Le débat sur la « flexicurité » de l’emploi (c’est-à-dire, en principe, un mélange de flexibilité pour l’employeur et de sécurité d’emploi pour le travailleur) n’est pas neuf, mais il a pris une place importante au fil des derniers mois. En particulier dans les cénacles européens, où il est désormais au centre de l’agenda politique pour 2008.


Dès la fin des années 1990, les premières prises de conscience académiques de la transformation de la relation de travail se reflètent dans le rapport du professeur français Alain Supiot intitulé : « Au delà de l’emploi : transformations du travail et du droit du travail en Europe » 1. Alain Supiot et ses collègues font alors partie d’un groupe d’experts mis en place en juillet 1996 par la Commission européenne avec pour mission « de réfléchir de façon prospective et constructive au niveau communautaire et dans un cadre interculturel et interdisciplinaire sur l’avenir du travail et du droit du travail ». Son rapport met en évidence la possible perte d’efficacité, mais aussi la possible perte de pertinence du droit du travail construit sur la base du modèle fordiste. En effet, le contexte de la relation de travail a évolué sous diverses pressions : progrès des technologies de l’information et des communications, tertiarisation de l’économie et apparition d’entreprises intensives en capital humain, en réseaux, virtuelles mêmes, où la place du facteur « entreprise industrielle » disparaît au profit de l’« entreprise financiarisée ». L’entreprise n’est plus une communauté d’hommes guidés par un but de production de biens et de services. Son seul intérêt devient : créer de la valeur. Par ailleurs, les travailleurs eux-mêmes ont évolué et l’intensité de l’exercice du pouvoir de l’employeur s’est diluée dans certains cas de figure. C’est ainsi que le « changement » deviendra un maître mot dans le discours européen. Se posera ensuite la question de l’anticipation du changement… Second grand axe du rapport Supiot : la confirmation de l’apparition de l’emploi précaire en lieu et place du contrat de travail à temps plein et à durée indéterminée – phénomène lié au chômage – et l’instabilité croissante qui résulte, pour les travailleurs, de la discontinuité des trajectoires professionnelles. C’est ce que l’on nomme aujourd’hui, la question des « transitions » qui, en elles-mêmes, ne sont pas tout à fait négatives ou tout à fait positives... Ce sont ces deux constats qui reviennent en force aujourd’hui sur la table des discussions.

Essai de définition

Aujourd’hui, l’accélération du débat provient d’une double initiative européenne : d’une part, un Livre vert de la Commission européenne visant à « moderniser » et « renforcer » le droit du travail 2, de l’autre une communication de la Commission portant sur des principes communs de flexicurité, intitulée « des emplois plus nombreux et de meilleure qualité en combinant flexicurité et sécurité de l’emploi ». Selon ce second document, « la flexicurité délaisse la notion de sécurité de l’emploi au profit d’une notion de sécurité de l’employabilité. Elle est une approche politique orientée moins vers la protection des emplois que vers celle des personnes ».
Au-delà du discours devenu habituel sur le changement dans le mode de vie et de travailler des citoyens européens, couplé à celui du vieillissement démographique, la partie vraiment intéressante de la communication touche à l’essai de définition de la flexicurité. Il n’y a pas de définition unique de ce mot, mais la Commission la présente comme « une stratégie intégrée visant à améliorer simultanément la flexibilité et la sécurité sur le marché du travail. La flexibilité, d’une part, c’est réussir les changements (“transitions”) dans la vie entre le système éducatif et le monde du travail, entre les emplois, entre le chômage ou l’inactivité et le travail, entre le travail et la retraite. Cela ne signifie pas seulement qu’il faut donner plus de liberté aux entreprises pour recruter ou licencier du personnel, ni que les contrats à durée indéterminée appartiennent au passé. Il s’agit de faciliter la progression des travailleurs vers de meilleurs emplois, de favoriser la “mobilité ascensionnelle” et le développement optimal des talents. La flexibilité, c’est également celle de l’organisation du travail qui permet, avec rapidité et efficacité, de répondre à de nouveaux besoins en termes de production et de maîtriser les nouvelles compétences nécessaires, et de faciliter la conciliation des responsabilités professionnelles et privées. La sécurité, d’autre part, représente bien plus que l’assurance de garder son emploi. Il s’agit de donner aux individus les compétences qui leur permettent de progresser dans leur vie professionnelle et de les aider à trouver un nouvel emploi. Il s’agit aussi de leur donner des indemnités de chômage adaptées pour faciliter les transitions. Enfin, cela inclut aussi des possibilités de formation pour tous les travailleurs (...) ».
La Commission définit ensuite huit « principes communs » de flexicurité appelés à servir de cadre de référence pour aider les États membres à mettre en place des marchés du travail plus ouverts, plus réactifs et des lieux de travail plus productifs. L’idée officielle n’est donc plus de mettre en évidence l’un ou l’autre modèle à copier ! Selon ces principes communs, la flexicurité :

