Certes, les dates ne sont jamais que des conventions. Certes, les chiffres ronds ne font pas mieux tourner le monde. Certes, Jésus n'est pas né le 1er janvier de l'an zéro. Certes, le prochain millénaire ne commencera qu'en 2001. Certes, certes, il y a au moins deux mille bonnes raisons de ne pas fêter l'an 'neuf. Mais l'inévitable salut symbolique ne peut-il fournir l'occasion de dresser un bilan, tout aussi symbolique, de la page que l'on tourne? À Démocratie, nous avons décidé de le faire sobrement, en demandant à chaque membre de l'équipe de rédaction de rédiger un court texte décrivant l'image qu'il retiendra de ce. xxe siècle à l'agonie. Une seule image pour un siècle? L'exercice est bien sûr frustrant. Place, donc, à la subjectivité...


“VOUS ME FEREZ DIX LIGNES!”
Chacun me fera dix lignes pour sortir de ce siècle”, a dit Christophe. Dix lignes pour le prochain siècle, d'accord, il est encore si maigre avec sa pénurie de champagne, déjà si bête avec ses histoires de bogue alors qu'il s'annonce si féroce avec ses faillites holtzmaniennes ... , Mais notre siècle est si gros! Sur le point d'en divorcer et d'en épouser un autre, voilà que les mots se précipitent, s'entassent, s'emmêlent. Je trébuche sur mes propres sentiments. J'ai des litanies de reproches à lui faire. Il m'a si souvent promis des lendemains qui chantent.. Dès le début du XXe, j'avais été saisie par le mouvement social si foisonnant et renversant. Plus tard, par le mouvement féministe dont la contestation est au moins aussi radicale. Mais ce siècle avait oublié de me dire qu'il était un boa constrictor capable de digérer l'énorme ou même d'en faire son venin...
J'ai à son égard des sentiments contradictoires de reconnaissance et de rancœur.. Il m'a permis de regarder, d'écouter, d'aspirer une insondable densité de beauté: un paysage de polder sous les nuages, une Gnossienne de Satie, un bulbe de fenouil... Mais ce siècle avait oublié de me dire qu'il était avant tout vénalité et corruption: capable de barrer d'un pylône le plus émouvant des paysages, de pourrir de dioxine le plus savoureux des œufs, d'étouffer de pollution la plus voluptueuse des odeurs de marrons chauds...
Finalement, je le quitte sans regret à cause de sa volonté de faire le mal, de détruire, de violenter. Certes, il m'a permis de me familiariser avec tout l'arc-en-ciel des sentiments et, comme mère ou grand-mère, d'être envoûtée par le miracle de la petite enfance. Mais voilà, ce siècle avait oublié de me dire qu'il n'a que faire de la tendresse. Pour lui, la jouissance publique suprême, c'est la guerre, le tapis de bombes, les grands et petits Hiroshima, le napalm et le gaz moutarde, l'embargo économique et social; tandis que la jouissance privée suprême, c'est la brutalité contre les dominés, le viol, les réseaux de rapts, trafics et massacres d'enfants...

Hed.wige Peemans-Poullet

SUFFRAGE (PRESQUE) UNIVERSEL
Choisir un événement pour le siècle m'est difficile. Je vais assumer les deux faces de mon tempérament. Le pessimiste qui sommeille en moi est particulièrement terrorisé par les génocides et les épurations ethniques: l'humanité plonge apparemment avec facilité dans les tréfonds de l'horreur. L'optimiste se réjouit de l'instauration du suffrage universel dans notre pays, surtout dans sa version moins incomplète de 1948 (extenSion aux femmes), et sans se cacher le fait qu'il reste à conquérir le droit pour les immigrés. Au niveau international, la montée des droits de l'homme comme référence participe également d'une évolution réjouissante.


Pierre Georis

FABRIQUE D'HOMMES

L'un des événements à mon avis tout à fait déterminant, voire révolutionnaire, de cette fin de siècle et dont on ne peut encore pleinement saisir les implications pour les générations futures concerne le développement extraordinaire de la recherche et des applications en biologie génétique. Il y a là comme l'aboutissement ultime du projet prométhéen de la technoscience moderne. Le clonage récent de la brebis "Dolly", ouvre sans aucun doute une ère où l'Homme accédera à court terme à une totale maîtrise du vivant, avec tout ce que cela comporte évidemment d'espoirs et de craintes. Espoirs d'avancées médicales cruciales d'une part. Craintes d'autre part face aux conséquences totalement inconnues que pourraient nous réserver de telles conquêtes scientifiques et, ultimement, face aux possibilités désormais bien réelles que l'Homme puisse de lui-même fabriquer de l'homme, le modifiant, le sélectionnant et, pourquoi pas, le brevetant à sa guise. Dans cette perspective, et plus que jamais peut-être, l'avenir est ouvert au pire comme au meilleur.

