Dans les deux précédents numéros de Démocratie, nous avons ouvert le dossier « Pensions » en abordant tout d’abord les enjeux liés à l’âge de la retraite (« Faut-il relever l’âge de la retraite ? »), puis en nous penchant sur le travail des pensionnés et les pensions de survie. Pour clore ce dossier d’actualité, nous nous pencherons dans les lignes qui suivent sur la question des pensions en cas de divorce et de séparation.


Les pensions de survie protègent le conjoint survivant lorsque le « chef de ménage » décède. Qu’en est-il si la protection que le conjoint sans revenus propres suffisants trouvait dans le mariage disparaît parce que le couple se sépare ou divorce ? Il s’agit certainement d’une question importante de notre époque. Certains estiment même qu’il s’agit d’un « nouveau risque social », au même titre que les risques sociaux traditionnellement pris en charge par les assurances sociales 1.
Une partie de la réponse à cette question se trouve dans le droit familial, sous forme de pension alimentaire. Mais, au cours des dernières années, les réformes successives du droit familial n’ont cessé d’assouplir les conditions du divorce et de la séparation, et de réduire les obligations des époux entre eux dans de tels cas. De nombreux couples vivent d’ailleurs en dehors des liens du mariage, et ne contractent donc aucun engagement juridiquement formalisé de cohabitation, ni d’entraide lorsque la cohabitation prend fin. Ces évolutions juridiques répondent à des évolutions sociétales. En dehors peut-être de quelques milieux religieux (de tradition chrétienne), on a aujourd’hui plus de compréhension pour l’époux (le plus souvent l’homme) qui souhaite « refaire sa vie » et accorde la priorité à son nouveau ménage, et moins de compréhension pour le « conjoint délaissé » (le plus souvent la femme) qui « s’accroche aux bénéfices du mariage », au lieu de « s’assumer », y compris sur le plan professionnel.
Pour ce qui est du système social, si l’un des conjoints ne dispose pas de droits propres suffisants, il peut évidemment faire appel à l’assistance : le revenu d’intégration sociale ou l’allocation de remplacement de revenus pour handicapés, pendant la vie active ; la garantie de revenu aux personnes âgées, à partir de 65 ans. Le système des pensions de travailleurs salariés, de son côté, prévoit deux dispositions :
– le partage de la pension, en cas de séparation ;
– la pension de conjoint divorcé.

Partage de la pension en cas de séparation

Lorsque les conjoints vivent séparés, ils peuvent revendiquer le paiement d’une partie de la pension de l’autre, en manière telle que chacun touche au moins la moitié de la pension au taux « ménage » qui serait payée s’il n’y avait pas séparation. Les droits du conjoint séparé viennent donc en réduction de la pension de l’autre.
Le système est une application en cas de séparation du principe de la pension « ménage ». Comme le « taux ménage » lui-même, il ne trouve à s’appliquer que si l’un des conjoints ne bénéficie pas de droits propres suffisants. Dans le cas contraire, chaque conjoint touche ses propres revenus. Comme le taux ménage, il ne s’applique qu’entre conjoints mariés ; il ne s’applique pas aux cohabitants non mariés, même s’il s’agit de cohabitants légaux. Cette différence de traitement est cohérente avec le statut respectif des époux et des cohabitants légaux. Le devoir d’entraide entre époux subsiste en cas de séparation, tant que le mariage n’est pas dissous. Il est donc logique que la pension reste attribuée au « taux ménage », puisque le conjoint à la pension la moins élevée reste à charge de l’autre. En toute cohérence, on aurait pu en rester là, et renvoyer les époux aux règles du droit familial. La division de la pension a le mérite d’offrir une modalité de contribution alimentaire, applicable sans frais et sans procédure judiciaire, qui dans la majorité des cas correspondra à ce qu’aurait décidé un juge.
Il existe des propositions pour généraliser cette modalité, même s’il s’agit de pensions « isolés ». Ces propositions posent plusieurs questions. Est-il possible de régler toutes les conséquences d’une séparation dans le cadre de la sécurité sociale, sans les nuances prévues par le droit familial ? N’est-il pas paradoxal d’imposer par le biais de la sécurité sociale un devoir d’entraide qui n’existe pas en droit civil entre cohabitants non mariés, et a été fortement réduit entre (ex-)époux par les dernières lois sur le divorce ? Et ceci, dans un contexte où, de l’aveu général, les pensions légales belges se situent à proximité du seuil de pauvreté, voire en dessous.

Pension de conjoint divorcé

Le conjoint divorcé peut obtenir une pension de retraite sur la base des prestations de son ex-conjoint pendant les années de mariage. Ces prestations sont prises en compte à raison de 62,5 % des rémunérations, diminuées des rémunérations propres du demandeur. Les droits du conjoint divorcé ne réduisent pas ceux du pensionné ; il s’agit en somme d’un droit dérivé.
Ce système pose plusieurs questions, tant du point de vue du régime que du point de vue du bénéficiaire. Du point de vue du régime, contrairement aux pensions de survie, il ne s’agit pas d’un simple système de réversion : le système peut conduire à payer deux pensions sur la base d’une seule cotisation.
Du point de vue du bénéficiaire, le « taux de remplacement », par rapport au salaire du conjoint, assuré par le système est donc de 60 % x 62,5 = 37,5 %. Ce n’est pas un taux très élevé.