1. implique la souplesse et la sécurisation des dispositions contractuelles (du point de vue tant des employeurs que des travailleurs – des travailleurs en place comme des exclus), des stratégies globales d’apprentissage tout au long de la vie, des politiques actives du marché du travail et des systèmes de sécurité sociale modernes ;
2. suppose un équilibre entre droits et responsabilités des employeurs, des travailleurs, des personnes à la recherche d’un emploi et des pouvoirs publics ;
3. doit être adaptée aux situations, aux marchés du travail et aux relations industrielles propres à chaque État membre ;
4. doit réduire l’écart qui sépare les travailleurs en place et les exclus du marché du travail : les travailleurs en place doivent être préparés aux transitions entre les emplois et être protégés pendant celles-ci, et les exclus (sans emploi, femmes, jeunes, migrants) ont besoin d’un accès aisé au marché du travail et de tremplins vers des contrats stables ;
5. doit être encouragée tant en interne (dans l’entreprise), qu’à l’externe (entre les entreprises), ce qui signifie : souplesse pour recruter et licencier, accompagnée par des transitions sûres entre les emplois, mobilité ascensionnelle facilitée, mobilité entre les situations de chômage ou d’inactivité et de travail. Des lieux de travail de qualité bien encadrés, une bonne organisation du travail et l’amélioration constante des compétences font partie des objectifs de la flexicurité. La protection sociale doit soutenir, et non entraver, la mobilité ;
6. doit promouvoir l’égalité d’accès, entre les hommes et les femmes, à des emplois de qualité et offrir des possibilités de concilier la vie professionnelle et la vie familiale. La flexicurité doit aussi donner les mêmes chances aux travailleurs migrants, jeunes, handicapés et plus âgés ;
7. exige un climat de confiance et de dialogue entre les pouvoirs publics et les partenaires sociaux, dans lequel tous doivent être prêts à assumer la responsabilité du changement et à définir des ensembles de politiques équilibrés ;
8. enfin, les politiques de flexicurité ont des coûts budgétaires et doivent être mises en œuvre afin de contribuer à des politiques budgétaires saines et financièrement viables. Elles doivent tendre à une répartition équitable des coûts et des bénéfices, notamment entre les entreprises, les individus et les budgets publics, avec une attention particulière à la situation spécifique des PME.
Si la flexicurité ne prétend pas imposer un seul modèle de marché du travail, les meilleures pratiques observées dans l’Union donnent néanmoins l’occasion aux États membres de tirer mutuellement les leçons de leurs expériences, en analysant ce qui fonctionne le mieux dans leur contexte national.

Derrière les mots

Mais qu’est-ce qui se cache derrière les mots ? Lorsqu’on lit les explications de la Commission, les messages se précisent. Celle-ci met le travail précaire sur le dos de la « sécurité de l’emploi »… Le message de base est que les travailleurs doivent abandonner la sécurité de leurs emplois et échanger une protection « stricte » de l’emploi pour des mesures de promotion de cette fameuse sécurité de l’emploi. Ainsi, les insiders, avec leurs emplois bien protégés, seraient responsables du fait que les chercheurs d’emploi (les outsiders) sont poussés vers des emplois précaires et/ou du fait qu’ils demeurent des chômeurs de longue durée, mettant ainsi en péril la pérennité des systèmes de protection sociale. Or, une analyse des systèmes de protection d’emploi menée comparativement à celle de l’inégalité démontre que l’inégalité des travailleurs est plus importante là où les législations protectrices de l’emploi sont faibles. Une faible protection de l’emploi des travailleurs scinde la société en une sous-classe de travailleurs et une élite pour laquelle tout est possible : la flexicurité à ce niveau est un jeu pour les forts !
La Commission ne propose pas d’agenda politique crédible afin de promouvoir « la sécurité de l’emploi ». Sa communication met, bien sûr, l’accent sur l’importance de politiques telles que la formation tout au long de la vie, les politiques actives du marché du travail et les systèmes de prestations, mais ne s’implique pas politiquement envers les acteurs autres que les travailleurs qui doivent s’investir dans ce jeu pour qu’il reste équilibré. On sent que, de plus en plus, l’agenda est un agenda de marché et non pas un agenda social. Avec une Commission très faible qui ne prend aucun risque de choquer le monde des affaires, cette tendance est préoccupante.

