La fraude sociale est un concept particulièrement vague qui rassemble des pratiques aussi diverses que les arrangements à la petite semaine des allocataires sociaux cherchant à nouer les deux bouts avec des indemnités inférieures au seuil de pauvreté (772 euros pour un isolé), mais aussi la traite des êtres humains liée à la criminalité organisée. Depuis les « veuves joyeuses » des logements sociaux qui divorcent fictivement pour percevoir des allocations d’isolé jusqu’au négrier exploitant une main-d’œuvre dénuée de tout droit, le portrait-robot du fraudeur social est flou. Ou plutôt, il a plusieurs visages.


En matière légale, cette diversité se traduit par un empilement relativement peu coordonné de législations et, en pratique, par la juxtaposition d’un nombre impressionnant de services d’inspection opérant sans logique globale – même si la cohérence dans la lutte s’est accentuée depuis la création, en octobre 2006, du Service d’informations et de recherches sociales 1. C’est du moins ce qui est ressorti d’un colloque organisé sur le sujet par l’École de sciences criminologiques de l’ULB. Pour tenter de mettre de l’ordre dans ce fourre-tout, un projet de code pénal social a d’ailleurs été déposé à la Chambre le 30 mars 2007. Selon Fabienne Kefer, professeur de droit à l’ULg qui a présidé les travaux de la Commission d’élaboration de ce code, il vise principalement deux objectifs : rendre le droit pénal social lisible et accessible, y rétablir la cohérence qui lui faisait défaut avec la multiplication non coordonnée de nouvelles législations.

Un modèle à suivre ?

La lisibilité semble d’ailleurs devenir un enjeu central en matière de fraude sociale : ironisant sur la complexité croissante de la réglementation en matière d’indemnisation des chômeurs, M. Karel Baeck, administrateur général de l’ONEm, lance cette boutade de nature éminemment criminologique sur l’estompement de la norme : « Quand les règles deviennent à ce point complexes que plus personne ne les maîtrise, qui sont encore les fraudeurs ? ». De l’avis général, dans bien des cas – en dehors des fraudes organisées à grande échelle et liées à des réseaux criminels – la frontière est difficile à tracer entre la simple méconnaissance de la norme et la volonté frauduleuse. Qui plus est, en matière de sanction, le zèle punitif est souvent contrebalancé par la volonté de ne pas mettre à mal la continuité des activités économiques, et donc des emplois… C’est probablement ce qui explique que seule une infime minorité (2 %) des procès-verbaux dressés par les quelque 800 inspecteurs sociaux fédéraux débouchent sur une procédure pénale. Le nouveau projet de code met d’ailleurs en avant les procédures de conciliation et, dans l’esprit de ses rédacteurs, les amendes administratives devraient à elles seules se montrer suffisamment dissuasives dans les cas les moins graves, sans qu’il soit nécessaire d’enclencher des procédures lourdes, longues et coûteuses.
Dans le même esprit, l’association des secteurs les plus concernés par la lutte contre la fraude (Horeca, construction, nettoyage…) apparaît capitale à sa réussite : ce sont en effet eux qui connaissent le mieux le terrain et les pratiques déloyales de certains de leurs concurrents. De tels constats mènent d’ailleurs les criminologues Sibylle Smeets et Carla Nagels (ULB) à constater des divergences entre l’évolution du droit pénal social et celle du reste du droit pénal. Alors que le premier serait caractérisé, dans les cas où les fraudeurs sont des entreprises, par l’autorégulation, la reconnaissance du rôle joué par les carences de l’administration, la tendance à la « fiscalisation » via l’utilisation d’amendes plutôt que la pénalisation, le second évoluerait au contraire vers une accentuation de la responsabilisation individuelle. Et les criminologues de souhaiter dès lors que la créativité, l’innovation et, pour tout dire, la compréhension, qui irriguent le premier puissent imprégner le second.
Reste que cette politique très pragmatique – orientée par le souhait de récupérer un maximum des montants fraudés – n’est pas sans effets pervers. Ainsi, selon Cédric Visart de Bocarmé, procureur général de Liège et chargé, au sein du Collège des procureurs généraux, du dossier « fraude sociale », il y a une contradiction nuisible entre les objectifs pluriels de la lutte contre la fraude sociale (garantir la sécurité et les droits des travailleurs, assurer l’équilibre de la sécurité sociale, éviter la concurrence déloyale vis-à-vis des entreprises qui opèrent « au blanc », etc.) et l’objectif unique que le gouvernement assigne à sa politique criminelle en la matière, à savoir la récupération d’un niveau déterminé de montants fraudés. Ce que confirme Jean-Claude Heirman, directeur général de l’Inspection sociale du SPF Sécurité sociale, pour qui l’objectif exclusivement budgétaire nuit à une approche globale et structurée. Pour lui, comme pour la plupart des hauts fonctionnaires impliqués dans ces dossiers, deux des solutions à mettre en œuvre rapidement sont, d’une part, le renforcement de la collaboration entre les différents acteurs, et plus particulièrement l’administration fiscale qui est très demandeuse d’informations mais n’en délivrerait que difficilement, et, d’autre part, le renforcement de la collaboration au niveau européen. Il fait ainsi remarquer que s’il existe une convention de l’OIT sur les services d’inspection sociale, qui définit un certain nombre de normes en la matière, il n’existe rien de pareil au niveau européen2.