« Responsabiliser » ?

Certains se sont demandé s’il ne fallait pas responsabiliser le conjoint en réduisant sa propre pension. C’est la portée de propositions de loi déposées à la Chambre et au Sénat par les partis libéraux 2. La variante MR de cette proposition consiste à autoriser les époux, pendant la vie commune, à faire une déclaration selon laquelle une partie des cotisations de l’un est destinée à constituer une pension au profit de l’autre. La variante VLD prévoit une application automatique de cette modalité lorsqu’un des époux « réduit sa carrière professionnelle ».
Que penser de telles propositions ? On passera sur les questions techniques qu’elles posent, notamment, dans la version VLD, la définition exacte de « réduction de la carrière professionnelle » ; dans la version MR, on peut se demander qui, concrètement, aura la grandeur d’âme (ou la sottise ?) de faire la déclaration envisagée, c’est-à-dire renoncer irrévocablement à une partie de sa pension, quelles que soient les circonstances de l’hypothétique divorce et ses propres conditions de vie après ce divorce.
Plus fondamentalement, on peut s’interroger sur la cohérence de cette proposition avec l’évolution du droit familial. Pourquoi maintenir entre pensionnés, par ailleurs au niveau des seules pensions légales, dont tout le monde s’accorde à dire que leur montant ne s’écarte guère d’un « minimum vital », un devoir d’entraide qui n’existe pas entre « cohabitants légaux » et a été fortement réduit entre époux ?
Du point de vue du régime, il peut évidemment paraître paradoxal d’accorder deux prestations sur la base d’une seule cotisation. Mais le fait que la sécurité sociale paie davantage à des époux séparés ou divorcés qu’à des époux vivant ensemble ne se présente pas seulement dans le domaine des pensions. Du point de vue des bénéficiaires, contrairement à ce qu’on entend parfois dire, il ne s’agit pas à proprement parler d’une « prime au divorce » : financièrement, les époux vivraient aussi bien, sinon mieux, ensemble sur la base d’une seule pension au taux « ménage » que séparément sur la base de deux pensions, dont une d’un taux assez médiocre.
À partir du moment où on accepte que le divorce et la séparation sont des « risques sociaux » qui ne peuvent plus s’assumer dans le cadre du droit familial, il faut bien en tirer les conséquences dans le système social lui-même. Ce qu’on peut éventuellement se demander, c’est si les conséquences financières du divorce doivent être couvertes par un « droit dérivé » à charge du régime de pension de l’autre conjoint, et calculé sur la base du salaire de celui-ci, ou représentent un risque sociétal à couvrir sur une base plus large — en pratique, dans le cadre belge, par l’assistance.

Jusqu’où ?

On peut aussi se demander si le même risque n’est pas subi par des couples non mariés. Socialement, c’est sans doute le cas. La question, dans ce domaine, est de savoir jusqu’où le système social doit assumer les choix privés des personnes. La réponse actuelle est que les couples non mariés, ne prenant aucun engagement juridique de cohabitation durable ni aucun engagement d’entraide après la fin de la cohabitation, ne sont pas non plus protégés contre les conséquences de leurs choix familiaux au niveau de la pension, si leur cohabitation prend fin.
Au bout du compte, le système en vigueur a sa cohérence. On peut dire sur la pension de conjoint divorcé la même chose que sur la pension de survie : pour se passer entièrement de « droits dérivés », il faudrait que le système social offre, en droit propre, une prestation indépendante de conditions de carrière, autrement dit une pension nationale de base. La question que posent de telles pensions tient à leur financement. Logiquement, si elles profitent à l’ensemble de la population, elles devraient aussi être payées par l’ensemble de la population et sur l’ensemble des revenus. En pratique, en Belgique, un tel système, pour être équitable, impliquerait essentiellement un effort accru des travailleurs indépendants, des fonctionnaires nommés à titre définitif et des bénéficiaires de revenus mobiliers et immobiliers. De ces différents groupes, le premier au moins a eu largement l’occasion de faire connaître son point de vue, par le biais de ses organisations représentatives. Et ce point de vue, faut-il le dire, est une opposition catégorique à toute augmentation d’impôt ou de cotisation. Tant que cette donnée politique ne se modifiera pas, il faudra bien travailler à partir du système en vigueur, avec ses qualités et ses défauts.



1. Cf. par exemple Jane Jenson : Redesining citizenship after neoliberalism, moving towards social investment; in Nathalie Morel, Bruno Palier, Joakim Palme (dir.), « What future fort social investment », rapport de recherche, Stockholm, Institute for futures study, 2009.
2. Proposition MR : Reuter e.a. Doc. Chambre 52/1053/001, 11.4.2008 ; Proposition Open VLD : Chambre : De Block e.a., doc. Chambre 52/1443/001, 25.9.2008 ; Sénat : Taelman e.a., doc. Sénat 4-964/1, 15.10.2008.

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