Le 13 janvier dernier, la Commission européenne lançait une proposition de directive sur les services dans le marché intérieur. L'objectif affiché de ce document, appelé à tort directive Bolkestein (1), est de débarrasser l'Europe de toute sa « bureaucratie » afin de libérer son potentiel de croissance de manière à réaliser les objectifs de Lisbonne (2) en matière de compétitivité et d'emplois. Cette présentation est en réalité un raccourci insidieux : sous le masque de la simplification administrative – le nouveau mantra européen –, on ouvre grand la porte à une libéralisation débridée de potentiellement tous les services et pointe une arme à feu sur la tempe du modèle social européen.


La directive « services », comme nous l’appellerons ici, vise la suppression des obstacles à la prestation de services qui peuvent surgir lorsqu’un prestataire d’un État membre veut s’établir dans un autre État membre pour y fournir ses services ; et/ou lorsqu’un prestataire veut fournir, à partir de son État membre d’origine un service dans un autre État membre, notamment en s’y déplaçant temporairement.
L'intégration promue par la Commission s'articule sur trois principes : la suppression de la majorité des autorisations délivrées par les pouvoirs publics, le principe du pays d'origine et la coopération administrative. Elle porte sur les services d'intérêt économique général qui ne sont pas encore couverts par un instrument européen de libéralisation comme les chemins de fer et les télécommunications. Elle couvre aussi bien les agences de travail intérimaire et les services audiovisuels que les services liés à la santé, les services à domicile en passant par le tourisme, les loisirs, etc. Sa portée est donc extrêmement vaste.
À vrai dire, le texte mis sur la table par la Commission est un exercice théorique fascinant par la limpidité du raisonnement. Seulement, voilà !, un gouffre sépare la théorie de la pratique. Il n’est donc pas surprenant que la directive « services » ait suscité une levée de boucliers tant du côté des organisations syndicales et des ONG que du côté de certaines fédérations patronales et d'États membres (5).

