Le comportement des jeunes face à l’alcool se modifie, il se rajeunit, il se féminise. Les stratégies commerciales mises en œuvre pour cibler les jeunes deviennent de plus en plus variées et pointues. Un constat préoccupant qui ressort de diverses études réalisées sur le sujet ces derniers mois.


Les 10-18 ans s’adonnent à la boisson. Et parfois très jeunes. Voilà, une information qui ne surprendra pas. Mais l’ampleur du phénomène décrit par plusieurs études récentes effectuées en Belgique a de quoi sérieusement inquiéter. Les résultats observés ne confirment malheureusement que des tendances déjà observées en Europe.

L’alcool dès le « biberon » ?
Les parents sont souvent à la base du premier verre. C’est en tous les cas ce qui ressort de l’enquête effectuée par Promes, l’unité de Promotion Éducation Santé de l’ULB (1) sur la santé et le bien-être des jeunes d’âge scolaire. Près de 38 % des jeunes s’initient « grâce » à la famille (parents ou membres proches). Très souvent, l’enfant, à l’occasion d’une cérémonie familiale, est ainsi invité à tester du vin, de la bière ou un « breezer ». Une tierce personne ou les amis incitent le jeune dans 22,5 % des situations. Ainsi, à l’inverse de ce qui est observé pour le tabac et les autres substances psychoactives, l’alcool est proposé dans un tiers des cas par les parents. Mais si la famille incite, on n’observe pas de lien entre la fréquence et la consommation en famille. Celle-ci jouant d’une certaine manière un rôle de contrôle et de protection à l’égard du jeune. Comme le détaille l’infographie ci-contre, l’enquête menée cette fois par la Fondation Rodin en collaboration avec le Centre de psychosociologie de l’opinion de l’ULB (2) révèle qu’une majorité de jeunes (53,3 %) a déjà goûté à l’alcool à 16 ans. À ce même âge, 12 % en consomment « souvent ou régulièrement ». Fait particulièrement significatif et interpellant : parmi ces jeunes, 3 % consomment de l’alcool tous les jours. Cette prévalence oscille, au sein de la population adulte, entre 5 et 15 %.

Dans l’enquête, il apparaît en 2002 que 81 % des jeunes déclarent avoir déjà goûté, c’est-à-dire avoir consommé au moins un verre d’alcool. Environ un jeune sur quatre, parmi ceux qui ont déjà bu de l’alcool déclare consommer de l’alcool une fois ou plus par semaine. Les garçons sont deux fois plus nombreux que les filles à consommer de l’alcool chaque semaine. Si on parle de consommation fréquente, cela touche aussi davantage les garçons (72,8 %) que les filles (66,7 %). En moyenne 5,5 % de ces garçons lèvent leur verre quotidiennement contre 1,1 % des filles. C’est à 17 ans que se situe l’âge moyen de la consommation quotidienne. Autre constat : les francophones semblent plus précoces. Une tendance qui s’inverse après 14 ans et se marque par une consommation plus importante chez les 15-18 ans flamands.

Les « breezer »
Le nombre de grands buveurs (au moins 7 verres par semaine ou 2 verres par jour) est relativement stable depuis 1988 mais la tendance à l’augmentation du pourcentage (27 % en 2002) des jeunes qui ont déjà bu jusqu’à l’ivresse est inquiétante. Plus d’un quart des adolescents ont déjà été… bourrés au moins une fois et à 18 ans, la cuite n’est plus un mystère pour huit jeunes sur dix. La consommation d’alcool est à cet égard majoritairement un fait de groupe, qu’il s’agisse de réunions entre amis, de familles ou de « virées ». Le lien entre la consommation et les sorties est d’ailleurs établi par l’enquête : un jeune sur sept avoue avoir pris le risque de conduire en état d’ébriété sur la route du retour (vélo, mobylette, voiture).

