Le Conseil « Emploi » de l’Union européenne s’est réuni en session extraordinaire en novembre dernier pour tenter de se mettre d’accord sur une révision de la directive européenne sur le temps de travail, qui fixe une limite de 48 heures de travail par semaine. Malgré les efforts de la Présidence et de la Commission, cette tentative a échoué. La Confédération européenne des syndicats (CES) a, comme il se doit, diffusé un communiqué regrettant cet échec. Pour le reste, on a peu entendu pleurer dans les chaumières. Quelle leçon retenir de cette situation ?


>Depuis les années que je pratique le droit social, le chapitre de la durée du travail m’a toujours été le plus rébarbatif. Cette réglementation m’est toujours apparue touffue, compliquée et, surtout, décalée par rapport à ce que je percevais de la réalité du travail. On dira qu’elle a été conçue en fonction des grandes entreprises industrielles où s’incarne ce que d’aucuns appellent le « mode de production fordiste », et je dois dire que le décalage dont je parle s’observe surtout ailleurs, chez ce qu’on appelle parfois le nouveau prolétariat : les ouvriers des PME, le personnel de l’Horeca, des magasins de détail, des soins de santé (celui des homes privés pour personnes âgées, beaucoup plus que celui des grands hôpitaux publics ou universitaires). Lorsque ces travailleurs posent des questions, aussi simples et clairement formulées soient-elles (« mon patron peut-il m’obliger à rester une heure de plus ce soir, alors qu’il n’a pas prévenu et que je dois aller chercher mes enfants à la crèche ? »), il faudrait en principe faire une recherche laborieuse dans la loi sur le travail et les réglementations sectorielles. Il n’est pas rare que la réponse technique soit en retrait par rapport à la réponse que fournirait le simple bon sens, comme « non » dans l’exemple ci-dessus. Et surtout, la réponse théorique à laquelle on aboutit résiste rarement à la question subsidiaire qui suit : « si je refuse, est-ce que mon patron peut me mettre à la porte ? » On est alors bien obligé de confesser qu’en réalité les inspecteurs du travail ferment généralement les yeux sur les infractions qui ne sont pas trop flagrantes (ou ne sont pas accompagnées d’autres problèmes « plus graves »), que les auditorats du travail ne poursuivent presque jamais des infractions qui se heurteraient de toute façon à l’indifférence du tribunal correctionnel, et que les tribunaux du travail eux-mêmes sont peu portés à reconnaître comme abusif le licenciement provoqué par un refus, même justifié, d’heures supplémentaires ; et lorsqu’ils le reconnaissent, c’est généralement parce que le refus était justifié sur le plan moral ou sous l’angle de l’équilibre entre les droits et les obligations, et non en référence à un article de la réglementation.
Bref, sortie des grandes unités industrielles, où elle est protégée par la vigilance des délégations syndicales, cette réglementation m’a toujours paru déconnectée des réalités. Ce qui ne veut pas dire qu’une régulation du temps de travail soit inutile en elle-même. Des gens craquent après quelques années de travail, durant lesquelles ils ont été soumis, sinon à des heures trop longues, en tout cas à des horaires rendant la vie de famille impossible, à un stress qui n’a rien de positif, à des cadences qui détruisent corps et esprit, et empêchent même parfois une exécution convenable du travail.

« Grands Enjeux »


Il y a un contraste, qui ne se rencontre pas à ce point dans d’autres chapitres du droit social (même dans la législation sur la sécurité et l’hygiène, pourtant très technique, elle aussi), entre la nature de cette réglementation, telle qu’elle se donne à lire et qu’elle s’applique sur le terrain, et les Grands Enjeux qu’elle est censée refléter. Car le temps de travail a traversé l’histoire du droit social depuis ses origines, autrement dit depuis les débuts de la révolution industrielle.
Les discussions qui ont avorté en novembre dernier voulaient revoir une directive, datant de 1993, qui pose en principe une limite de 8 heures par jour et 48 heures par semaine . Ce principe est cependant assorti de diverses dérogations, et surtout une clause dite « de non-participation », ou opt out, qui prévoit que les législations nationales peuvent autoriser les dérogations sur la base d’un accord individuel entre le travailleur et l’employeur. Le projet en discussion, soutenu par la Commission, voulait amender le texte pour limiter l’application de cette clause d’opt out. Certains États membres voulaient la supprimer purement et simplement. D’autres voulaient la maintenir. La conjugaison de ces deux oppositions a empêché de réunir la majorité qualifiée requise. Bref, l’Union européenne, qui est la région socialement la plus avancée du monde, n’est pas parvenue à imposer la journée des huit heures et la semaine des quarante-huit heures comme standard social commun.
1Et pourtant, ces limites se trouvaient déjà dans le Catéchisme des Travailleurs, élaboré en 1817 par Robert Owen, à l’époque industriel philanthrope du secteur du textile, qui allait devenir par la suite le chef de file d’une branche du socialisme anglais, et se faire connaître pour ses réalisations dans le domaine de l’éducation ouvrière. Elles se sont retrouvées dans le traité de Versailles, censé mettre fin à la Première Guerre mondiale, dans le chapitre consacré à la création de l’Organisation internationale du travail ; elles ont été inscrites dans la première convention de cette organisation, adoptée lors de sa première session, en 1919. Dès 1935, l’OIT proposait une nouvelle convention (nº 47) sur la semaine des 40 heures, avec pour objectif, explicitement affirmé dans le préambule, de lutter contre le chômage et de permettre aux travailleurs « de participer au progrès technique dont le développement rapide caractérise l’industrie moderne ». La journée des huit heures a été pendant plus d’un siècle la revendication majeure du mouvement ouvrier.

