Désormais, l’Union européenne dispose officiellement d’un concept stratégique de sécurité. Le document, élaboré par M. Javier Solana, Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune de l’UE et intitulé « Une Europe sûre dans un monde meilleur », a été adopté par le Conseil européen des 12 et 13 décembre 2003 qui a clôturé la présidence italienne (1) .


Au niveau de la forme et du principe, le document de Javier Solana est, d’abord et avant tout, bienvenu car il vient combler une grave lacune. Depuis la fin des années 1990, la démarche européenne a été de développer une capacité propre, tant civile que militaire, de gestion des crises, sans disposer d’une vision claire de ses objectifs stratégiques, au service de laquelle pourraient, ensuite, être déployés des moyens spécifiques. Dans le fond cependant, il reste à voir à quoi les États membres (actuels et adhérents) se sont engagés. L’analyse qui suit met en exergue les insuffisances du concept européen qui pourrait justifier des politiques contradictoires, voire dangereuses.

Les engagements des États membres
Dans les grandes lignes, les États membres de l’UE s’engagent à répondre aux défis mondiaux (entre autres, la mondialisation, les guerres, la pauvreté, la maladie, la concurrence pour les ressources naturelles) et aux principales menaces (au nombre de cinq : le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive, les conflits régionaux, la déliquescence des États et la criminalité organisée) qui, selon eux, font partie de l’environnement de sécurité de l’Europe. Les objectifs qu’ils s’assignent sont, dans ce contexte, de faire face à ces menaces nouvelles et dynamiques là où elles se présentent (souvent à l’étranger) et avec tous les outils dont l’UE dispose (y compris militaires), de construire la sécurité dans le voisinage de l’UE ainsi qu’un ordre international fondé sur un multilatéralisme efficace.

Pour ce faire, les États membres souhaiteraient être plus actifs (notamment par un engagement préventif), développer leurs capacités militaires et civiles, être plus cohérents et coopérer avec leurs partenaires. Cette stratégie européenne devant contribuer, in fine, à un monde « plus équitable, plus sûr et plus uni ».

Les faiblesses du concept stratégique
Les principales faiblesses du concept stratégique ont trait tant à : (1) la prépondérance de l’influence américaine dans la définition de l’agenda sécuritaire européen ; (2) l’européanocentrisme dans la conception des menaces et de la sécurité internationale ; (3) l’absence d’interdiction explicite pour l’UE de mener des actions militaires préventives, et (4) l’absence de définition claire, univoque, de la stratégie européenne parmi la panoplie d’actions et d’outils dont il est fait mention.