Frédéric Ligot

VEILLEUSES ALLUMÉES...
Détacher une page blanche d'un bloc de feuilles, coincer un portemine entre les dents avant de se lancer dans l'écriture comme, on plonge dans un bassin de natation. D'un coup. L'hésitation surmontée, les mots viennent et s'enchaînent comme les mouvements de la brasse, les phrases glissent sur le papier et font des longueurs qu'on se plait à compter. Que retenir de ce siècle si ce n'est le plaisir de l'instant présent, plaisir d'écrire ces quinze, lignes dans une revue épargnée par les contraintes marchandes. En toute liberté d'opinion, en toute liberté d'expression. Le siècle qui s'éteint laisse derrière lui quelques veilleuses, allumées. Elles nous tiennent en éveil en compagnie des mots qu'on écrit ou qu'on lit. Beaucoup se sont battus pour qu'il en soit ainsi. Pas par peur de l'obscurité qui invite au sommeil mais par opposition aux obscurantismes - et le plus efficace est aujourd'hui le marché qui poussent au conformisme et privent les plus faibles du plaisir d'apprendre, d'expliquer et de se défendre. Les veilleuses de notre époque ne seront pas invitées aux banquets des faits marquants de ce siècle à s'asseoir à côté de la décolonisation, de la libération des camps et de la chute du Mur. Pourtant, elles en furent des compagnes de route essentielles et brilleront au siècle prochain à tel point qu'il sera appelé “Ie siècle des lumières”...


Pierre Reman

L'EUROPE CONTRE LA PEUR
L'événement marquant du XXe siècle? Sans hésiter, la construction européenne. Certes, le moteur de cette construction est avant tout économique. Mais il ne faut pas négliger les apports inestimables de cette Europe, aujourd'hui des quinze. N'a-t-elle pas contribué et ne contribue-t-elle pas encore à un rapprochement entre des peuples et des nations qui pendant des siècles n'ont cessé de se déchirer en la laissant chaque fois meurtrie davantage? Personnellement, je ressens cet acquis profondément. Sans doute est-ce dû au temps passé, durant l'enfance et l'adolescence, auprès de grands-parents durant les périodes de vacances. Comme pour beaucoup d'autres sans doute, leur souffrance, leur expérience de la guerre m'ont marqué. Chez eux, la peur de l'Allemand est restée présente jusqu'au bout. Cette peur m'a longtemps été transmise.
Aussi, le chemin parcouru depuis la Deuxième Guerre mondiale n'en apparaît que plus remarquable. Les rencontres à tous les niveaux entre Français et Allemands sont aujourd'hui quotidiennes. Des Allemands travaillent à Bruxelles, en parfaite harmonie avec leurs collègues portugais, britanniques ou finnois. Ces réalités,. Apparemment banales, sont pourtant infiniment précieuses pour peu que l'on se penche sur le passé très proche de l'Europe occidentale. Cinquante ans de paix chez nous ne doivent en effet pas nous faire oublier les drames de grande ampleur qui ont secoué ces dernières années et ces derniers mois d'autres nations européennes. La construction européenne doit donc se poursuivre, s'approfondir, Pour le rapprochement entre les peuples.

Thierry Dock

A.QUEL SAINT SE VOUER?
Le XXe siècle me paraît marqué par des progrès sans doute inimaginables pour nos aïeux du XIXe: progrès technique (médecine, robotique, informatique, transports, télécommunications,“conquête spatiale”),.progrès social lié à l'extension de la protection sociale, progrès de la liberté et de la démocratie contre les totalitarismes qui ont aussi marqué ce siècle. Mes grands-parents furent mes meilleurs conteurs de cette évolution marquée par la cassure de la guerre 40-45. Mais il s'agit de progrès qui ont aussi des revers qualitatifs (chômage, armes de destruction massive, égoïsme). L'avènement de la société de consommation a donné accès à une forme de jouissance et de liberté individuelle, très conditionnée cependant par la compétition liée à l'économie de marché,qui balaie les liens sociaux et les valeurs qui contribuent à les tisser. Le chômage massif, les exclusions, et le sous-déve loppement laissent encore trop indifférent par rapport aux dégâts humains qu'ils occasionnent. Ils manifestent aussi la difficulté politique des sociétés riches à tirer du progrès technique un bien-être partagé. Les guerres en Yougoslavie, les massacres au Rwanda ont par ailleurs mis en évidence qu'on n'a pas fort avancé dans la prévention des conflits et dans la mise en œuvre d'une conscience universelle. Mais il me. semble que celle-ci a fait un certain chemin parmi mes concitoyens... qui ne savent cependant plus que penser ni que faire. Ni “à quel saint” (institution, société civile) se vouer, mais cela c'est encore, un progrès,