Catéchisme


J’ai eu un jour sous les yeux un texte intitulé « Catéchisme de la journée des huit heures » (l’époque aimait apparemment les catéchismes, même dans des milieux pourtant peu suspects de cléricalisme), qui détaillait toute l’argumentation en faveur de la réduction du temps de travail. Cette argumentation n’a pas pris une ride. Tout s’y trouve. La santé du travailleur, bien sûr, dont la préservation est à la fois un droit humain et l’intérêt bien compris de l’employeur et de la société, notamment parce qu’elle sert la productivité et limite l’absentéisme. La capacité du travailleur à assumer ses autres obligations, notamment familiales et civiques. Et puisque, qu’on le veuille ou non, les tâches ménagères ne sont pas également réparties dans la plupart des couples, la régularité des horaires est un élément important pour l’égalité des hommes et des femmes en matière d’emploi et de travail. En renchérissant le coût du travail, on incite l’employeur à investir dans des machines, ce qui augmente la productivité de l’économie et la richesse globale du pays. En obligeant à payer plus cher les heures supplémentaires, on encourage l’employeur à embaucher, et donc on diminue le chômage, la pauvreté et les fléaux qui y sont associés.
La méthode du catéchisme semble aujourd’hui sortie de mode, même dans les milieux chrétiens. Ce sont pourtant bien des expressions bibliques (« espérance », « partage ») que des branches importantes du mouvement syndical ont utilisées pour appeler à la réduction du temps de travail à 35, 32, voire 28 heures, qui allait permettre de travailler tous en travaillant moins. Comment cet élan, cette grande vague idéaliste, ont-ils pu s’engluer dans une réglementation aussi rébarbative ?
La résistance des patrons ? Elle existe, assurément. Le temps de travail est un élément du coût du travail. Réduire le temps de travail sans diminuer le salaire, c’est la même chose qu’augmenter le salaire sans augmenter le temps de travail. Préserver la santé du travailleur et assurer l’équilibre de ses diverses obligations correspond assurément à l’intérêt social. Cela correspond peut-être aussi, sur le long terme, à l’intérêt bien compris de l’entreprise. Mais à long terme, nous serons tous morts, et à court terme on voit bien l’intérêt de pressurer le travailleur, quitte à laisser les assurances sociales s’occuper de son cas lorsqu’il aura été vidé de son jus. Mais n’y a-t-il que cela ?