- La trop grande influence de l’agenda américain
D’abord, la motivation qui a présidé à la rédaction de la doctrine européenne s’inscrit dans un moment particulier des relations transatlantiques où, à la suite de l’intervention anglo-américaine en Irak, il s’agissait principalement de se réconcilier avec les États-Unis et de réaffirmer la primauté du partenariat stratégique euro-américain. Et quoi de plus rassembleur, dans ce contexte, qu’une vision partagée des menaces internationales et qu’un agenda sécuritaire commun (2) ? Ensuite, tant dans le fond que dans la forme, les préoccupations exposées dans le concept stratégique de l’UE apparaissent comme très proches du débat américain depuis le 11 septembre 2001 et coïncident avec la National Security Strategy des États-Unis. Ainsi, Solana esquisse un « axe du bien » qui s’offre en miroir à l’« axe du mal » américain (3).
- La sécurité de l’Europe ne peut se construire contre le reste du monde
Les menaces et les risques tels que les entrevoit l’Union européenne se focalisent essentiellement sur l’Europe et sur la garantie de ses intérêts. Les menaces sont donc perçues de manière restreinte et fort peu systémique. D’abord, les conflits, les armes de destruction massive, le terrorisme, les États en déliquescence ne sont pas des phénomènes en soi, qu’il s’agirait d’éradiquer. Ce sont les symptômes de causes plus profondes qui sont néfastes, et ceci pas seulement pour l’Europe et ses partenaires mais aussi pour le reste du monde. La définition des menaces et des risques doit donc être considérée de manière plus large afin d’englober les facteurs inducteurs objectifs qui favorisent leur apparition. Ensuite, il est indispensable d’évaluer ces causes profondes en tant qu’éléments structurels du système international dans tous ses aspects (économiques, politiques, culturels, environnementaux, etc.), où interagit un ensemble d’acteurs divers, dont fait partie l’Europe. Pour être efficace, cette évaluation doit immanquablement pouvoir déboucher sur une remise en cause, même partielle, de ce système international et du propre fonctionnement de l’UE.
Si l’Europe entend contribuer à un monde plus équitable, plus sûr et plus uni, elle ne devrait pas perdre vue qu’une stratégie internationale et durable ne se bâtit pas contre le reste du monde. Pour être efficace, la vision du monde qu’un document stratégique suggère immanquablement par la description des risques et des menaces et les outils pour y remédier, doit pouvoir satisfaire l’ensemble – par nature diversifié – des acteurs qui interagit sur la scène internationale et non quelques États nantis et privilégiés.
- La possibilité d’entamer des actions militaires préventives
L’outil militaire n’est pas clairement identifié comme un ultime recours à écarter autant que possible. Il est donc considéré comme un instrument ordinaire de politique étrangère, pas suffisant en soi mais qui est néanmoins envisagé au même titre que les autres. Par ailleurs, la possibilité de recourir à des actions militaires préventives n’est pas non plus explicitement bannie du concept stratégique européen. Toutes les interprétations, et donc toutes les équivoques, sont permises. Sur ce point, c’est un sentiment d’ambiguïté qui domine. Certes, le multilatéralisme est mis en avant, parallèlement au droit international et à la charte des Nations unies mais, le recours à la force, s’il est envisagé, doit se faire dans le strict cadre du droit international et de la charte des Nations unies. Qui plus est, dans la partie qui recommande à l’UE d’être plus active, la doctrine Solana prévoit des interventions en amont rapides et, si nécessaires, robustes, l’UE devant être capable d’agir avant que la situation dans les pays (autour de l’UE) ne se détériore et lorsque des signes de prolifération sont détectés. Et la doctrine d’affirmer dans la foulée qu’un engagement préventif peut permettre d’éviter des problèmes plus graves dans le futur. Or, quelques lignes plus haut, il est stipulé que cela vaut pour l’ensemble des instruments en matière de gestion des crises et de prévention des conflits dont l’UE dispose, y compris les actions au plan politique, diplomatique, militaire et civil, commercial et dans le domaine du développement. On peut raisonnablement en conclure que l’action militaire préventive chère à l’actuelle administration américaine n’est pas du tout inconcevable dans le cadre de l’UE et que, de facto, celle-ci fait officiellement partie des scénarios stratégiques européens.
- La doctrine de sécurité de l’UE : un « fourre-tout stratégique »
Telle qu’elle se dessine, la stratégie officielle de l’Union se résume à un vaste répertoire d’intentions. Son concept apparaît avant tout comme un texte consensuel, somme toute assez mou puisqu’aucune définition univoque de la stratégie européenne ne se dégage de la panoplie d’objectifs et d’outils dont il est fait mention. De prime abord, vu la multitude des outils dont dispose l’UE dans ces matières, cela n’a rien de surprenant. Qu’il s’agisse des instruments militaires, civils, diplomatiques, juridiques, commerciaux, humanitaires et d’aide au développement, tous peuvent être mis au service d’une « mission » unique qui serait la « sécurité de l’Europe dans un monde meilleur ». Le risque principal, cependant, est que le concept stratégique désormais en vigueur en Europe ne permette, au cas par cas et au gré des circonstances, tout et son contraire. Pourtant, face au cuisant échec de la politique de l’actuelle administration américaine tant dans la lutte contre le terrorisme que dans son intervention en Irak (politique qui vise elle aussi à « rendre le monde plus sûr »), la communauté internationale avait besoin d’une approche alternative forte. Mais l’Union européenne semble avoir voulu privilégier un certain réalisme politique, sans diviser ses États membres ni fâcher son partenaire atlantique. Le résultat est que, même munie d’une doctrine stratégique censée encadrer la politique étrangère et de défense de l’Union européenne, il reste difficile de définir clairement le modèle de sécurité que l’UE veut privilégier. Tel qu’il a été adopté, le concept stratégique pourrait en effet avaliser tant l’adoption d’un modèle sécuritaire alternatif qui privilégierait les instruments « doux » de politique étrangère dans le but de construire une « puissance tranquille » que l’adoption d’un modèle de sécurité coercitif, intégré dans un « nouvel ordre européen et mondial » dont la pierre angulaire serait le partenariat Europe/États-Unis et UE/OTAN (4).
Ce manque flagrant de détermination et d’engagement clairs sur la scène internationale signifie d’abord que l’influence des États-Unis reste prépondérante dans la construction de l’Union européenne tant en matière de politique étrangère que de défense. Certes, les États-Unis sont des acteurs – et des partenaires – incontournables sur la scène internationale mais si l’UE n’arrive pas à s’en différencier, cela signifie aussi et avant tout que la volonté, voire l’audace, politique fait toujours cruellement défaut.

