Depuis quelques années, on voit fleurir un nouveau jargon politique fait de « gouvernance », de « plans stratégiques », de « contrats » entre « partenaires »… Mode passagère censée rapprocher le politique de la société civile, ou reflet d’une évolution profonde, d’un véritable changement de paradigme dans l’action publique ? Enquête d’Olivier Paye dans cette Novlangue qui – qu’on le veuille ou non – force peu à peu les acteurs y compris sociaux à changer leurs stratégies d’action politique.


Novembre 1989 : chute du Mur de Berlin, début d’un « nouvel ordre mondial »… si pas toujours dans les faits, en tout cas largement dans les discours et progressivement aussi dans les manières de rendre compte de ces faits et discours. Si le monde politique n’a peut-être pas changé depuis la fin de l’URSS – du moins de façon aussi radicale que certains le pensent ou le disent – il est certain, en revanche, que la façon d’appréhender les phénomènes politiques s’est, elle, considérablement renouvelée par rapport aux optiques traditionnelles. En tout cas, par rapport à celles qui prédominaient à ce moment dans des espaces politiques et culturels situés, comme le nôtre, en dehors du monde anglo-saxon.
Pour des pays comme la Belgique ou la France, les années 90 marquent l’avènement d’un nouveau paradigme dans la manière générale d’aborder le monde politique, ses acteurs, actions et institutions. Cette nouvelle vision concerne non seulement les phénomènes dans ce qu’ils seraient dans la réalité, en partant d’un point de vue descriptif, mais également dans ce qu’ils devraient être idéalement, dans le futur, en partant d’un point de vue normatif. Elle s’appuie sur une série de termes eux aussi nouveaux qui, mis bout à bout, forment un univers lexical relativement singulier, donnant du politique un sens original par rapport à son appréhension traditionnelle. Ainsi en est-il des mots : « régulation » et non plus injonction, comme essence de l’action publique ; « agence », comme organisme spécialisé créé à l’initiative des pouvoirs publics et doté de pouvoirs d’action relativement autonomes pour régler de façon « technique » un secteur particulier d’activités ou un aspect particulier d’une activité ; « transversalisation » des principes jugés fondamentaux dans l’entreprise de toute action publique, fonctionnement des institutions politiques « en réseau », impliquant la « participation » et la « responsabilisation » de toutes les « parties prenantes » associées sous la forme d’un « partenariat » public/privé, dans des « dispositifs d’apprentissage mutuel », comprenant notamment l’« évaluation des performances » de l’action publique au moyen d’« indicateurs communs », et le repérage et l’adoption des « bonnes pratiques ». En anglais, cette nouvelle vision de l’action publique se retrouve sous les termes de mainstreaming, stakeholders, accountability, benchmarking, best practices, etc. C’est à ce même univers qu’appartient la notion de gouvernance à des niveaux multiples (en abrégé, GNM), traduction française la plus courante de l’expression originelle anglaise, multi-level governance (MLG). Cette notion de « gouvernance » est la plus englobante ; elle a vocation à encadrer toutes les autres.

Aux origines
La notion de gouvernance à des niveaux multiples a été popularisée en science politique à la suite de son insertion dans le titre d’un ouvrage paru en anglais en 1996 (1). Celui-ci présentait de façon intégrée les résultats de recherches menées depuis le début des années 90 sur le processus de décision lié à la politique de cohésion économique et sociale de l’Union européenne (aussi appelée « politique régionale »). Cette politique avait pour particularité d’être de nature distributive, impliquant l’allocation de moyens financiers pour mener une action publique au sein des États membres, alors que la plupart des politiques de l’Union étaient – et sont toujours – de type normatif, c’est-à-dire impliquant « simplement » l’établissement de normes communes aux actions publiques des États membres (sans mettre à leur disposition de moyens financiers particuliers pour les mener).

