence les performances au travail et augmente le risque d’absentéisme au travail. Dans la rigueur des principes, ce n’est pas l’âge comme tel qu’il convient de considérer, mais l’état de santé effectif de la personne concernée. En soi, les problèmes de santé peuvent concerner aussi des personnes jeunes. Tout au plus faut-il considérer que ce type de difficulté se présente statistiquement davantage dans les populations âgées, et doit-on en tenir compte pour définir les politiques. Certains refus d’embauche de travailleurs âgés ne proviennent en fait pas d’un examen médical concret, mais du risque, réel ou imaginaire, escompté par l’employeur.
Indépendamment d’un problème de santé concrètement constaté, l’âge influence la «capacité d’adaptatiob» du travailleur, autrement dit sa mobilité. Ce point est par exemple couramment admis dans les évaluations de l’incapacité de travail en vue de l’octroi d’indemnités d’invalidité, d’accident du travail, etc. Il s’agit ici moins de capacités intrinsèques de la personne que de la représentation de ce qui est normal dans une société donnée. Si par exemple retrouver un emploi requiert une réorientation fondamentale de la carrière, y compris une nouvelle formation de base, on admettra qu’une telle réorientation est plus facile (du point de vue de la personne concernée comme du point de vue du système appelé à contribuer financièrement à cette réorientation) pour un jeune que pour un travailleur en fin de carrière. La même considération peut être émise en ce qui concerne la mobilité géographique et autre.

Les transformations du travail

La prépension, en Belgique, a été créée au milieu de la décennie 1970, dans le contexte de ce qui était perçu à l’époque comme une crise économique liée aux chocs pétroliers, et qui s’est avéré être une mutation fondamentale dans la division internationale du travail et dans les processus de production. Une génération entière d’ouvriers a été brutalement confrontée à la disparition de pans entiers de l’industrie, ou à la transformation radicale de leurs métiers et des exigences de qualification qu’ils comportent. Très peu de temps après, l’informatique a opéré les mêmes transformations dans les «emplois de bureau».
Cela ne signifie pas qu’on a assisté à la «fin du travail». Cette restructuration ne s’est pas traduite, au contraire même, par une diminution de l’activité économique générale. Au niveau de l’emploi dans les secteurs concernés, elle a vu apparaître d’autres métiers, qui ont compensé, au moins partiellement, la disparition des anciens emplois. Et surtout, cette restructuration n’a en rien diminué le «besoin de travail» dans d’autres secteurs de la vie sociale.
Il est cependant vrai que le travail ne prend plus nécessairement la forme de l’emploi stable à temps plein, emblématique de la condition ouvrière ou du travail de bureau jusque dans les années 1960.
Qu’il s’agisse de durée journalière ou hebdomadaire de travail, d’horaires de travail, de stabilité de l’emploi, se multiplient des formules nouvelles qui nécessitent un nouvel encadrement juridique, mais modifient aussi les rapports entre l’emploi et la protection sociale.