Patrick Feltesse

AU DIABLE LE DEFAITISME!
Restructuration fermeture, délocalisation, employabilité, flexibilité, formation font désormais partie du paysage de cette fin de siècle. Née durant les premières crises pétrolières, je suis d'une génération qui a grandi avec le chômage et l'a vécu. Résumer le Xxe siècle à cette seule réalité paraître extrêmement réducteur. C'est néanmoins un “état de fait” avec lequel ma génération et malheureusement, d'autres aussi doivent composer au quotidien. Mais au diable le défaitisme! Entre la raréfaction du travail reconnu et une intégration sociale qui passe encore et toujours par ce seul statut, des alternatives sont proposées: réduction et partage du temps de travail, crédit-temps, congé éducatif, statut des artistes, etc.
Des avancées timides qu'il ne tient (presque) qu'à nous de transformer en raz-de-marée ce siècle prochain...

Catherine Morenville

DE TOUS LES PEUPLES DE LA GAUCHE...
Janvier 1959. Les “barbudos” emmenés par Fidel Castro, son frère Raoul et Ernesto Che Guevara renversent le dictateur Batista. C'est le début de la révolution cubaine. J'avais 14 ans. Cette image de barbudos opposés à des militaires armés par une dictature, et en toile de fond par les États-Unis, est restée ancrée dans mon esprit, ainsi que les premières conquêtes du régime: la réforme agraire, le programme d'alphabétisation, l'éducation à la santé. Bien sûr j'ai appris, comme tout le monde, que, victime de l'embargo des États-Unis jusqu'à aujourd'hui encore, le régime s'est tourné vers l'aide de l'URSS via de grands contrats sucriers. Je sais aussi que des centaines de milliers de personnes ont quitté l'île, dégoûtées du régime, en ayant payé un tribut important à leur liberté d'expression. Je ne peux m'empêcher, encore aujourd'hui, de me réjouir de voir et d'entendre " Fidel " défendre sa révolution; sans doute devient-il bien naïf de se référer encore aujourd'hui à un “modèle” politique, sans doute celui-ci n'est-il pas le "bon". Mais avec le passage des pays socialistes au capitalisme, Fidel a pris un côté “dernier peuple de la Gaule” pour lequel je garde nostalgie et, pourquoi ne pas le dire, sympathie. La récente rencontre ibéro-latinoarnéricaine, unanime pour demander la fin de l'embargo des États-Unis, révèle d'ailleurs peut-être que l'isolement de la révolution cubaine n'est pas aussi complet qu'on pourrait le croire...

Christian Piret

UN AUTRE MODULE?
Le XXe siècle s'achève sur le constat de l'accroissement des inégalités entre pays et sur le développement d'une nouvelle pauvreté parmi les “laissés-pour-compte” du redéploiement économique occidental. Or aucun mouvement international contemporain ne me semble capable de compromettre sérieusement la marche du système qui produit ces inégalités. L'expérience communiste, en dépit du diagnostic posé qui tend à l'assimiler à un échec, a alimenté, au-delà de ses réalisations propres, l'audace de la contestation dans les démocraties libérales et a contribué à faire plier le patronat sur des revendications non négligeables du mouvement ouvrier comme la Sécurité sociale. Le déclin puis la “fin” du communisme laissent les contestataires du système capitaliste découragés. C'est cette expérience, ainsi que celle des pays “non alignés” voulant se débarrasser de l'oppression étrangère, que je retiendrai du siècle qui s'achève. Elles indiquent qu'il a été possible, à certains moments de l'histoire, de penser autrement le développement.