Quel modèle de sécurité pour l’UE ?
Plusieurs éléments présents dans le concept stratégique, s’ils avaient été évoqués de manière plus volontariste et univoque, auraient permis à la doctrine européenne de dégager un modèle de sécurité fort et propre à l’UE, basé essentiellement sur le multilatéralisme et la coopération internationale. Ainsi, l’Union européenne aurait dû clairement se fixer comme objectif unique de devenir une « puissance tranquille » en vertu duquel les États membres (actuels et adhérents) s’engagent à (1) s’attaquer aux causes profondes des conflits et de l’insécurité et non pas aux seuls symptômes que sont les risques et les menaces ; (2) renforcer la diplomatie et la prévention des conflits ; (3) soutenir les organisations régionales et promouvoir les conférences régionales et les partenariats ; (4) renforcer le contrôle des armements et poursuivre le désarmement ; (5) combattre efficacement et durablement le terrorisme par une action davantage policière et judiciaire que militaire ; (6) envisager l’outil militaire, mais en dernier recours et sous le mandat strict des Nations unies, et (7) assurer un débat démocratique minimum sur toutes ces questions.

Premier objectif stratégique de l’UE : devenir une « puissance tranquille » agissant activement pour une meilleure sécurité collective par la coopération et le multilatéralisme. L’objectif de l’Union européenne n’est pas de devenir un empire. Elle doit se présenter avant tout et de manière univoque comme une puissance civile utilisant principalement des outils civils (politiques, économiques, commerciaux, financiers) pour contribuer à une meilleure cohésion et une plus grande sécurité internationales. Ceci est motivé par les valeurs que l’Europe entend défendre (démocratie, pluralisme, respect des droits de l’homme). La vision européenne de l’organisation du monde est la coexistence pacifique entre les différentes parties qui le composent, travaillant au sein de partenariats équilibrés. C’est donc par la coopération et le multilatéralisme que l’UE agira avec le reste du monde, qui ne doit pas être envisagé d’emblée comme une menace, un rival ou un concurrent.
- S’attaquer aux causes profondes. L’amélioration de la sécurité internationale exige de s’attaquer structurellement aux causes profondes à l’origine des risques et des menaces. Dans ce cadre, l’aide au développement de l’UE est un outil important à renforcer, dans le cadre notamment de l’objectif des 0,7 % du PNB alloués à ce secteur. Le développement est en effet un outil efficace pour lutter contre les causes profondes donnant lieu à l’apparition des risques et des menaces. L’aide ne peut en aucun cas servir d’alibi permettant, au plan commercial, la mise en place de mécanismes inéquitables, soutenus actuellement tant par les pays européens que les États-Unis.
- Renforcer la diplomatie et la prévention des conflits. L’objectif de l’Union européenne sur la scène internationale doit, de manière claire et explicite, viser la prévention des conflits et subordonner à celle-ci tous ses instruments, qu’ils relèvent de diplomatie traditionnelle, de coopération au développement, de politique commerciale, de gestion des crises ou de partenariat avec des acteurs tiers.
- Soutenir les organisations régionales et promouvoir les conférences régionales et les partenariat. Au Moyen-Orient notamment, dans le prolongement du partenariat euroméditerranéen, l’UE doit soutenir la mise en place d’une Conférence régionale, sur le modèle de la « Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe » (CSCE, devenue OSCE) permettant d’aborder trois « corbeilles » : le contrôle des armements et le désarmement ; le développement et la coopération socio-économiques, le respect des droits de l’homme et la démocratie.
