Depuis longtemps déjà se pose en Europe la question de savoir si une personne malade peut, librement et sans condition, aller se faire soigner dans un autre pays que le sien et se faire rembourser ces soins. La Cour de justice européenne a affirmé, dans plusieurs arrêts restés célèbres, que les traités européens offrent cette opportunité aux patients. Mais les procédures à appliquer ne sont, aujourd’hui encore, pas claires, tout comme d’ailleurs la coopération entre États membres dans ce domaine. C’est pourquoi la Commission européenne a proposé l’an dernier d’adopter une directive qui faciliterait l’accès des patients aux soins à l’étranger 1. Cette initiative rencontre-t-elle vraiment les attentes des acteurs de la santé 2 ? Quelle est la réelle intention de la Commission, lorsqu’on sait que seule une toute petite minorité d’Européens est concernée ?

En 1957, les pères fondateurs du Marché commun ne s’étaient guère souciés du secteur de la santé, lors de la rédaction du Traité de Rome instituant la CEE. Toutefois, pour faciliter la mobilité des travailleurs, ils avaient conçu un mécanisme original, et jusqu’à présent inégalé, dans le domaine du droit social international : celui de la coordination des systèmes de sécurité sociale. Coordination ou harmonisation des systèmes ? La diversité des régimes de chaque pays, les écarts de couverture des risques sociaux, les spécificités des modes de financement, etc. plaidaient alors incontestablement (et aujourd’hui encore) en défaveur d’une harmonisation des systèmes de sécurité sociale. Le choix de la coordination avait pour origine les accords de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) de 1951. Cette coordination s’est concrétisée dans les tout premiers règlements européens (règlements nº 3 et 4). Avec l’évolution de la construction européenne, ils ont été modifiés dans les années 1970 (règlements 1408/71 et 574/72), et récemment « modernisés » (application dès 2010 des règlements 883/2004 et 6/2006).
Le principe de la coordination vise à favoriser la mobilité des travailleurs au sein de l’UE. En matière de santé, elle permet de financer les soins à l’étranger délivrés lors d’un séjour temporaire, ceux des travailleurs frontaliers dans le pays d’emploi et de résidence, ainsi que dans n’importe quel lieu de soins à l’intérieur de l’UE lorsque le patient dispose d’une autorisation médicale préalable de son organisme d’assurance maladie. Cette dernière forme d’accès aux soins à l’étranger, dits « soins programmés », a souvent fait l’objet de critiques, qui découlent de pratiques contestables dans certains États membres. Certains d’entre eux ont tu à leurs assurés sociaux les droits dont ils disposaient en la matière. D’autres ont conçu des procédures administratives lourdes qui ne permettent pas d’aboutir à une décision dans un délai acceptable au regard de l’état de santé du patient. À l’origine des pratiques de ces États membres, deux considérations : d’une part, le système de santé du pays offre une palette de soins suffisante pour soigner les patients y résidant (même s’il existe des listes d’attentes). D’autre part, il n’y a pas lieu de financer des soins à l’étranger que l’on peut dispenser sur le territoire national. Seule exception : le Grand-Duché du Luxembourg qui autorise automatiquement ses citoyens à se rendre dans un Centre hospitalier universitaire (CHU) allemand, français ou belge. Car le Luxembourg ne dispose pas de CHU ni de faculté de médecine.

Contradictions ?

L’attitude d’obstruction de certains États membres à la prise en charge financière des soins programmés à l’étranger a généré des recours, qui ont forcé la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) à se prononcer. La santé est-elle un service comme un autre ? En 1984, dans l’arrêt Luisi-Carbone, la CJCE énonce, pour la première fois, que la santé relève du secteur des services. Quelques années plus tard est signé l’Acte unique européen, qui jette les bases du « marché intérieur » de 1992, lequel prévoit la libre circulation des services en Europe. Dans ce texte, les questions de santé et de sécurité sociale restent de la compétence des États membres. Plus tard, le traité de Maastricht (1991), puis celui d’Amsterdam (1997) énonceront que « l’action de la Communauté dans le domaine de la santé publique respecte pleinement les responsabilités des États membres en matière d’organisation et de fourniture de services de santé et de soins médicaux ».
Dans un nouvel arrêt rendu en avril 1998 (affaires Kohll et Decker), la Cour va plus loin. Si elle intègre dans le champ des services le secteur de la santé, elle considère cette fois que le principe de « libre prestation » doit s’y appliquer. En conséquence, toute autorisation médicale préalable nécessaire à l’octroi du remboursement de soins programmés à l’étranger constitue, dit-elle, une entrave à ce principe. Et la CJCE énonce dans cette logique une nouvelle procédure de remboursement. Alors que le règlement sur la coordination des systèmes de sécurité sociale consacre le tarif du pays où les soins sont dispensés comme mode de calcul du remboursement (égalité de traitement entre le résident du pays où les soins sont dispensés et le patient étranger), la CJCE estime que le tarif à appliquer est celui du pays où les droits du patient sont ouverts.