En plaidant pour que les travailleurs retrouvent aussi rapidement que possible un nouvel emploi, la Commission adopte une approche de workfare (accumulation des emplois, quelle que soit leur qualité) et non de learnfare (progression qualitative de l’emploi à travers les transitions). Par l’accroissement de la pression exercée sur les chômeurs, le patronat cherche à réduire la qualité des emplois proposés. L’approche de workfare de la Commission se vérifie dans le fait que :
– les allocations chômage sont analysées en partant du principe qu’elles nuisent aux mesures visant à accepter un emploi, et non en partant du principe que des allocations élevées stabilisent les travailleurs et leur font accepter les changements. Ensuite, les allocations de chômage ne sont envisagées que pour les personnes en situation de transition : que fait-on des autres qui n’ont pas encore trouvé du travail ou n’en retrouvent pas ?
– les politiques actives du marché du travail se limitent à l’aide à la recherche d’emploi et aux politiques visant à « faire en sorte que le travail paie ». La dimension des connaissances pour tous, reformer les chômeurs, conseiller et guider, mettre à niveau leurs connaissances, tout cela a été omis, bien que ce soit l’une des pierres angulaires du modèle danois de learnfare ;
– au regard des stratégies de formation tout au long de la vie, la communication contient quelques éléments positifs, mais qui sont ensuite minimisés par l’affirmation selon laquelle le patronat supporte une part significative des coûts de formation au cours de l’emploi et que les travailleurs pourraient eux aussi en supporter certains coûts, par exemple, en investissant leur temps. La Commission ignore manifestement la tendance structurelle à restreindre l’accès à la formation par les employeurs.
En outre, alors que la Commission propose huit principes de flexicurité dont certains sont intéressants (droits et responsabilités équilibrés et répartis entre les acteurs, adaptation de la flexicurité aux situations spécifiques des États membres, nécessité de soutenir l’égalité des sexes, dialogue entre les gouvernements et les partenaires sociaux…), dans le même temps, elle propose d’autres principes qui les minimisent. Ainsi, les contrats « flexibles » et les licenciements simples donnent en pratique la priorité au modèle de flexibilité « externe » pour s’adapter aux changements ; ils font pencher la balance dans le camp du patronat, et affaiblissent le principe selon lequel les entreprises devraient aussi supporter leur part du fardeau de l’ajustement. De même, en appelant à la promotion de la flexibilité tant « externe » qu’« interne », la Commission ignore le fait que la flexibilité « interne » peut, dans certains pays, être une alternative valable et plus productive aux modèles de « licenciement simple » et une diversité contractuelle élevée ou excessive. L’idée sous-jacente de la Commission semble être que les travailleurs pouvant être facilement licenciés résisteront moins à une organisation flexible du travail qui est ensuite adaptée aux besoins des employeurs. Par ailleurs, demander à une sécurité sociale d’être « moderne » et à une politique active du marché du travail d’être « efficace », ainsi que déclarer que « la protection sociale doit soutenir, et non inhiber », ajoute clairement aux lignes directrices de la Commission une vision d’un choix vers la déréglementation.

Enfin, la proposition de la Commission d’inclure l’indicateur de l’OCDE relatif à la protection de l’emploi est extrêmement inquiétante. Non seulement cet indicateur est peu fiable et incomplet, mais sa focalisation simpliste sur le niveau, au lieu de la conception de la protection de l’emploi le rend impropre à donner une image réelle du degré auquel un certain système de protection de l’emploi encourage les changements productifs. Un autre indicateur proposé par la Commission concerne les « pièges du chômage » (dans quelle mesure les chômeurs se sentiraient-ils mieux en acceptant un emploi plutôt qu’en continuant à percevoir les allocations chômage). Cet indicateur offre lui aussi une image incomplète de la manière dont le système de prestation peut influencer la correspondance des emplois et se fonde sur l’hypothèse que le seul effet des allocations chômage est de réduire la volonté des chômeurs de trouver un emploi.

Emplois de qualité ?