Florence Degavre

GUERRES INDUSTRIELLES
Les images s'entrechoquent. Que choisir? Les héros de la non-violence: Gandhi, Martin Luther King, Mandela ... ? Les progrès de la technoscience: l'empreinte de l'homme sur la Lune continue, je l'avoue, de me laisser pantois. L'incroyable brutalité de l'économie industrielle et “globale” aussi, d'ailleurs. Puisqu'il me faut ne retenir qu'une seule image, sans hésiter, c'est celle de la guerre barbare. Ce siècle est pour moi le plus odieux car il a utilisé tous les progrès de la connaissance, des sciences, de la technique dans le seul but de tuer et de détruire massivement. Il est celui de la naissance abominable de la guerre industrielle. Certes, la guerre n'était pas à inventer; elle semble accompagner l'humanité depuis toujours. Mais elle ne se déroule plus entre deux armées, sur un champ de bataille plus ou moins délimité, avec des soldats ne disposant que d'armes rudimentaires. Non, le XXe siècle a inventé la guerre industrielle, qui éclate en plein centre-ville, tue femmes et enfants, vieillards et handicapés, provoque d'infinis cortèges de réfugiés, célèbre la souffrance et l'humiliation, la vengeance et la colère. Elle fait tourner les usines à plein rendement parce qu'il faut des armes sophistiquées, des chars, des avions, des missiles et lance-missiles, des croiseurs, des satellites, des ordinateurs, des logiciels... Quelle incroyable énergie consacrée à notre destruction, pendant que d'immenses chantiers sont laissés à l'abandon.

Christophe Degrise

ÉTRANGE LUCARNE
Enfant, je recevais de temps en temps l'autorisation de me rendre chez un camarade de classe qui habitait à quelque 100 mètres de chez moi et qui avait l'inestimable bonheur de posséder un poste de télévision: c'était un moment carrément extraordinaire, qui nous permettait durant une heure, voire un peu plus, de découvrir des choses étonnantes et de vivre des aventures passionnantes. Tout cela en noir et blanc, bien entendu, mais s'en rendait-on seulement compte? Puis, une grand-tante décida un jour d'acheter le précieux appareil; à partir de ce moment, je passai chez elle une bonne partie de mes vacances scolaires, goûtant le plaisir d'accompagner Thierry la Fronde et les coureurs. du Tour de France dans leurs équipées fantastiques. Tout en écossant des quantités inimaginables de petits pois du jardin: regarder la TV sans rien faire aurait été un luxe inacceptable.
Aujourd'hui, rares sont les foyers qui n'ont pas leur télévision. Mieux, (ou pire, selon le point de vue ... ), leurs télévisions: celle qui est dans la chambre des parents, celle des enfants, celle de la famille réunie... Aujourd'hui, il n'est plus question de TV noir et blanc, et quasiment tous les ménages belges ont la possibilité de capter 20, 30 ou 50 programmes, leur amenant des images du monde entier. Aujourd'hui, les programmes démarrent dès le petit matin, et nombreux sont ceux qui allument le poste de TV avant même le départ pour l'école ou pour le boulot, et le réallument dès le retour au foyer. La télévision est une invention capitale autant que paradoxale. Parce qu'en 30 ans, elle a bouleversé nos habitudes culturelles et notre mode de vie. Parce qu'elle a ouvert nos horizons et élargi nos connaissances tout en nous enfermant dans nos murs. Et parce qu'elle est loin encore de nous avoir révélé toutes ses potentialités: les unes participant à l'épanouissement personnel de chacun et au développement d'une société et d'un monde pluriel; les autres conduisant, au contraire, à la standardisation culturelle et à l'individualisme le plus égoïste.

Thierry Jacques

AVALER LA PlLULE !
Je retiendrai particulièrement de ce siècle la capacité, pour la majorité des femmes, de maîtriser leur fécondité, par le développement de méthodes contraceptives efficaces notamment la "pilule". Je pense que nos sociétés occidentales n'ont pas, encore mesuré l'impact de ce changement fondamental dans la vie sexuelle des femmes et des hommes. La “pilule” a toujours connu ses détracteurs. Cela reste encore une “affaire de femmes”. Je voudrais également que l'on n'oublie pas tous les combats que certaines femmes ont menés pour arriver à cette libération sexuelle. Elles ont eu le courage de dire publiquement ce que les autres femmes vivaient dans leur “privé”: calculer, résister, vivre dans l'angoisse d'une grossesse non désirée, les. assumer (ou non) lorsqu'elles se produisaient... Bref, une dépendance quasi total au fonctionnement hormonal féminin qui fait qu'une femme peut dans la maJorité des cas, enfanter depuis le jour de ses premières règles jusqu'à' la ménopause, soit en moyenne 30 années de fertilité. Avec la “pilule”, les femmes ont pu se débarrasser, en partie, de cette dépendance. Elles en ont profité pour utiliser positivement ces nouvelles énergies en participant plus activement à la vie sociale.

Geneviève Mairesse

Le Gavroche

Les inégalités jusqu'au bout des dents

Franck Vandenbroucke veut interdire aux dentistes de facturer «des honoraires supérieurs… Lire la suite
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