Tentaculaire
L'un des problèmes fondamentaux de cette directive « services » tient dans le fait qu'au niveau européen, on ne s'est toujours pas accordé pour savoir ce que recouvre précisément le concept de « services d'intérêt économique général ». Et plus particulièrement, sur la frontière entre ceux-ci et les services sociaux (éducation, santé, logement, culture…). D'où le risque qu'en dépit des garanties promises par la directive « services », dans la réalité, des dérives ou des interprétations puissent conduire à une libéralisation insidieuse de certains services.
D'ailleurs, plus globalement, lorsque l'analyse se précise, on ne peut être que frappé par le contraste entre l'objectif extrêmement vaste et la rédaction imprécise ou incomplète du texte. La Commission ne nie d'ailleurs pas que ses intentions transparaissent mal dans son texte. Pourtant, cela ne l'empêche pas de vilipender le travail critique mené par nombre d'organisations qui pointent les lacunes du texte.
Outre les problèmes rédactionnels, la proposition de directive entre en conflit avec d'autres directives existantes, en cours d'élaboration ou annoncées, voire avec le droit communautaire. Quelques exemples en attestent. La directive prévoit que la directive sur le détachement des travailleurs n’est en rien affectée par son entrée en vigueur. Cela est vrai… mais en théorie uniquement. Celle-ci fixe des conditions minimales en matière de santé/sécurité, de salaire minimum, d’heures de travail… et indique que ce sont celles du pays d’accueil qui sont d’application. Cependant, parce qu’au nom de la simplification administrative, la directive « services » interdit la tenue de documents sociaux, etc. dans le pays d’accueil, elle prive de facto les autorités publiques d’effectuer les contrôles permettant d’établir que les prescriptions de la directive sur le détachement des travailleurs sont bel et bien respectées.
Dès lors, en raison du principe du pays d’origine, les entreprises les moins scrupuleuses pourraient avoir un incitant à s’établir dans les pays les plus laxistes en matière sociale, fiscale et environnementale et à partir de là, revenir « essaimer » leur activité de prestataires de services dans le reste de l’Union en y détachant des travailleurs ou en y ouvrant temporairement de nouveaux établissements !
La directive entre par conséquent également en conflit avec le Livre blanc sur les services. Celui-ci indique clairement que « les autorités publiques compétentes doivent conserver les moyens de vérifier que les objectifs visant l'intérêt général sont effectivement accomplis et que les choix démocratiques sont respectés ». Au-delà de cela, l’entrée en vigueur de la directive « services » court-circuite les initiatives annoncées par le Livre blanc, à savoir une communication portant sur les services sociaux, reconnaissant leurs spécificités et traçant une ligne de démarcation entre eux et les services d'intérêt économique général.
Autre exemple : la Commission entend régler les modalités de remboursement d’un patient qui se fait soigner dans un autre État membre en un article. Or, celui-ci diverge du règlement 1408/71 qui régit ce domaine depuis des décennies ! De plus, la santé est reléguée au statut de simple bien de consommation assujetti aux seules lois de l’offre et de la demande, l’intervention de l’État et des tiers payeurs étant ignorée. L’organisation des systèmes de protection sociale est menacée. Cet article empiète aussi sur les recommandations d’un groupe de travail sur la mobilité des patients.
L’intérim est un secteur très complexe qui présente d’importantes disparités d’un État membre à l’autre en ce qui concerne la reconnaissance d’un contrat, le droit du travail et les conditions de travail. Cela en fait un secteur vulnérable à la fraude. La Commission, pourtant au courant de cela, ignore ces problèmes. Encore une fois, la directive « services » risque de déborder sur la proposition de directive sur le sujet qui est toujours en cours d’élaboration.
Des débordements ou contradictions touchent également la directive sur la reconnaissance des qualifications professionnelles, la fiscalité, les services d’intérêt général… Ainsi que la position traditionnelle de l’UE à l’OMC où elle a toujours montré un intérêt particulier envers la culture, la santé, l’enseignement et l’audiovisuel. La directive puisqu’elle affecte potentiellement tous les secteurs la mettrait en porte-à-faux avec le message qu’elle délivre dans les enceintes internationales. Cela augure-t-il d’un changement de cap de notre politique commerciale ? C'est d'autant plus inquiétant que cette proposition de directive aura une application cumulative : cela signifie qu'elle complète les textes existants et qu'en cas de conflit, alors c'est elle qui prévaudra sur les directives plus spécifiques contrairement à un principe de base en droit.
La directive pourrait considérer que les conventions collectives qui s’étendent à tous les acteurs d’un secteur – y compris ceux qui ne les ont pas signées comme en Belgique – comme des entraves à la libre circulation des services et à la liberté d’établissement. Elles seraient alors déclarées hors-la-loi. C’est une atteinte à l’autonomie du dialogue social pourtant reconnue dans le Traité. Les conséquences sur le modèle social belge seraient catastrophiques.
Il est intéressant de noter qu’avec ces fameux principes, l’UE détrône les États-Unis sur le podium de la sauvagerie ultralibérale. En effet, même de l’autre côté de l’Atlantique, ce principe n’est pas d’application à l’exception de quelques cas marginaux. Ainsi, si un avocat diplômé à Chicago veut exercer en Floride, il devra réussir un examen certifiant de ses compétences et de sa maîtrise du droit de cet État.
La Commission, dans ses rencontres avec les États membres, a reconnu que certains éléments devaient être précisés. Elle a annoncé qu’elle le ferait dans les considérants, c'est-à-dire la partie introductive de la directive et non dans la directive elle-même afin, dit-elle, de ne pas surcharger inutilement le texte. Cet argument dissimule mal la volonté de passer en force car les considérants n’ont pas le même poids juridique que les articles !

Quelle pertinence ?
Avec cette directive, la Commission entend redynamiser l’intégration des services à travers une approche globale et homogène. Ce faisant, elle fait fi de leurs spécificités. Pourtant, l’année dernière, elle admettait que « vu l’ampleur et l’hétérogénéité du secteur des services, une approche horizontale couvrant tous les services n’est ni réalisable, ni constructive. Les mesures proposées doivent tenir compte des conditions de marché sectorielles » (6). Aussi, la Commission inverse l'esprit qui a animé l'approfondissement du marché intérieur. Jusqu'ici, elle attachait une plus grande importance aux droits des consommateurs en leur fournissant un grand nombre de garanties en imposant aux entreprises le respect d'un certain nombre d'obligations. La directive « services », elle, offre toute la sécurité possible aux entreprises – tout en ne les mettant pas à l'abri d'une concurrence déloyale des entreprises installées dans des pays plus laxistes – et rejette les consommateurs dans l'insécurité. Ainsi, si elle entrait en vigueur, un consommateur lambda lorsqu'il désire acheter un service que des entreprises de plusieurs pays proposent devrait, en raison du principe du pays d'origine, comparer les législations de ces pays pour se faire une idée des obligations de services après vente et des droits de consommateurs qu'il peut faire valoir en cas de conflit avec le prestataire de services ! Ce type d'incertitude n'est pas de nature à instaurer la confiance nécessaire à une stimulation de la demande de services.
De plus, lorsque la Commission prenait, après discussions au Parlement européen et au Conseil, une mesure pour fortifier le marché intérieur, elle veillait toujours à ce que cela soit accompagné d'une harmonisation de manière à éviter une concurrence déloyale et une détérioration des conditions de travail. Elle ne le fait plus, si bien qu'on s'interroge sur sa conception de son rôle de gardienne de l'intérêt communautaire au moment où elle propose une directive qui désagrége l'esprit de la construction européenne.
Une autre interrogation sur la pertinence de la directive tient dans le fait que 90 % des entreprises européennes sont des PME qui comptent moins de 10 travailleurs (7). Celles-ci, limitées par le nombre réduit de leur personnel, n'ont bien souvent qu'un rayonnement local, régional et tout au plus national. Si bien que l'entrée en vigueur de la directive n'aurait qu'un effet marginal pour ces PME. En fait, elle profiterait surtout aux grosses entreprises qui, elles, ont l'habitude de travailler dans différents pays. La facilitation de prestation des services induite par la directive les mettrait dans une position de force disproportionnée par rapport à ces PME qui risqueraient d'être décimées par la compétitivité de leurs grandes sœurs ennemies. Étant donné qu’elles sont la colonne vertébrale de l’emploi et le moteur de la croissance en Europe, la directive pourrait être considérée comme « croissanticide » et destructrice d’emplois. La directive donne l'impression que la Commission sort un tank pour tuer des mouches mais qu'en tirant son boulet, la déflagration est telle qu'elle démolit l'engin de guerre !

