Nous avons vu, dans le précédent numéro de Démocratie, à quel point le travail des enfants en Belgique au siècle dernier reflétait une incommensurable misère. Rampants dans les mines, s’éreintant les mains dans les filatures, se brisant la santé dans des ateliers malsains aux fumées toxiques 12 à 14 heures par jour... Alors que certains hommes politiques, médecins, voire chefs d’entreprise s’en émeuvent, d’autres tentent pitoyablement de justifier cette véritable tragédie par d’irréels motifs économiques, sociaux voire moraux.


En 1843, le gouvernement ordonne la mise en place d’une commission d’enquête sur “La condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants en Belgique”. Les conclusions, publiées en 1848, sont accablantes et le rapport, exemplaire pour l’époque, met en évidence les très mauvaises conditions laborieuses, salariales, alimentaires, vestimentaires et de logement qui étaient le lot commun et quotidien des masses prolétaires. Bien que les principaux intéressés, les ouvriers, ne furent pas directement interrogés et que l’information fût fournie par l’intermédiaire des chefs d’entreprise, des chambres de commerce, des ingénieurs des mines, des commissions médicales et des conseils de salubrité, on peut considérer que la description qui fut donnée de la situation des ouvriers est plutôt minimaliste et exempte d’exagération puisqu’elle reflète la perception des classes dirigeantes. Les témoignages relatifs au travail des enfants sont bouleversants. Ainsi le Conseil central de salubrité publique de Bruxelles constate lors de la visite d’une fabrique d’allumettes chimiques où travaillent cinq ou six enfants de 8 à 12 ans que “cette fabrique est détestable; les enfants y travaillent dans un mauvais hangar, froid, humide, malpropre, ouvert à tous vents, car les fenêtres, en face desquelles ces malheureux petits êtres accomplissent leur rude tâche se font remarquer par l’absence d’un bon nombre de carreaux”. L’Académie royale de médecine signale que le nombre d’enfants au travail est très considérable et que “la proportion moyenne d’une filature pour les enfants est d’un tiers. Sur ce nombre, la moitié ont l’âge de six ans et demi à dix ans; l’autre moitié de dix à quinze ans”.

La Commission avait élaboré un “Projet de loi sur la police des manufactures, fabriques et usines et sur le travail des enfants” interdisant d’employer dans l’industrie des enfants de moins de 10 ans, limitant à six heures et demie par jour le travail des enfants de 10 à 14 ans et à dix heures et demie celui des adolescents entre 14 et 18 ans. Ce projet de réglementation du travail des enfants était intrinsèquement lié à l’introduction de l’obligation scolaire puisque ce projet stipulait que le travail des enfants de 10 à 14 ans devait se faire de manière continue “afin de permettre aux jeunes ouvriers de fréquenter les écoles primaires pendant une moitié de la journée [...] Les chefs d’industrie se feront remettre par ces jeunes ouvriers des certificats attestant qu’ils fréquentent régulièrement une école publique ou privée”.
Ces propositions, révolutionnaires pour l’époque, rencontrèrent toutefois de vives oppositions. Les arguments invoqués pour combattre la réglementation du travail sont d’ordre économique et moral: économique, parce que la concurrence étrangère nécessite le maintien des bas salaires et du travail enfantin. Moral ensuite, parce que la puissance paternelle est mise en cause et que ce serait porter atteinte à la liberté des parents que d’intervenir dans l’éducation de leurs enfants par le biais de la législation: “Une loi sur le travail des enfants, c’est une loi qui destitue en masse de la tutelle naturelle et légitime de leurs enfants les pères de famille des classes laborieuses; c’est une loi qui déclare qu’ils sont à la fois indignes et incapables d’exercer convenablement cette tutelle, c’est une loi qui proclame qu’au sein des classes laborieuses, les pères sont sans-cœur et les mères sans entrailles”, clame Frère-Orban à la Chambre le 19 janvier 1869.
Les partisans de la réglementation invoquent la dégénérescence de la race, le taux de mortalité, le chômage des adultes... Ils prônent également l’instruction obligatoire et la mise en place d’écoles gratuites. De nombreuses pétitions émanant d’industriels furent envoyées à la Chambre afin d’obtenir la réglementation du travail des enfants.

Des enquêtes à la dérive
D’autres enquêtes seront effectuées comme celle de 1870 qui constate que des milliers d’enfants de moins de 14 ans et des centaines de moins de 8 ans sont encore au travail. Quant aux causes du travail des enfants, les chambres de commerce interrogées en incombent la responsabilité aux parents et estiment généralement que c’est par “désir d’exploiter souvent prématurément à leur profit les forces physiques de leurs enfants”. À la suite des émeutes de 1886, le gouvernement charge à nouveau une commission d’enquêter sur la situation du travail industriel du Royaume et d’étudier les mesures qui pourraient l’améliorer. Après ses consultations, la Commission propose d’interdire le travail des enfants de moins de 12 ans et de limiter la durée du travail des jeunes de 12 à 16 ans pour les garçons et de 12 à 21 ans pour les filles.
La loi du 31 décembre 1889 vient concrétiser cet avis. Elle interdit le travail des enfants de moins de 12 ans, limite la durée du travail des jeunes de 12 à 16 ans (21 ans pour les filles) à douze heures par jour, interdit, sauf dérogation, le travail de nuit pour les jeunes de moins de 16 ans et pour les filles de moins de 21 ans. Cette loi, première intervention du législateur en vue de limiter le temps de travail des salariés, a toutefois une portée limitée car elle ne s’applique qu’aux manufactures, chantiers, carrières, charbonnages... là où le travail est considéré comme “dangereux”. Les autres secteurs y échappent: l’agriculture, les entreprises familiales, le travail à domicile, les cafés et restaurants, les ateliers qui n’utilisent pas de machines à moteur mécanique, etc.