La politique de cohésion fut adoptée dans le souci de contrebalancer sur le plan social la marche de la construction européenne, qui venait d’être relancée essentiellement sur le plan économique, libéral, avec l’achèvement à l’horizon de 1992 du grand marché européen basé sur le principe de la libre circulation des personnes, des biens et services et des capitaux.
Politique sociale, mais sur une base territoriale, la politique de cohésion résulta de la grande réforme de 1988 des « fonds structurels » : Fonds social européen (FSE), Fonds européen de développement régional (FEDER), Fonds européen d’orientation et de garanties agricoles (FEOGA). Outre le doublement de leur volume, la réforme visait à favoriser une utilisation plus intégrée de ces fonds, tout en les dotant d’une nouvelle structure de décision directement inspirée de l’expérience des politiques distributives à visée sociale entreprises depuis 1985 mais ciblée sur la Grèce, l’Espagne et le Portugal.
Par rapport à la manière classique qui régissait jusqu’alors l’utilisation des fonds structurels, le mécanisme nouveau se caractérisait par un triple but :
– conférer un rôle plus actif à la Commission européenne, garante de la logique d’intégration communautaire ;
– associer de façon plus étroite, à côté des interlocuteurs étatiques traditionnels les entités publiques telles que les régions, les provinces, les départements ou les communes qui, au sein des États membres, sont concernées par la mise en œuvre de cette politique de cohésion ;
– rechercher de manière systématique une convergence entre les différentes volontés politiques exprimées par les autorités publiques impliquées dans la production des actions publiques concrétisant la politique de cohésion : Commission européenne, autorités nationales, entités publiques régionales et locales.
C’est pour désigner le fonctionnement général du processus de décision dans la politique européenne de cohésion que les politologues en sont venus à se doter de l’expression de multi-level governance.

Multi-niveaux
L’invention de ce nouveau concept répond à une double intention sur le plan sémantique. La première est de montrer que le contenu des actions publiques est codéterminé par des acteurs publics situés à différents niveaux de pouvoir ; la seconde, que ces acteurs se trouvent dans une configuration telle qu’aucun d’entre eux n’est en mesure d’imposer sa seule volonté au contenu de l’action publique à mener. La notion de « gouvernance multi-niveaux » souligne le fait que le processus de production des actions publiques ne peut plus être compris en examinant seulement les activités relatives à un seul niveau de pouvoir, a fortiori à un seul acteur public occupant une position considérée comme potentiellement décisive par rapport à la détermination de l’action publique à mener. Le processus de production de l’action publique implique au contraire la mobilisation d’acteurs situés dans des espaces institutionnels de prise de décision très variés. Et, du coup aussi, la mobilisation d’acteurs privés (« acteurs sociaux ») cherchant à faire pression sur l’action des acteurs publics : partis politiques, syndicats, associations, opinions publiques….

De quels espaces institutionnels s’agit-il ? Ici, en l’occurrence, il s’agissait premièrement, de l’Union européenne et de ses différents acteurs institutionnels (Commission, Parlement européen, etc.). Deuxièmement, il s’agit de chaque État membre auquel se rattachent, pour la Belgique, les autorités fédérales, gouvernement et parlement essentiellement. Enfin, les espaces institutionnels infra-étatiques auxquels sont liées des entités publiques soit fédérées (les Régions et les Communautés), soit décentralisées (les provinces et les communes).
Cette multiplication des espaces institutionnels et des acteurs publics qui leur sont liés contribue indéniablement à complexifier la nature du « jeu politique » qu’un acteur public – et, a fortiori, privé – doit jouer s’il veut imprimer sa marque à l’action publique. Néanmoins, elle ouvre en même temps de nouvelles possibilités d’efficacité, en particulier en élargissant pour chaque acteur la gamme des alliances possibles.
Elle permet ainsi, pour prendre un exemple réel concernant la Flandre, aux acteurs publics municipaux d’avoir plus de chances de voir retenues leurs propres priorités dans l’orientation de l’action publique à mener sur le territoire qui est de leur ressort, dès lors que celles-ci recoupent celles de la Commission européenne, alors même qu’elles divergeaient de celles émises par leurs autorités nationales de tutelle (en l’occurrence les autorités régionales).