- Renforcer le contrôle des armements et poursuivre le désarmement. La politique de non-prolifération de l’UE devrait être plus volontariste, se démarquant ainsi clairement de l’actuelle politique des États-Unis qui affaiblit les traités internationaux dans ce domaine, soit en les minant, soit en refusant leur développement.
- Combattre efficacement et durablement le terrorisme. L’Union européenne doit promouvoir une action ciblée, davantage policière et judiciaire que militaire, et ce, dans le cadre d’une agence de lutte contre le terrorisme à créer sous les auspices des Nations unies.
- Envisager l’outil militaire, mais en dernier recours et sous des conditions strictes. Premièrement, l’outil militaire doit être clairement identifié comme un ultime recours à écarter autant que possible. Deuxièmement, la possibilité de recourir à des frappes préventives doit être explicitement bannie des scénarios stratégiques européens. Troisièmement, la décision de recourir à la force ne peut être prise de manière unilatérale et sans accord du Conseil de sécurité des Nations unies (ou par l’Assemblée générale, si le Conseil de sécurité ne peut prendre de décision). Le but premier de la constitution d’une capacité militaire européenne devrait donc être de contribuer aux opérations de maintien de la paix, d’interposition et de pacification (les tâches dites « de Petersberg »), et ceci, dans le cadre strict d’un mandat des Nations unies.
- Soumettre le concept stratégique au débat démocratique. Le concept stratégique européen, comme les différents développements de l’Union européenne, doit faire l’objet d’un contrôle démocratique. Ce document qui engage l’Union européenne et ses 450 millions de citoyens à jouer un rôle actif sur la scène internationale, peut-être même en tant qu’acteur militaire, ne peut faire l’impasse sur la consultation de son opinion publique, à travers les parlements nationaux et le Parlement européen. Le déficit démocratique que l’on dénonce à juste titre comme facteur de déstabilisation des pays tiers ne peut caractériser la gestion des institutions européennes.

Caroline Pailhe
chargée de recherche au GRIP

1 « Une Europe sûre dans un monde meilleur », présenté par Javier Solana, Conseil européen de Bruxelles, 15895/03, 8 décembre 2003. Pour un premier commentaire sur le projet de concept stratégique, voir « Le concept stratégique de l’Union européenne doit privilégier le multilatéralisme et la coopération internationale », Bernard Adam et Caroline Pailhe, Note d’analyse du GRIP, 4 décembre 2003, disponible sur www.grip.org
2 Depuis la fin officielle des hostilités en Irak, les Européens n’ont d’ailleurs manqué aucune occasion d’insister sur la convergence de leurs intérêts sécuritaires avec ceux de leur partenaire atlantique. Au-delà du concept stratégique, divers documents ont été adopté dans ce sens, notamment la « Déclaration du Conseil européen sur la non-prolifération des armes de destruction massive », présentée au Conseil européen de Thessalonique, les 19 et 20 juin 2003, qui a donné lieu à une « Stratégie de l’UE contre la prolifération des armes de destruction massive », adoptée lors du Conseil européen des 12 et 13 décembre 2003 et la « Déclaration commune du Président du Conseil européen M. Costas Simitis, du Président de la Commission européenne M. Romano Prodi et du Président des États-Unis M. George W. Bush sur la prolifération des armes de destruction massive », adoptée lors du sommet bilatéral euro-américain du 25 juin 2003 à Washington.
3 En agissant ensemble, l’Union européenne et les États-Unis peuvent constituer une formidable force au service du bien dans le monde. « Une Europe plus sûre dans un monde meilleur », op. cit., p. 13.
4 E. Remacle, « La guerre comme instrument de l’imperium démocratique », Les États-Unis s’en vont-ils en guerre ?, Les Livres du GRIP n° 249-250 et F. Nukundabagenzi, C. Pailhe et V. Peclow, L’Union européenne et la prévention des conflits. Concepts et instruments d’un nouvel acteur, Les Rapports du GRIP 2002/2.

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