En juin dernier, Laurent Fabius, ancien premier ministre français et actuel numéro 2 du PS, annonçait son intention de rejeter le projet de traité constitutionnel européen. Depuis lors, la valse des arguments et contre-arguments à l’égard de cette « constitution » n’a cessé de prendre de l’allure dans la classe politique de l’Hexagone, avec ses habituelles répercussions sur le débat politique belge. Ce débat renvoie à trois questions fondamentales : que peut-on attendre d’un traité constitutionnel ? Celui qui nous est proposé entraîne-t-il un recul des dispositions sociales actuelles de l’Union européenne ? Quelles sont les stratégies possibles à son égard ? Ce sont ces trois questions que nous tentons de débroussailler dans les lignes qui suivent.


Traité constitutionnel ?
Tout d’abord, une clarification : le projet de traité constitutionnel n’est pas une Constitution au sens propre du terme. Il s’agit d’un traité, c’est-à-dire d’un accord entre des États européens, signé par leurs gouvernements, et qui est soumis à des ratifications dans chaque État. Ce compromis porte sur un certain nombre de valeurs, de principes et d’objectifs généraux. Sur le plan politique, le traité définit les compétences de l’Union et ses modes de décision. Ce n’est pas un « programme électoral » qui édicte les mesures politiques, économiques et sociales à prendre. Ce n’est donc pas, par nature, dans un traité que l’on trouvera des solutions au chômage ou à l’exclusion sociale, aux problèmes d’environnement, aux délocalisations, ou à la concurrence fiscale. Tout au plus, le traité définira-t-il si l’Union a, ou non, compétence pour s’occuper de ces matières. Et, si oui, dans quelle mesure et dans le respect de quels principes. Ce que l’on peut attendre du traité constitutionnel, ce sont donc des règles – les plus claires possibles – de fonctionnement qui permettent ensuite aux acteurs politiques (gouvernements, Commission, Parlement européen, etc.) de prendre leurs responsabilités, c’est-à-dire d’adopter des décisions, des lois, bref de réaliser, cette fois, un véritable programme politique, économique et social pour l’Europe, sur la base des résultats électoraux nationaux et européens.

Recul social ?
Tout dépend du point de comparaison qui est pris. Il représente incontestablement un recul par rapport aux revendications de certaines forces politiques progressistes européennes, ainsi que par rapport aux travaux de la Convention. Il se situe également en deçà des revendications syndicales. Si l’on s’en tient aux textes des traités actuellement en vigueur, il n’y a cette fois aucun recul. Il existe même une évolution – au moins sémantique – positive. Économie sociale de marché, plein-emploi, dialogue social et relations conventionnelles, droits fondamentaux, vie démocratique, citoyenneté : autant d’éléments dont on ne retrouve aucune trace dans les traités fondateurs et qui font aujourd’hui partie du traité constitutionnel. D’aucuns rétorquent qu’on se paie de mots. C’est loin d’être le cas : l’ajout de nouvelles bases juridiques sociales introduites au cours des vingt dernières années a permis d’adopter des directives européennes dans les domaines, notamment de la non-discrimination, de l’information-consultation des travailleurs, des comités d’entreprise européens, etc. Ces bases juridiques ont également permis aux interlocuteurs sociaux européens de négocier des accords conventionnels dans un certain nombre de domaines (congé parental, travail à durée déterminée, à temps partiel…). Ces accords et ces directives ne sont certes pas parfaits, mais ils ont pu exister grâce au développement des dispositions sociales incluses dans les traités. Prenons un exemple clair : si, en Belgique, des dizaines de milliers de femmes et d’hommes ont pu bénéficier d’un congé parental depuis 1998, c’est grâce à l’accord sur la politique sociale du traité de Maastricht.
Le traité constitutionnel actuellement en débat n’enlève rien aux dispositions sociales des traités précédents. En revanche, il ne propose pas d’avancées substantielles non plus ; il faut admettre que l’élargissement des compétences sociales (et fiscales) est à l’arrêt depuis maintenant une dizaine d’années, faute de compromis. Seule exception : la Belgique et la France sont parvenues à inscrire dans le projet de traité une nouvelle « clause sociale horizontale » qui, si le rapport de force politique le permet, pourrait ouvrir d’intéressantes perspectives. En clair, cette clause précise que, dans la définition et la mise en œuvre de toutes ses politiques, l’Union doit prendre en compte la promotion d’un haut niveau d’emploi, de la protection sociale, de la lutte contre l’exclusion sociale, d’un haut niveau d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine. La question est maintenant de savoir si les acteurs politiques parviendront à faire de cette clause un levier social dans l’élaboration de leurs programmes politiques (cf. plus haut).