En 2008, la flexicurité deviendra la « grille de lecture » européenne des politiques nationales de l’emploi. En décembre dernier, le Conseil européen a endossé les huit principes communs de flexicurité. La crainte est évidemment que cette grille de lecture supplante, à terme, les autres processus européens (tels que la « stratégie européenne pour l’emploi ») et fasse oublier la qualité des emplois, notion introduite en 2001 sous présidence belge. Le premier test sera l’adoption des lignes directrices pour l’emploi par le sommet de printemps 2008.
De son côté, le Parlement européen avait trouvé la définition de la flexicurité présentée par la Commission trop étroite. De nombreux parlementaires européens de gauche avaient mis en évidence que le texte de la Commission trahissait une volonté de déréglementation plus que déraisonnable au moment où l’Europe aurait eu besoin de plus de social. La Confédération européenne des syndicats (CES), s’était réjouie à ce moment de ce que les parlementaires n’avaient pas confondu flexicurité et attaque systématique contre la protection de l’emploi, mais demandaient au contraire une série équilibrée de principes de flexicurité : promotion des relations de travail stables, action contre les pratiques abusives dans les contrats non-standards, action destinée à améliorer la sécurité de l’emploi pour tous les travailleurs quel que soit leur statut professionnel, renforcement de l’employabilité, sécurité dans le changement, égalité des sexes et équilibre vie-travail, concertation sociale et dialogue social, cadre macroéconomique en faveur d’emplois plus nombreux et de meilleure qualité.

En Belgique

La position du gouvernement belge est restée, pour le grand public, une inconnue... Tout ce qu’on peut en dire est que nos représentants belges au sein du Comité de l’emploi 3 ont marqué leur accord sur la position globale de ce groupe. À ce propos, en n’oubliant pas que le Comité de l’emploi est composé de fonctionnaires des 27 États membres représentant toutes les tendances politiques et toutes les traditions socioéconomiques de l’Union – ce qui suppose déjà des arbitrages entre des perceptions très différentes –, on peut signaler que ce comité a mis en évidence la nécessité absolue de rechercher un équilibre entre une demande de flexibilisation accrue des relations et des conditions de travail et la protection, qui doit aller de pair, des droits sociaux des travailleurs. Il a insisté sur le fait que la flexicurité n’est pas une fin en soi, ni un nouveau procédé, mais un moyen de viser plus d’emplois, des emplois de meilleure qualité et plus d’inclusion sociale. Le comité – et donc aussi la Belgique – a insisté sur le rôle essentiel de la contribution des partenaires sociaux à tous les niveaux, européen et national, sectoriel, dans la définition et la mise en œuvre des mesures de flexicurité ainsi que sur la nécessité d’échanges d’expériences entre pays et partenaires sociaux pour mieux apprendre les uns des autres dans l’approche de la flexicurité.
A priori, une pareille approche, si elle ne se réduit pas qu’à un exercice de vocabulaire, devrait être acceptable et constructive et ne dément pas ce que les partenaires sociaux belges ont pratiqué depuis plus de 20 ans. En Belgique, parler du travail des partenaires sociaux a du sens dans le contexte de nos relations collectives et de notre force de mobilisation due à l’implantation historique et numérique des organisations syndicales. Dans ce même cadre, parler d’un encadrement social de la flexibilité à travers des mesures de sécurité sociale ou des financements accompagnant les pertes de revenus actuelles et futures (pension, etc.) a aussi du sens. Mais il n’en va pas de même dans tous les pays de l’UE et pour tous les collègues syndicalistes : la flexicurité reste dangereuse pour les pays – en particulier d’Europe centrale et orientale – dont on sait qu’ils ne sont pas encore en situation de mener un véritable dialogue social capable d’assurer la compensation « sécurité » au volet flexibilité. Quoi qu’il en soit, ce débat européen sur la flexicurité est tourné vers les États membres, et il reflète aussi un affaiblissement de l’« Europe sociale » entendue dans le sens d’une harmonisation de standards essentiels pour tous les travailleurs. La Confédération européenne des syndicats a donc là un rôle essentiel à jouer…


1 Flammarion, 1999. Ce livre est la version publique d’un rapport d’experts mis en place par la Commission européenne.
2 COM (2006) 708 final « Moderniser et renforcer le droit du travail pour relever les défis du XXIe siècle ». Ce qu’on appelle un Livre vert est un document de consultation publié par la Commission européenne.
3 Le Comité de l’emploi est un comité consultatif institué dans le but de mettre en œuvre la stratégie européenne pour l’emploi et de promouvoir la coordination des politiques nationales de l’emploi et du marché du travail.

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