Internationalisation

Or, en matière de fraude sociale organisée, comme dans les autres domaines de la criminalité, l’internationalisation est une tendance de fond. De même que la créativité, d’ailleurs… Ainsi, depuis quelques années, semblent se multiplier les carrousels d’assujettissement fictifs : des entreprises sont enregistrées (« souvent auprès de mêmes notaires », remarque Cédric Visart de Bocarmé) et gérées par des hommes de paille, elles procèdent à des mises à l’emploi fictives, puis monnayent au prix fort de faux C4, donnant indûment accès à toute une série de droits sociaux, avant de disparaître dans la nature.
Pour ce qui concerne les fraudes les moins organisées, les progrès dans la lutte passent aussi par des innovations informatiques : ainsi, depuis le croisement des bases de données de l’ONEm et de l’ONSS, ce ne sont pas moins de 25 000 cas de cumul d’allocations de chômage et de travail déclaré qui ont été décelés !

Coût social

Au-delà du coût financier des pratiques de fraude organisées, Jean-Yves Tistaert (ex-inspecteur social) et Frédéric Loore, auteurs d’un livre saisissant sur les filières de traite des êtres humains en Belgique 3 insistent sur son coût social, non seulement pour ses victimes directes, mais aussi pour ceux qui sont déjà les plus précarisés : « […] en engloutissant des dizaines de milliers d’emplois, l’économie parallèle affaiblit le marché du travail, exerce une pression sur les bas salaires, mis en concurrence avec les paies misérables des travailleurs clandestins, favorise le dumping social, dégrade le pouvoir d’achat des classes les moins favorisées et, par conséquent, les précarise davantage ».




1. Le SIRS a pour mission de mettre sur pied une approche structurée et globale de la lutte contre la fraude sociale et le travail illégal et ce, en concertation étroite avec les autorités judiciaires et les quatre services d’inspection de l’administration fédérale, à savoir ceux des SPF Emploi et Sécurité sociale ainsi que les services de contrôle de l’ONEm et de l’ONSS. L’objectif que lui a assigné le gouvernement Verhofstadt : recouvrer 80 millions d’euros par an sur les montants qui échappent annuellement à l’État et à la Sécu, du fait de la fraude sociale. Inconnaissable par définition, ce montant total est estimé entre 1,879 milliard d’euros (Étude du Hoger Instituut voor Arbeid de la KUL de 2003) et 4,4 milliards (Étude de l’Inspection des lois sociales de 1995).
2. Il s’agit de la Convention C 81, sur l’Inspection du travail, remontant à 1947 (!), qui a fait l’objet d’un protocole additionnel en 1995 (P 81).
3. Frédéric Loore et Jean-Yves Titsaert, Belgique en sous-sol, Immigration, traite et crime organisé, Éditions Racine, 2007.