Une application sous haute surveillance
À la suite de cette loi, des inspecteurs sont désignés par le gouvernement afin de surveiller son exécution. Ainsi les rapports annuels de l’Inspection du travail signalent en 1895 qu’un “des résultats les plus certains de la loi de 1889 a été d’éloigner des fabriques les enfants de moins de 12 ans. Il nous serait impossible d’appuyer cette assertion sur une statistique. Un grand nombre d’industriels comprenant toute l’importance de cette prescription s’y étaient conformés avant même que les inspecteurs se fussent mis en campagne, et beaucoup d’autres se sont exécutés dès le premier avertissement. De sorte que, bien que les rapports ne donnent que peu de renseignements à cet égard, le sentiment unanime est que de nombreux enfants âgés de moins de 12 ans ont été, par le fait de la loi, renvoyés dans leur famille. [...] Nous tenons à constater que les inspecteurs se sont montrés spécialement sévères à l’égard des industriels employant des enfants de moins de 12 ans. Huit procès-verbaux de contravention ont été dressés, qui ont entraîné jusqu’ici cinq condamnations”.
Certains secteurs continuent toutefois à protester contre cette loi, comme l’industrie briquetière. Les inspecteurs du district d’Anvers signalent en 1902 que “dans les briqueteries mêmes où l’abus a toujours été le plus grave, l’exécution de la loi est satisfaisante. Nous n’y avons rencontré que 26 enfants âgés de moins de 12 ans, qui ont été aussitôt renvoyés. Ce chiffre n’est pas excessif, si l’on considère le grand nombre de jeunes enfants nécessaires aux mouleurs de briques et les difficultés de plus en plus grandes que les patrons éprouvent à les recruter. Dix-huit infractions ont été constatées par le procès-verbal à charge des patrons briquetiers qui ont été tous condamnés. Nous sommes persuadés que le moindre relâchement dans la surveillance des briqueteries suffirait pour ramener le retour de tous les abus antérieurs”.

Instruction gratuite et obligatoire
À la veille de la Première Guerre mondiale, le 19 mai 1914, la loi sur l’instruction gratuite et obligatoire de 6 à 14 ans est promulguée. Elle est accompagnée de la loi du 26 mai 1914 qui interdit le travail des enfants de moins de 14 ans. Appliquée en 1917, son exécution n’a guère connu une observation rigoureuse et il faut attendre les années 1920 pour que la scolarité se généralise et que la fraude cesse de subsister dans certains ménages ouvriers où l’apport du salaire du travail des enfants était encore une condition de survie. Un autre cas est celui des campagnes où l’unité de production agricole de base est la famille et où les enfants, dès leur plus jeune âge, se voyaient mêlés aux travaux de la ferme: “Quand j’ai eu treize ans, maman a dit: “Écoute, ma fille, tu as treize ans, tu ne vas plus à l’école. Tu vas nous aider.” Qu’est-ce qu’il fallait faire?”(1).
Assez curieusement, certains parents se montrent farouchement opposés à la réglementation du travail des enfants et l’instruction obligatoire reste cependant encore assez facilement contournable malgré les inspections et les contrôles. Afin de combattre l’absentéisme, Jules Destrée instaure la loi du 18 octobre 1921, qui renforce l’obligation scolaire de l’enseignement primaire, tandis que la loi du 25 octobre 1921 augmente les contrôles des fréquentations et limite les dérogations accordées jusqu’alors pour les travailleurs de 13 ans pour les travaux saisonniers, ou encore pour les jeunes de 13 ans ayant obtenu le certificat d’école primaire. Il faudra encore attendre la loi du 4 août 1930 qui instaure le système des allocations familiales accordées à l’ensemble des salariés, pour assister à une diminution du nombre d’enfants mis au travail par leurs parents.

Prolongation de la scolarité
À la fin des années 1920, la prolongation de la scolarité commence à retenir l’attention des pouvoirs publics. En 1935, afin de contrer la montée du chômage, un arrêté royal permet un prolongement partiel de l’instruction obligatoire. Ainsi dans les régions industrielles, les jeunes de 14 à 16 ans qui ont interrompu leurs études et n’ont pas trouvé d’emploi doivent suivre un enseignement du jour à temps plein. Mais ces mesures en vigueur jusqu’en 1947 ont peu d’effet. Après la Seconde Guerre mondiale, les jeunes sont de plus en plus nombreux à prolonger spontanément leur scolarité au-delà de l’âge de 14 ans.
Lors de la crise économique des années 70, les politiciens se penchent à nouveau sur la prolongation de l’obligation scolaire. Il faut toutefois attendre la loi du 29 juin 1983 qui prolonge la scolarité obligatoire jusqu’à l’âge de 18 ans. L’enfant peut suivre l’enseignement de plein exercice jusqu’à 15 ans, dont sept années d’enseignement primaire suivi par un enseignement à temps partiel.
Toutefois, on peut penser que l’école, en tant qu’alternative au travail des enfants, présente de nombreuses contradictions telles que, par exemple, le manque de structures capables d’empêcher le décrochage scolaire. La formation par le travail, pour certains jeunes, apparaît comme une solution idéale afin de permettre leur réinsertion sociale. Mais, encore une fois, le manque de volonté politique et l’absence de moyens ne permettent pas de mener à bien un tel projet.

Florence Loriaux
Carhop

(1) Delfosse, Pascal, C’est beaucoup changé de dans le temps. Ruralité et transition, Bruxelles, De Boeck, 1988, p. 42.

 

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