Gouvernance
En inventant la notion de GNM, les chercheurs nourrissaient une seconde ambition au plan sémantique : faire sentir que le processus de prise de décision menant aux actions publiques se déroulait non seulement dans un contexte institutionnel complexe et hétérogène, mais aussi selon une dynamique d’interaction entre acteurs politiques beaucoup plus fluide et continue que celle que l’on envisage généralement dans une représentation traditionnelle de la production de l’action publique. C’est la raison pour laquelle l’expression « gouvernance » a été préférée à celle de « gouvernement », trop tranchante et laissant par trop ouverte la possibilité d’une confusion entre l’action publique à mener et la détermination du contenu de cette action publique par un acteur politique particulier, le gouvernement – quand le mot désigne un organe et non une action.
Dans la représentation traditionnelle – héritage direct du modèle républicain à la française –, le processus de production d’une action publique suit un schéma de progression essentiellement en trois phases (voir le schéma en page 2). Une phase ascendante : le processus d’élaboration de l’action publique, correspondant à une phase de politisation croissante autour de l’action publique éventuelle à mener et des enjeux sociaux qu’elle se propose d’affronter. Une phase d’apogée : la décision entérinant l’action publique à mener, correspondant à une phase de politisation maximale. Enfin, une phase descendante : le processus de mise en œuvre de l’action publique dont le contenu a été préalablement arrêté, et qui correspond à une phase de relâchement de la politisation et de routinisation technique de l’intervention publique dans la société.
Dans une telle représentation de type pyramidal, le processus de production de l’action publique est rythmé par une scansion majeure :
– « la décision », une et unique, coulée le plus souvent dans une forme juridique contraignante, qui établit :
– un « avant » de discussion, et :
– un « après » d’exécution de l’action publique.
Traditionnellement, cette prérogative décisionnelle est située dans un seul espace institutionnel : l’espace national central, mais cela peut être un espace international ou régional. Traditionnellement, elle est également concentrée dans les mains d’un seul acteur public attaché à cet espace : l’autorité publique nationale centrale, mais cela peut être aussi une autorité publique intergouvernementale (par exemple au niveau européen) ou fédérée (par exemple la Région).
Sous les traits de la gouvernance, le processus de production d’une action publique évolue au contraire à la manière d’un électro-encéphalogramme, au rythme continu de multiples micro-décisions, non nécessairement coulées dans une forme juridique contraignante, prises par de nombreux acteurs publics, en association étroite avec des acteurs privés qu’ils considèrent comme parties prenantes légitimes à l’action publique à mener, et selon des configurations susceptibles de varier selon les cas, suivant un tracé beaucoup moins standardisé que celui évoqué par la représentation traditionnelle (schéma page suivante).
Dans une représentation en termes de gouvernance, aucune des multiples décisions nécessaires pour produire une action publique n’apparaît comme « plus décisive » qu’une autre. L’ensemble des micro-décisions conférera à cette action l’orientation qu’elle prendra in fine, lorsqu’elle sera opérationnalisée par des acteurs publics de « première ligne » placés en relation directe avec le monde social et généralement situés au bas de la hiérarchie de l’administration publique. Dans cette perspective, aucun acteur public ne se retrouve plus dans la peau du « juge suprême », dont l’action consisterait à « trancher », « au final », les questions déterminantes pour l’action publique à mener.
En régime de gouvernance, la politisation autour de l’action publique à mener et des enjeux sociaux auxquels elle répond se déroule de façon relativement constante, dans une fourchette évitant les pics extrêmes qui correspondent, dans le modèle pyramidal, du côté du seuil maximal, à la décision, et du côté du seuil minimal, à la routinisation technique de l’action publique.
Sous cet aspect des choses également, le jeu politique qu’il faut jouer si l’on veut avoir un impact sur une action publique présente une forme plus complexe. Il exige des acteurs politiques, et plus encore des acteurs politiques privés, d’être davantage sur la brèche, d’y consacrer une attention plus soutenue, c’est-à-dire plus de temps et d’énergie, car ce qui pourrait paraître une orientation acquise à un moment donné du processus est susceptible d’être remise en cause à un autre moment du processus, lors d’une décision partielle ultérieure. Ce qui n’est théoriquement pas le cas dans le modèle traditionnel. En même temps, de telles « règles du jeu » autorisent davantage des rattrapages, la possibilité de « revenir à la charge » avec des arguments plus percutants, de nouer d’autres alliances, ou tout simplement de reprendre pied dans un processus dans lequel un acteur n’avait pas jugé opportun de s’investir.