Transition entre l’activité et l’inactivité… et vice-versa

On peut voir au niveau européen apparaître une forme de consensus sur le fait que l’ «âge de la retraite» ne doit plus se concevoir comme une transition radicale entre un emploi à temps plein et une retraite complète, comme c’était le cas naguère, et comme cela reste la norme dans la fonction publique.
Plusieurs pays, notamment les pays nordiques, ont adapté leur système de pension pour permettre aux travailleurs de prendre à partir d’un certain âge – généralement 60 ans – une partie de leur pension (le quart, la moitié, les trois quarts…) tout en continuant à travailler et à se constituer des droits à la pension (en général, cette possibilité est limitée à un certain âge, généralement 67 ans).
Le système belge des pensions ne comporte pas cette possibilité. Il permet aux pensionnés de travailler avec maintien de leur pension, dans des limites assez larges (21.500 euros de salaire par an), mais ce travail, même s’il est déclaré à la sécurité sociale, n’ouvre pas de droit supplémentaire à la pension.
Le système des prépensions permet de reprendre le travail en conservant son «statut de prépensionné» (c’est-à-dire les conditions spécifiques d’octroi des allocations de chômage) et l’indemnité à charge de l’employeur. Mais, pendant la reprise du travail, le travailleur ne bénéficie normalement pas d’allocations de chômage. Et sauf dans le cas (peu fréquent dans la pratique) où cet emploi procurerait un salaire supérieur à celui dans le cadre duquel le travailleur a été prépensionné, il n’a pas non plus d’effet sur le montant de la pension 6.
Il existe des formules de «transition souple vers la retraite», dans le cadre du crédit-temps ou dans le cadre de la «prépension à mi-temps», mais ces formules supposent que le travailleur bénéficie d’un emploi stable et à temps plein au moment où il arrive dans les catégories d’âge concernées, et se limitent en réalité à un aménagement du temps de travail dans le cadre d’un emploi déterminé.
Le système social belge comporte peu de formules permettant à un allocataire social d’améliorer son sort (ses revenus actuels et le montant futur de sa pension) en travaillant dans un autre cadre que l’emploi stable et à temps plein.
Seul, en réalité, le régime de l’assurance maladie invalidité possède une règle simple (la possibilité d’accomplir n’importe quelle activité du moment que le médecin-conseil admet qu’elle n’aggrave pas le risque d’incapacité de travail) et une modalité avantageuse de cumul entre le revenu d’une activité et l’allocation sociale. Ce système est cependant limité, par définition, aux personnes reconnues incapables de travailler, et qui utilisent la «capacité résiduaire» admise par le système. Si le travailleur travaille au-delà d’une certaine limite 7, on considérera qu’il manifeste ainsi sa capacité de travail, ce qui le renverrait vers le système du chômage, où les règles sont beaucoup plus rigides et compliquées.
Cette problématique ne concerne pas uniquement les chômeurs âgés. Si le fameux système dit de l’activation des chômeurs, par ailleurs critiquable sous plusieurs aspects, a tout de même un mérite, c’est d’avoir fait émerger dans toute son ampleur la problématique des personnes désormais cataloguées comme «très éloignées de l’emploi», naguère voilée par un système qui ne se préoccupait guère de reclassement professionnel. À juste titre, on se préoccupe désormais d’offrir à ces personnes un accompagnement adapté à leur situation. Reste à voir si cette préoccupation se traduira par des mesures concrètes et des moyens à la mesure de la problématique, mais ceci est une autre question.
Essentielle – et à ma connaissance non réfléchie jusqu’à présent – est la question de savoir quel est l’objectif poursuivi par ces efforts. Si cet objectif est un emploi stable à temps plein permettant de sortir durablement, voire définitivement du statut d’allocataire social, on peut prédire dès à présent que, dans une proportion non négligeable de cas, il ne sera rempli que partiellement.
La réglementation du chômage a besoin d’une réécriture des conditions dans lesquelles un allocataire social peut exercer une activité sans perdre le bénéfice de son allocation. Il n’entre pas dans l’objet de cet article d’entrer dans les détails techniques de cette réécriture. Celle-ci doit cependant respecter les principes suivants:
• être simple; ceci requiert qu’une seule règle soit applicable à toutes les formes d’activité, comme c’est le cas dans l’assurance maladie, au lieu de la dizaine de systèmes que comporte actuellement la réglementation;
• être lisible par l’allocataire social; la modalité concrète de cumul peut avoir sa complexité, mais elle doit pouvoir se traduire par un principe simple: toute augmentation du revenu d’activité doit se traduire par une augmentation du revenu global;
• être incitative: l’augmentation du revenu global ne doit pas nécessairement correspondre à 100% du revenu d’activité, mais elle doit tout de même être substantielle;
• elle doit être couplée au contrôle de la disponibilité pour le marché de l’emploi, pour déterminer dans quel cas on peut considérer que l’occupation incomplète est un objectif satisfaisant de réinsertion, et dans quel cas l’assuré social – et le système ! – doivent poursuivre leurs efforts en vue d’un élargissement de l’activité ou d’une sortie complète du chômage.

Conclusion

Il vaut à tout le moins la peine de se demander s’il ne faut pas intégrer en Belgique le système, expérimenté par plusieurs pays nordiques, permettant de prendre partiellement sa retraite tout en continuant à se constituer des droits à la pension. Un tel système semble en tout cas répondre, mieux que l’actuel système des activités autorisées des pensionnés, à la problématique des personnes – dont on peut penser qu’elles formeront le groupe majoritaire dans les générations futures – qui se présentent à l’âge de la retraite avec des capacités de travail à peu près intactes, mais des perspectives de pension assez médiocres – notamment parce que leur carrière est incomplète du fait qu’elle a commencé après 20 ans.
En tout cas, il faut améliorer le système permettant à des travailleurs en chômage d’améliorer leur sort – leur revenu actuel, et éventuellement leur pension future – grâce à d’autres activités qu’un emploi stable à temps plein. Cette réforme a une importance particulière pour beaucoup de chômeurs âgés, qui doivent faire le deuil de la carrière accomplie antérieurement. Mais elle concerne en fait l’ensemble des chômeurs, et particulièrement ceux désormais catalogués comme «éloignés de l’emploi».


 
1. Le gouvernement de centre-droit Balkenende avait décidé de porter l’âge de la retraite à 66 ans au 1.1.2020 et à 67 ans au 1.1.2025. Le gouvernement mis en place suite aux élections de 2010 n’a, pour l’instant, retenu que la première phase de cette réforme.
2. Voir à ce sujet le tableau publié dans l’article Faut-il relever l’âge de la retraite ? , Démocratie du 15 mai 2010.
3. Adopté en octobre 2005 contre l'avis des syndicats, le Pacte des générations devait décourager les prépensions.
4. Voir à ce sujet: P. Palsterman, Le financement des pensions, CH CRISP 2088-2089, mars 2011.
5. CESE 72/2011, 20 janvier 2011, cité aussi dans P. Palsterman, op. cit. CRISP ; on trouvera dans la même contribution la résolution du Parlement européen, qui va dans le même sens.
6. Il pourrait même, selon les interprétations actuellement reçues par l’ONP, avoir des conséquences négatives ! Mais il n’entre pas dans l’objet de cet article de creuser cette controverse technique.
7. Dans la pratique, cette limite se situe aux environs d’un emploi à mi-temps, sauf éventuellement s’il s’agit d’un emploi en atelier protégé.

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