Objectifs


Une première ambiguïté vient peut-être de la nature des limites journalières et hebdomadaires de travail. Comme on l’a vu, la revendication ouvrière de base, endossée par les Conventions de l’OIT, assigne à la réduction du temps de travail des objectifs sociétaux plus larges que la protection du travailleur, notamment le partage du travail et l’égalité de traitement entre hommes et femmes. En fonction de ces objectifs, on pourrait s’attendre à ce que le franchissement des limites de la durée du travail se heurte à une interdiction de travail, analogue à l’interdiction du travail de nuit ou du dimanche, voire à celle des travailleuses qui viennent d’accoucher. Tel n’est pas le cas dans la législation belge, ni, à ma connaissance, dans aucune législation nationale. Le travailleur peut dépasser ces limites en cumulant plusieurs emplois, ce qui est loin d’être rare, notamment pour des travailleurs à temps partiel. Et surtout, l’implication concrète des dépassements de la limite est qu’il s’agit d’heures supplémentaires, payées à 150 %. Il fut un temps où la possibilité de faire des heures supplémentaires était considérée comme un avantage social, dont la répartition entre les travailleurs était un sujet de négociations avec les syndicats. Pendant une certaine période, ces pratiques ont été quelque peu étouffées par le scrupule que, peut-être, elles compromettaient le droit au travail des chômeurs. Mais cette période semble révolue. La détaxation des heures supplémentaires a été un point important des négociations interprofessionnelles des dernières années. Les centrales ouvrières qui portaient cette revendication relayaient peut-être une « idéologie patronale », mais elles relayaient manifestement aussi la position de leur base, dont on n’a aucune raison de penser qu’elle ne sait pas faire ses comptes. D’où vient ce décalage ?
En qualifiant de « bibliques » certains arguments en faveur de la réduction du temps de travail, je ne cédais pas uniquement à la tentation facile de la boutade. Avant d’être une revendication ouvrière, la journée des huit heures, et surtout la fameuse trinité « huit heures de travail, huit heures de sommeil, huit heures de loisir » marquait le rythme de la vie monastique selon la règle bénédictine. Rien d’étonnant à ce que les premiers théoriciens de l’idée aient aussi été, généralement, des propagateurs de diverses formes d’usines modèles et autres phalanstères, dont les ressemblances avec les monastères ne doivent pas être démontrées. Le décalage s’expliquerait-il, tout simplement, par le fait que les ouvriers ne sont pas des moines ? Au temps du « charbon » et des grandes usines, la « communauté des travailleurs » avait au moins une homogénéité de projets et de situations individuelles qui n’était pas sans rappeler celle des couvents. On peut se demander si c’est encore le cas aujourd’hui.

Nuisances d’aujourd’hui


Si l’on veut réellement avancer dans la problématique, faut-il vraiment reproduire sous forme de directives européennes des conventions OIT de l’entre-deux-guerres, voire construire une réglementation européenne sur le modèle de la réglementation belge ? Ne faut-il pas se remettre à l’écoute de ce que les travailleurs ont à dire, en reprenant au besoin le chemin des grandes enquêtes sociologiques qui ont marqué le XIXe siècle ? Si l’on fait le bilan des nuisances qui frappent réellement les travailleurs d’aujourd’hui, je ne suis pas sûr que la durée du travail en tant que telle, émergera comme une priorité. Et celles qui suivent ne représentent sans doute qu’un échantillon.
– La régularité des horaires, qui permet d’organiser comme il faut ses autres obligations. On critique fréquemment le fait que les écoles, les crèches et autres structures de garde des enfants auraient des horaires inadaptés aux horaires de travail des parents. Mais ceux qui pratiquent le métier font observer qu’un enfant n’est pas un paquet de linge qu’on apporte et qu’on reprend ; l’enfant et ceux qui le gardent (et en fait, contribuent à son éducation), ont aussi droit au respect de leur rythme de vie. Il est frappant de constater que certaines formes de réduction du temps de travail – c’est une critique fréquemment adressée, même à gauche, aux 35 heures à la française – se sont traduites en définitive par moins de régulation et plus de flexibilité subie. Le temps de travail a été réduit sur une base annuelle, souvent par l’octroi de journées de vacances supplémentaires, mais les horaires concrets au jour le jour ont été parfois allongés, et souvent rendus variables. Au total, l’expérience qui remonte du terrain fait souvent état d’une détérioration des conditions de travail.
– La qualité du travail, notamment sa charge physique et psychique, et la qualité des relations avec les collègues et la hiérarchie. Une difficulté de l’entreprise est que la notion de justice au travail est particulièrement difficile à définir . La notion d’égalité, par exemple, qui correspondait à la perception, mais aussi à la réalité objective des ouvriers dans les mines et les grandes usines manufacturières, n’est plus nécessairement le seul paradigme pertinent dans le monde du travail d’aujourd’hui, sans qu’il faille nécessairement y voir uniquement l’effet d’une « idéologie patronale de division de la classe ouvrière ».
2– La problématique des transports entre le domicile et le lieu de travail. Un temps raisonnable de trajet offre un break bienvenu entre le stress du travail et celui de la vie de famille. Mais, pour beaucoup de gens, cette pause n’a rien de reposant, même si elle se prolonge parfois de longues heures.
Un programme pour les prochaines années ?


Paul Palsterman



1Le texte actuellement en vigueur est la directive (CE) 88/2003 du 4.11.2003, qui coordonne le texte de base (directive (CE) 104/93, 23.11.1993), et sa modification en 2000.
2 Je ne saurais trop recommander, à ce sujet, la lecture de l’ouvrage publié sous la direction de François Dubet, Injustices - l’expérience des inégalités au travail, Paris, Seuil, 2006.