Au service de l’action
En conceptualisant sous l’expression de gouvernance multi-niveaux les traits principaux de fonctionnement d’un processus de production d’action publique bien particulier, les chercheurs ont établi un type général de manière de gouverner, alternatif au type traditionnel qu’ils ont référé à la notion de « souveraineté (étatique) ». Ils ont ainsi fourni une ressource théorique nouvelle dont n’ont pas tardé à s’emparer de nombreux autres politologues. Soit à des fins de connaissance descriptive, pour en vérifier ou en démontrer l’existence empirique dans d’autres secteurs de l’action publique, en cherchant à cerner la place effective qu’occupe la GNM aujourd’hui parmi les différents modes de gouvernement existants. Soit à des fins de connaissance normative, pour en démontrer et en promouvoir les vertus, en tant que meilleur mode de gouvernement que les autres.

Jusqu’à présent, rares sont en revanche les acteurs politiques, et moins encore les acteurs politiques privés, qui se sont emparés de cette notion pour éclairer leur action (2). On peut penser ce que l’on veut des thèses politologiques qui affirment, le plus souvent avec enthousiasme, que la substitution du paradigme de la souveraineté étatique par celui de la gouvernance multi-niveaux est en cours, sinon en voie d’achèvement. Et ce, non seulement dans le domaine des esprits, dans les manières d’envisager la chose publique, mais aussi dans celui des faits, des actes et des institutions politiques réelles.
Il n’en reste pas moins que le « type idéal » (3) de la GNM se révèle approprié pour comprendre la façon dont se déroule une part – qui paraît effectivement croissante – de l’action publique qui est actuellement produite dans un État comme la Belgique. Que l’on songe à des domaines d’action publique européanisés, voire même mondialisés, comme celui de la politique sociale, commerciale, de l’enseignement supérieur ou de la protection de la nature. De ce point de vue, le concept de gouvernance multi-niveaux et l’approche du politique qu’il véhicule ne sont pas simplement utiles à des fins de pure connaissance, au service de buts scientifiques, mais le sont également à des fins pratiques, pour engendrer des actions au service de buts politiques.

(*) Olivier Paye est politologue, professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis (FUSL), directeur du CReSPo, Centre de recherche en science politique des FUSL.

« Action publique » ?

On entend par « action publique » toute action produite par des personnes, agissant au nom de l’autorité publique, et tendant à orienter, selon certaines manières communes, les comportements humains dans une société. Peu importe la position qu’occupent ces personnes dans la division des tâches et compétences relatives à l’exercice de cette autorité publique : qu’il s’agisse d’acteurs exerçant des pouvoirs législatifs, judiciaires ou exécutifs, qu’ils soient situés en haut, au milieu ou au bas de la hiérarchie administrative. Peu importe également à quel niveau de pouvoir l’exercice de ses fonctions se rattache : international, national/central, fédéré, décentralisé...
Dans l’atteinte de ses objectifs, l’action publique peut se suffire à elle-même : lever un impôt, vérifier les conditions d’éligibilité d’une personne au bénéfice d’une allocation sociale, maintenir l’ordre dans une manifestation, etc.
Ou, elle peut prendre appui sur des actions produites par des acteurs privés qui n’agissent pas sous le couvert de l’autorité publique : conventionner une association pour sensibiliser les gens au recyclage sélectif des déchets, s’appuyer sur les syndicats pour verser aux chômeurs le montant de l’allocation de chômage à laquelle ils ont droit, accorder une subvention à un organe de presse généraliste pour l’aider à poursuivre l’exercice de sa mission d’information, etc.

(1) L. Hooghe (Ed.), Cohesion policy and European integration. Building multi-level governance, Oxford, Clarendon Press, 1996.
(2) La Commission européenne fait exception sur ce plan.
(3) Dans le vocabulaire du sociologue Max Weber, un type idéal est une représentation épurée de phénomènes existant dans la réalité empirique, qui vise à isoler une logique de fonctionnement singulière, et non pas à affirmer la valeur élevée ou le caractère souhaitable du type dégagé.

 

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