Stratégies possibles ?
C’est sur cette troisième question que la controverse est la plus vive. Il y a sans doute assez peu d’avis inconditionnels en faveur du traité constitutionnel. Tous y trouvent des lacunes. L’attitude la plus radicale consiste à rejeter le texte en raison de ses nombreuses imperfections. Cette attitude est parfaitement légitime. Elle s’enracine dans un rejet des compromis successifs qui ont abouti à la situation actuelle. Comme l’exprime très clairement l’un des partisans du rejet, l’ancien ministre français Jean-Luc Mélanchon : « on a fait beaucoup de compromis, on a fait beaucoup de pas en avant, et, à un moment donné (…), on se retourne et on se demande : “Est-ce que la somme des compromis que j’ai faits jusque-là ne m’a pas amené à faire le contraire de ce que je voulais faire ?’’ ». Cette attitude légitime ne peut toutefois être pertinente qu’à deux conditions. Premièrement : avoir sous la main un compromis de rechange à proposer lors de la renégociation du texte. Deuxièmement : s’assurer que ce compromis est porté par une majorité, elle aussi, de rechange. Ces deux conditions étant remplies, on peut espérer une amélioration. En revanche, si elles ne le sont pas, le rejet du texte aboutit logiquement au maintien d’une situation actuelle jugée insatisfaisante par tous, y compris par les tenants du rejet. Sans solutions crédibles de rechange, le refus du traité ramène donc simplement l’Europe sur le compromis précédent (Nice), ni plus ni moins. Ce n’est pas la promesse d’une Europe moins libérale. Mais les partisans du rejet du traité font le pari d’une « crise salutaire ». À chacun d’en juger la pertinence, dans le contexte politique actuel.
La deuxième attitude consiste à considérer le projet de traité constitutionnel comme un compromis – avec toutes les lacunes que cela implique – mais néanmoins acceptable. Dans une perspective progressiste, cette approbation ne doit néanmoins pas être passive : il s’agit, pour les tenants du compromis, de s’assurer que tous les moyens seront mis en œuvre pour utiliser pleinement les possibilités offertes par le traité (droit d’initiative populaire, clause sociale horizontale, charte des droits fondamentaux…).