Jurisprudence

Cet arrêt va donner lieu à de multiples prises de position. Les États membres vont s’opposer à l’application de cette jurisprudence en considérant que seuls sont concernés les pays où la sécurité sociale repose sur des principes bismarckiens 3 et procède aux remboursements des prestations. Par la suite, la CJCE va se pencher sur diverses affaires et consolidera sa jurisprudence. Elle traitera la situation des soins hospitaliers, pour lesquels elle considère que même si l’autorisation médicale préalable est une entrave à la libre prestation de service, elle est justifiée par des « raisons d’intérêt général » — financement du système de soins a priori — et de santé publique — planification d’une offre en réponse aux besoins des populations.
De cette construction jurisprudentielle, on retiendra en premier lieu que le règlement de coordination reste le mécanisme le mieux adapté à la régulation de l’accès aux soins à l’étranger. Il établit un remboursement proportionnel aux prestations reçues, sans discrimination entre le résident du pays de soins et le patient étranger. Il permet l’application des règles administratives et financières du pays de soins, notamment celle du tiers payant. In fine, il garantit la continuité des soins par une approche articulée entre le pays où les prestations sont dispensées et le pays de résidence ou d’ouverture des droits au remboursement.
En deuxième lieu, la jurisprudence de la CJCE ouvre une fenêtre en autorisant le remboursement des soins ambulatoires à l’intérieur de l’UE sans autorisation préalable, mais contraint le patient, pour en bénéficier, à faire l’avance de l’intégralité des frais et ne prévoit que le remboursement au tarif du pays où les droits sont ouverts.
En troisième lieu, la CJCE, en se prononçant dans des affaires concernant divers États membres, élabore une jurisprudence uniforme dans l’ensemble de l’UE, malgré la diversité des systèmes de santé. Enfin, elle définit un niveau minimal de remboursement : le tarif du pays dans lequel les droits sont ouverts, imposant en conséquence le paiement, par le pays où les droits sont ouverts, d’un complément entre le tarif du pays de soins et celui du pays d’affiliation en cas de différentiel.

Directive « Bolkestein »

Dans le premier projet de proposition de directive sur les services (ex-« directive Bolkestein »), la Commission avait inséré, à l’article 23, la jurisprudence de la CJCE en matière de soins à l’étranger, pour la faire appliquer dans tous les États membres. Parce que ce texte laissait supposer que l’ensemble du secteur de la santé pourrait être soumis aux règles du marché, les États membres, les parlementaires européens et l’ensemble des acteurs de la santé et de la sécurité sociale s’étaient mobilisés pour faire reculer la Commission. Face à l’une des rares formes de forte mobilisation réussie des mouvements sociaux européens, la Commission avait fini par jeter le gant et retiré la santé du champ de sa proposition de directive, en supprimant l’article 23.
Mais en avril 2006, elle décide d’engager un processus devant aboutir à une proposition législative spécifique dans le domaine de la santé, notamment en matière de soins à l’étranger, pour faire appliquer la jurisprudence de la CJCE. Aujourd’hui, on est en droit de s’interroger sur les arrière-pensées de cette initiative. Ainsi en avril 2006, on constate que le champ de la santé est exclu par la Commission de sa « Communication sur les services sociaux d’intérêt général ». Cette exclusion crée de réelles difficultés pour comprendre ce qui pourrait ou non être considéré dans le champ sanitaire comme service social d’intérêt général.