Conclusion
Le sort de la proposition de directive et indirectement celui du modèle social européen est désormais dans les mains des organes législatifs de l’UE que sont le Parlement européen et le Conseil des ministres. Il revient à ceux-ci d’adopter le texte. Il est vain de croire que celui-ci sera rejeté car il s’appuie sur deux libertés fondamentales inscrites dans le Traité et entend contribuer à la réalisation de la stratégie de Lisbonne. Cependant, les débats en cours montrent qu’aucune de ces institutions n’est prête à adopter la directive sans l’amender. Le Parlement s’est déjà montré critique et sceptique lors de ses travaux préparatoires. Selon certains observateurs, il ne procéderait pas au vote en plénière avant juin 2005.
Même s’ils affirment à tout bout de champ que la directive mérite un traitement prioritaire, un grand nombre de pays ont émis un certain nombre d’objections au sein du Conseil. L’entrée en vigueur du Traité de Nice en février de cette année implique que pour constituer une minorité de blocage au Conseil, il faut réunir l’opposition de deux grands États membres, d’un pays de taille moyenne et d’un petit pays. Cela signifie qu’il n’est pas impossible de contenir le potentiel destructeur de la directive. Des modifications devraient porter sur la suppression des références aux soins de santé, à la fiscalité, aux détachements des travailleurs dans le texte définitif. Quant à la Commission, elle ne présentera pas une nouvelle mouture de sa proposition car cela perturberait le travail législatif qui a débuté dans les deux autres institutions et retarderait encore l’entrée en vigueur de la directive.

Olivier Derruine
CSC – Service d’études


1 Et ceci pour deux raisons. La première est liée au statut du document : il s'agit d'une proposition de directive qui doit encore être discutée et amendée par le Parlement européen et le Conseil des ministres. L'appellation « directive » laisse entendre que « la messe est dite », qu'il n'y a plus de possibilité de la modifier. La seconde est d'ordre idéologique : l'association de ce texte au seul Commissaire Bolkestein permet de canaliser le feu des critiques sur un Commissaire associé à la famille libérale. Or, pour la diffusion de pareils textes, il faut recueillir l'approbation de l'intégralité du Collège ce qui signifie que les Commissaires de toutes les familles politiques ont donné leur feu vert à la publication du texte.
2 Cette stratégie consiste à faire de l’Europe d’ici 2010 « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale». Ouf !
3 La part du commerce mondial imputable aux industries de transformations est passée de 59 % à ± 80% entre 1980 et 2001. Dans le même temps, la part relative aux services restait stable, ne passant que de 17 à 20 % et concernant essentiellement trois secteurs (services financiers, services aux entreprises et transport).
4 Définition du Bureau fédéral du plan dans « L’industrie belge a-t-elle un avenir ? », 2004.
5 Pour ne citer qu’un seul exemple, les organisations syndicales et patronales belges se sont prononcées dans un avis du Conseil national du travail (http://www.cnt-nar.be/AVIS/avis-1463.pdf) qui a été demandé par le ministre de l’Emploi et des Affaires sociales et celui de la Santé. (À l’heure où cet article était écrit, le Comité économique et social européen achevait un avis dans lequel il se montrait également très critique).
6 http://europa.eu.int/eur-lex/fr/com/cnc/2003/com2003_0747fr01.pdf, p. 9.
7 Quelques chiffres pour préciser l’importance des PME dans l’UE. Elles fournissent 60% de la valeur ajoutée et représentent 66% de l’emploi total (40 % pour les micro-entreprises de moins de 10 travailleurs).