Les critiques
Les critiques les plus pertinentes du traité portent principalement sur le maintien de l’unanimité pour l’harmonisation des législations fiscales (ce qui rend une telle harmonisation improbable), l’existence d’un « frein » politique pour l’adoption de mesures de sécurité sociale pour les travailleurs migrants, l’absence d’amélioration du « gouvernement » économique au sein de l’union monétaire, le relèvement des seuils de majorité qualifiée, et le processus de révision future du traité. Ces questions ont été longuement débattues, mais il n’a pas été possible de trouver une majorité politique dans l’ensemble des États membres pour les résoudre.
D’autres critiques, beaucoup plus larges, portent sur le fait que ce traité constitutionnel « grave dans le marbre le dogme et les politiques libérales » (1) en imposant le respect du principe de l’économie de marché ouverte où la concurrence est libre, et ce « pour les 40 ans à venir ». Ces critiques se basent sur une panoplie d’extraits du traité, qui consacrent la libre concurrence, l’économie de marché, l’orthodoxie monétaire, l’indépendance de la Banque centrale européenne, l’interdiction des aides d’État, la compétitivité des entreprises, etc. S’il est vrai que la construction européenne repose sur un projet économique d’inspiration libérale, la principale faiblesse de ces critiques est que l’Europe n’a pas eu besoin d’attendre le traité constitutionnel – ni son entrée en vigueur – pour appliquer ces principes libéraux dont la plupart ont été définis en 1957 dans le traité de Rome. Par exemple, il ne semble pas très pertinent d’affirmer que les dispositions du traité interdisant les aides d’État « désarment toute politique industrielle [européenne] alors que les États-Unis soutiennent puissamment leurs firmes », car ces dispositions – non modifiées depuis le traité de Rome (1957) – n’ont pas empêché, en France, le plan Mauroy du début des années 80, avec les lois de nationalisation – Usinor, Sacilor, CGE, Saint-Gobain, Pechiney, Rhône-Poulenc, Thomson – ainsi que banques et institutions financières – Suez, Paribas. Ni d’ailleurs Airbus, ou Ariane Espace… De même, la critique portant sur la consécration de la libre concurrence et de l’économie de marché n’est pas inexacte, mais passe sous silence le fait que cette consécration a eu lieu dans l’article 3 du traité de Rome signé en 1957. Prises au pied de la lettre, ces critiques impliqueraient, dès lors, la nécessité de renégocier les fondements mêmes de la Communauté « économique » européenne. Cela n’est pas interdit, bien entendu, mais il est très improbable, d’une part, que l’on puisse trouver d’autres fondements qu’une économie de marché où la concurrence est libre, et surtout, de l’autre, que ces nouveaux fondements – économie planifiée avec entreprises d’État ? – fassent l’unanimité, qui plus est, dans une Europe où les électeurs votent actuellement majoritairement à droite. Enfin, en ce qui concerne le « marbre » qui résistera quarante ans : aucun traité européen n’a survécu si longtemps. Il a fallu 29 ans pour réformer le traité de Rome, 5 ans pour l’Acte Unique, 5 ans pour le traité de Maastricht, 4 ans pour le traité d’Amsterdam et 3 ans pour le traité de Nice. Seul Giscard d’Estaing, l’ancien président de la Convention, fait semblant de croire à la longévité de « son » projet, et avec lui, ceux qui s’y opposent.
Pour conclure, il faut sans doute redire que le traité constitutionnel n’est pas une promesse de bonheur éternel. Si c’est ce que l’on en attend, alors il vaut mieux le rejeter car il ne pourra que décevoir. Comme tout traité international, ce texte est un compromis entre pays, dont certains sont actuellement de droite, d’autres de gauche, et dont certains sont en faveur d’une Europe sociale et d’autres non. Il est un texte sur la base duquel peut – ou non – commencer un travail politique.

Christophe Degryse

1 Salesse Y., Dire non à la « constitution » européenne pour construire l’Europe, Copernic Flash, septembre 2004. Voir aussi : Gobin C., Constitution européenne : une régression de la pensée politique et sociale, Le Ligueur des 21 et 28 avril 2004, et Jennar R. M., Quand l’Union européenne tue l’Europe, brochure de l’URFIG, septembre 2004.

 

Le projet de traité, en deux mots…


Le projet de traité constitutionnel vise à réformer les traités européens existants. Il a été rédigé en deux grandes étapes :
• 1ère étape : la convention européenne a débuté ses travaux en février 2002. Présidée par Valery Giscard d’Estaing, elle réunissait des représentants des gouvernements nationaux, des parlements nationaux, du Parlement européen, de la Commission, des pays candidats ainsi que des observateurs. Elle a abouti à la rédaction d’un « projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe » en juillet 2003. Ce projet a été remis à la présidence du Conseil européen. Il s’agissait d’une base de travail pour la deuxième étape.
• 2e étape : ce projet de traité a ensuite été renégocié par la « Conférence intergouvernementale », qui ne réunit plus, cette fois, que des représentants des gouvernements. Ceux-ci ont travaillé de l’automne 2003 jusqu’en juin 2004, pour amender le projet de texte écrit par la Convention. Ils se sont mis d’accord, le 18 juin, sur le fameux projet de traité constitutionnel. Celui-ci comprend quatre parties :
• la première définit les objectifs généraux et valeurs de l’Union européenne, ainsi que ses compétences, ses institutions, etc.
• la deuxième est constituée de la Charte des droits fondamentaux
• la troisième partie définit les politiques et le fonctionnement de l’Union (marché intérieur, politique économique et monétaire, politique sociale, politique étrangère, etc.).
• la dernière comporte les dispositions générales et finales (procédure de révision, ratification, entrée en vigueur, etc.)

Étapes à venir : tous les États membres doivent maintenant ratifier ce traité, selon leurs règles constitutionnelles respectives (ratifications parlementaires ou référendums). L’entrée en vigueur est prévue pour le 1er novembre 2006 – avec certaines dispositions qui n’entreront en vigueur qu’en 2009 –, à condition que les ratifications aient toutes été déposées. Dans le cas contraire, le traité entrera en vigueur deux mois après la dernière ratification nationale. Certains pays ont déjà annoncé une procédure parlementaire (Allemagne, Grèce, Suède, Finlande, Chypre, Malte...), d’autres un référendum (France, Espagne, Portugal, Grande-Bretagne, Danemark...), et d’autres se tâtent encore (Pays-Bas, Belgique, Lettonie...).