Genèse de la directive

C’est à cette époque que la Direction générale de la santé et des consommateurs (DG Sanco) s’attelle à élaborer un projet législatif. En janvier 2007 se clôture la consultation principalement axée sur les soins programmés à l’étranger. Les résultats de la consultation ont été diffusés sur le site de la Commission, et un rapport a conclu à la nécessité d’élaborer une proposition de directive.
Attendu pour le mois de novembre 2007, le texte a été remanié plus de cinq fois, car le Collège des Commissaires et les DG entre elles ont eu peine à trouver un consensus. Le Commissaire Kyprianou a démissionné fin décembre 2007 et a été remplacé en janvier 2008 par Mme Vasiliou. Sous sa direction, la DG Sanco s’est remise à l’ouvrage et a déposé une nouvelle proposition rebaptisée « droit des patients en matière de soins transfrontaliers ». Pour s’assurer de son adoption par le Collège des Commissaires, cette nouvelle proposition a été incorporée dans l’Agenda social du 2 juillet 2008 (qui contient une série d’autres propositions dans le domaine social — directive temps de travail, comités d’entreprise européens, etc.). C’est ainsi que ce texte a provisoirement achevé sa saga dans les couloirs de la Commission…

Deux volets

La proposition de directive a été publiée en même temps qu’une communication sur laquelle on peut aisément s’accorder, dans la mesure où elle reprend l’ensemble des principes qui gouvernent les systèmes de santé européens : solidarité, égalité, universalité, accessibilité, etc.
La proposition traite de deux domaines bien distincts : le premier relève de la politique de santé, le second de l’accès aux soins à l’étranger. En ce qui concerne la politique de santé, la Commission souhaite intervenir en matière de qualité, d’information du patient, de développement des technologies de l’information, de centres de références (lire encadré page suivante). Fait significatif : elle propose de gérer ces domaines selon la procédure dite de « comitologie » 4, qui lui octroie d’importants pouvoirs d’exécution et accroît dès lors le transfert de compétences des États membres vers elle. Ce volet de la directive attaque de manière frontale le principe de subsidiarité auquel les États membres sont particulièrement attachés. Aussi, ceux-ci sont-ils peu enclins à soutenir ce volet de la directive. Ils s’interrogent sur le type de normes qui seraient adoptées en matière de qualité, sur le niveau de l’information à dispenser — notamment au plan médical —, sur l’architecture des « points de contact nationaux », sur les critères à définir en matière de centres de références, etc. Autant d’éléments essentiels non précisés…
Quant au volet « accès aux soins des patients à l’étranger », il a pour objectif de codifier la jurisprudence de la Cour de justice. Mais, la proposition va plus loin en ouvrant la possibilité d’obtenir le remboursement des soins hospitaliers au sein de l’UE sans autorisation préalable sur la base du tarif du pays où les droits sont ouverts. De cette manière, deux procédures au moins pourraient coexister : celle du règlement 1408 et celle de la jurisprudence, à la fois pour les soins ambulatoires et les soins hospitaliers.
En tant que tel, le principe défendu par la Commission ne fait pas l’objet d’importantes contestations, même si, une fois de plus, il s’agit d’un principe d’essence « libérale » et « consumériste », qui ne procure aucune avancée en termes d’accès solidaire à des soins de qualité. On peut toutefois se demander si ce principe n’est pas de nature à développer des soins « à deux vitesses », les populations riches de pays mal pourvus en infrastructures de soins venant se faire soigner dans des pays mieux pourvus, au risque de créer des « embouteillages » au détriment de la population de ces pays, et de diminuer la pression pour relever le niveau de soins dans les autres pays.

Une directive pour qui ?