Selon une autre étude effectuée par le Crioc, le Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs (3), il apparaît que les jeunes de 11 à 12 ans ont déjà testé plusieurs types de boissons alcoolisées. Le vin et la bière sont les boissons les plus consommées, mais les breezers, malgré leur apparition récente, rencontrent un succès certain auprès de ces jeunes (30 %). Succès largement renforcé chez les jeunes de 15 à 18 ans (76 %).
Mais pourquoi les jeunes boivent-ils ? D’abord pour goûter, « voir l’effet que cela fait », répondent près de 70 % d’entre eux. Une minorité fera le pas par mimétisme social (13,8 %) ou pour se décoincer (8 %). Côté plaisir, plus de la moitié des jeunes déclarent rechercher la détente ou le bien-être lorsqu’ils consomment de l’alcool. Mais près d’un jeune sur cinq y recourt pour lutter contre une certaine forme de « mal-être ».
Enfin, l’étude de la Fondation Rodin et de l’ULB confirme les corrélations connues entre l’alcool et la dépendance au tabac. Parmi les jeunes buveurs de 17-18 ans, 35,5 % fument régulièrement, contre 16,8 % chez ceux qui ne boivent pas.

Stratégies commerciales
L’augmentation de l’alcoolisme chez les jeunes trouve son origine selon Marc Vandercammen, directeur du Crioc, dans l’évolution des rites d’initiation à l’alcool. « Ces dernières années, on a constaté une nette évolution. L’initiation rituelle en famille où, lorsque vous avez 8 ou 9 ans, on vous autorise à tremper votre doigt dans le verre de papa ou qu’on dilue un peu de vin dans votre eau, cède petit à petit la place aux essais alcoolisés via les ‘alcolpops’ (breezer type ‘bacardy breezer’, ‘easy to drink’, etc.) qui sont des limonades alcoolisées mais très sucrées qui camouflent le goût de l’alcool. Le jeune ne se rend alors même plus compte qu’il boit une boisson alcoolisée. Vous avez également le phénomène des ‘energy drinks’, type Red Bull ou autres marques, sans parler, lorsque vous êtes un peu plus âgé, des mélanges explosifs boissons alcoolisées, vendues en boîtes de nuit, et prise d’ecstasy. »

Ces nouvelles tendances s’expliquent aisément par le changement de techniques commerciales et de cible opéré chez les producteurs de boissons alcoolisées. Ceux-ci ont en effet constaté une chute marquée des ventes chez les adultes due notamment aux campagnes de sécurité routière. Il était donc urgent de trouver une autre niche de consommateurs. Cible toute trouvée : les jeunes, plus susceptibles d’adopter des comportements à risques et de se conformer à des modes.
Pour atteindre leur cible, ces producteurs utilisent, selon Marc Vandercammen, deux techniques : le « marketing tribal » (dans une communauté, le produit devient un facteur de reconnaissance, il est un véritable outil créant un lien entre les membres de la tribu) et le « marketing viral » (on convainc un jeune en lui faisant connaître le produit et celui-ci va servir à son insu de porte-parole à la marque et « contaminer » ses congénères avec la potentialité d’une diffusion exponentielle du message). Que ce soit l’une ou l’autre technique, l’initiation à l’alcool se fait alors loin de tout contrôle familial et de tout encadrement.
Face à ces stratégies, les organisations de consommateurs tentent d’imposer des codes de bonne conduite aux brasseurs mais il demeure difficile de s’entendre sur ces codes quand, d’un côté on voudrait faire stopper la vente d’alcool aux jeunes et, de l’autre, côté producteurs, on concentre toute la stratégie marketing de la marque sur un segment très rentable à savoir les ados.
Ainsi Arnoldus, un groupe créé par l’association des brasseurs belges pour promouvoir une consommation responsable (4), a proposé récemment d’introduire dans un code de bonne conduite l’interdiction du placement de distributeurs de boissons alcoolisées aux abords des écoles dans un rayon avoisinant 150 à 200 m. « Effort très louable en soi, observe Marc Vandercammen, mais rien ne les empêche par contre de placer ces distributeurs près d’un abribus, à 300 m, où les élèves attendent leur bus en sortant de l’école… Les organisations de consommateurs ont opposé leur refus à ce type de code de bonne conduite. »