Le projet de traité est disponible sur internet : http://europa.eu.int/futurum/eu_constitution_fr.htm

 

Pourquoi l’Europe est de plus en plus libérale…


Le modèle libéral européen a connu de fortes évolutions en l’espace de cinquante ans. Le contexte des années 50 est celui de l’après-guerre, de la réconciliation franco-allemande, des efforts de redressement économique. Dans les années 60 et jusqu’au début des années 70, la croissance économique est soutenue, le chômage est quasi-absent. Personne ne remet en cause le rôle des services publics, de la protection sociale, et plus généralement de l’État dans l’économie. Les responsables politiques sont tous keynésiens.
Au tournant des années 80, a lieu la « révolution conservatrice » : les politiques économiques mises en œuvre aux États-Unis (Reagan, 1981-1989) et au Royaume-Uni (Thatcher, 1979-1990) prônent, globalement, la « réhabilitation » du marché et la réduction du rôle social de l’État (1). Cette révolution aura un impact progressif en Europe continentale : l’heure est à la réduction du périmètre de l’État, à l’effritement des systèmes de protection sociale, à l’ouverture à la concurrence dans les services publics, à la mondialisation et la concurrence commerciale qu’elle entraîne. Les responsables politiques deviennent tous libéraux.
C’est dans ce contexte que seront préparées les premières grandes réformes du traité de Rome (Acte unique européen, 1986, traité de Maastricht, 1992). Ces réformes reflètent partiellement ce contexte ambiant. Mais il serait difficile d’apporter la démonstration qu’ils en ont été le moteur. Ainsi, l’opposition farouche du Royaume-Uni au départ des négociations tant de l’Acte unique que du traité de Maastricht donnerait plutôt à penser que cette Europe-là n’était pas assez libérale au goût des conservateurs britanniques, alors au pouvoir à Londres. Il faut rappeler que les premiers ministres de l’époque, tant M. Thatcher que M. Major, se sont opposé bec et ongles à la perspective d’une Europe politique (autre que simple zone de libre-échange commercial), à la perspective d’une union monétaire et aux politiques sociales européennes – même faibles. Milton Friedman lui-même, le grand penseur du néolibéralisme, n’a cessé d’afficher son scepticisme à l’égard d’une monnaie unique européenne (2).
Dans les années 90, la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique donnent une impulsion planétaire aux idées néolibérales. Celles-ci déteignent sur les politiques européennes : l’union économique et monétaire, sur laquelle se sont braqués les États membres et les institutions européennes durant presque toute la décennie, consacre les objectifs monétaires mais n’accorde que peu d’importance aux objectifs de coordination des politiques économiques. La stabilité des prix, la lutte contre l’inflation, la réduction drastique des déficits budgétaires et des dettes publiques deviennent l’alpha et l’oméga des politiques nationales. Parallèlement, sous l’impulsion de la Commission, les États membres se lancent dans des processus de libéralisation des services publics (télécom, énergie, services postaux…). Au tournant de l’an 2000, ils se lancent dans des réformes des systèmes de protection sociale et, en ordre dispersé, dans des réformes fiscales nationales, sans pour autant calquer ces dernières sur le modèle américain.
Le libéralisme européen diffère du modèle anglo-saxon. Il demeure « tempéré » (plus ou... moins) par la culture du compromis entre acteurs politiques, économiques et sociaux. Ce compromis porte principalement sur les trois piliers de notre modèle social : les libertés syndicales, le droit à la protection sociale, le droit à l’accès aux services publics. Mais ces droits et libertés ne sont jamais définitivement acquis ; et c’est dans leur préservation et leur renforcement que le travail politique prend toute son importance.

1 Très récemment encore, dans sa campagne électorale présidentielle, Georges Bush rendait un vibrant hommage à l’ancien président Reagan lorsque celui-ci déclarait : « Government is not the solution to our problem. Government is the problem »… Avec une telle conception de la politique, on se demande encore pourquoi les hommes politiques néolibéraux se présentent aux élections…
2 « Les opposants à la monnaie unique. Rudi Dornbusch, Martin Feldstein, Milton Friedman, Jean-Jacques Rosa », in Le Monde, 31 décembre 1998.

 

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