On peut en effet se demander qui serait réellement concerné par cette directive si elle était adoptée. À lire les préambules et considérants de la proposition, seul un petit 1 % de la population de l’UE. On peut dès lors, s’interroger sur l’utilité d’une telle initiative. N’y a-t-il pas d’autres priorités européennes en matière de santé ? Ne faudrait-il pas mettre l’accent sur l’état de santé des populations des pays récemment entrés dans l’UE (espérance de vie, pathologies lourdes, mortalité infantile…) ? Sur l’accès aux soins de plus en plus restreint par des « restes à charge » élevés ? Sur une démographie médicale qui soulève des problèmes d’accès aux soins primaires et hospitaliers dans certaines régions européennes ? Sur un vieillissement démographique auquel ne sont guère préparés tous les pays de l’UE ? Etc.
Et ce 1 % de la population, quelles en sont les caractéristiques ? La réponse est simple. Il s’agit de personnes ayant :
– des capacités à s’informer sur les systèmes de santé des pays de l’UE, leur mode de fonctionnement, l’offre hospitalière, les techniques médicales performantes ou renommées de certains prestataires, etc.
– des capacités de préfinancement de l’entièreté des coûts des soins hospitaliers dispensés, auxquels il convient d’ajouter les frais de séjour du ou des accompagnant(s), etc.
Alors pourquoi une telle directive ? À défaut de réponse argumentée, force est de conclure que la démarche de la Commission semble relever d’une volonté idéologique de développer le libéralisme dans les systèmes de santé, alors que ce libéralisme s’est révélé, au cours des derniers mois, davantage producteur de dysfonctionnements que de saines régulations. Faut-il, dans l’UE et pour toutes les matières, appliquer les mêmes principes de libéralisation ? Chacun sait que pour des raisons supérieures d’intérêt général et de santé publique, le domaine des soins de santé impose d’être régulé pour garantir un accès le plus équitable possible à des soins de qualité financés collectivement (asymétrie d’information, gestion des dépenses publiques…).
Pour construire une action communautaire dans le champ de la santé, pourquoi faut-il tirer sur le petit bout de laine (les soins à l’étranger pour 1 % de la population) qui dépasse le vaste et large manteau de la protection sociale ? Pourquoi ne pas s’atteler à améliorer la qualité de la couverture sociale, son financement, son extension, etc. ? Pourquoi engager une réflexion en chambre pour se rendre compte que la matière est complexe et que ce qui est proposé va à l’encontre de dispositifs en vigueur dans chaque État membre ? Pourquoi ne commencer à s’informer auprès des représentants des États membres que lorsque le texte est déposé ? Pourquoi ne pas s’inspirer des développements réussis dans des espaces territoriaux frontaliers au sein de l’UE ? À bien des égards, cette proposition souffre d’un défaut de gouvernance d’un processus législatif qui nécessite la consultation, la construction en commission et le consensus dans un domaine sensible, et qui relève pour l’essentiel de la compétence de chaque État membre. Le Conseil de l’UE aura à se prononcer, le Parlement également. Au printemps, on devrait s’attendre à des échanges sans doute intéressants dans les enceintes communautaires. Il faudra suivre avec attention le parcours d’un texte qui, s’il n’est pas suffisamment amendé, aurait pour vocation de passer à la trappe comme d’autres propositions caduques en septembre 2005. Si tel est le cas, un rendez-vous important sera manqué. C’est regrettable, car nous avons besoin de dispositifs solides et de qualité dans un champ essentiel pour tout un chacun.


 

1 COM(2008) 414 final Bruxelles, le 2.7.2008.
2 Consulter les positions de l’Assurance maladie française, du Collège Intermutualiste de Belgique (CIN), etc.
3 Les systèmes d’assurance sociale dits « bismarckiens » offrent aux assurés des prestations proportionnelles aux coûts des soins. Ce système construit sur les relations industrielles se retrouve en Allemagne, en Autriche, en France, en Belgique, au Luxembourg. Le système « beveridgien » se caractérise quant à lui par l’organisation d’un système de santé étatique permettant le développement d’un système libéral parallèle, comme en Grande-Bretagne en Irlande, au Danemark et dans les pays de l’Europe du Sud (Espagne, Italie, Grèce).
4 Afin d’appliquer la législation communautaire uniformément dans toute l’UE, certaines des mesures prises pour son exécution sont déléguées par le pouvoir législatif (en l’occurrence, les États membres réunis au sein du Conseil de l’UE) à l’exécutif communautaire, c’est-à-dire la Commission. Cette dernière adopte ainsi chaque année plusieurs milliers de mesures d’exécution. Des « comités » composés de représentants des États membres assistent et contrôlent la Commission dans l’exercice des missions d’exécution que lui confie le pouvoir législatif.