Quelle prévention ?
Toutes ces données ont poussé plusieurs associations (5) à se mettre autour de la table afin d’observer tant les comportements des jeunes que les stratégies des commerciaux. Car s’il existe des outils propres à chaque association, ils sont peu généralisés et la Communauté française n’a jusqu’ici pas beaucoup bougé sur cette matière. Le but de ces associations : mettre cette question à l’ordre du jour de toutes les instances qui se sentent concernées par l’évolution de ces comportements et créer une plate-forme.

Ainsi, Florence Vanderstichelen, directrice d’Univers santé à Louvain-la-Neuve résume les priorités et les objectifs qui pourraient être ceux de cette plate-forme : « Il existe des risques liés à la consommation excessive d’alcool chez les jeunes. Il s’agit donc de s’inscrire dans une stratégie de réduction des risques. Les jeunes consomment de plus en plus jeunes, les stratégies commerciales abondent dans le sens de la normalisation. Il s’agit donc de s’inscrire dans une perspective de ‘dénormalisation’. Il existe un ensemble d’initiatives de prévention de la consommation d’alcool chez les jeunes, mais pas de concertation. Il faut donc créer une concertation et affiner des politiques communes ou cohérentes d’actions en concordance avec d’autres actions de prévention des assuétudes. Il s’agit d’améliorer la visibilité des actions. Plus globalement, en termes de santé publique, l’alcool mal géré pose des problèmes sanitaires et sociaux : morbidité, accidents de la route, violences publiques et domestiques, relations sexuelles non désirées ou non protégées. De plus, l’alcool est également à l’origine d’un surcoût pour la société par perte de productivité, surcharge pour les services de santé, d’assistance sociale et pour le système pénal. La réduction des risques de l’abus d’alcool doit s’intégrer dans tout contenu de programmes de prévention. »
Des faits identifiés depuis quelques années déjà par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui a invité l’ensemble des nations à prendre en considération cette évolution des comportements de consommation dans la définition de leurs politiques de prévention. Il s’agit en effet pour l’organisation d’une thématique prioritaire. La déclaration sur les jeunes et l’alcool adoptée à la Conférence ministérielle européenne de l’OMS à Stockholm en février 2001 visait d’ailleurs à protéger les enfants et les jeunes contre les pressions qui s’exercent sur eux pour les inciter à boire, et à limiter les dommages qu’ils subissent directement ou indirectement du fait de la consommation d’alcool.
Trois ans plus tard, alors que toutes les études confirment l’augmentation du phénomène de l’alcoolisme chez les jeunes, force est de constater que rien n’a vraiment bougé chez nous. Il est donc plus qu’urgent, en termes de santé publique, de prendre cette question à bras-le-corps et d’investir dans de véritables politiques de prévention.

1 Piette D. (dir.), La santé et le bien-être des jeunes d’âge scolaire. Quoi de neuf depuis 1994 ?, ULB, Promes, 2003. Cette enquête est menée depuis 1986 auprès de 50 000 jeunes d’âge scolaire.
2 Résultats sur www.rodin-foundation.org
3 Vandercammen M., Jeunes et assuétudes, Crioc, Bruxelles, 2004.
4 Le groupe Arnoldus a été créé en 1992 à l’initiative des brasseurs belges et il a notamment pour objet d’élaborer un code relatif à l’ensemble des activités promotionnelles de vente qui liera les membres de l’Association et de soutenir son application. Infos : www.beerparadise.be/fr/02/02_frame.htm
5 Le groupe de pilotage de ce projet est constitué aujourd’hui de la Fédération des centres de jeunes en milieu populaire, de la Fédération des étudiants francophones, d’Infor-drogues, de Jeunesse et santé pour le Conseil de la jeunesse catholique, de la Ligue des familles, de Prospective jeunesse et d’Univers santé.

 

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