Dans sept mois à peine, l’Union européenne connaîtra son big bang. Après de longues années de transition politique, économique et sociale, huit pays d’Europe centrale et orientale, ainsi que Chypre et Malte, intégreront finalement cette Communauté de plus en plus grande. En mai prochain, l’Europe comptera donc 25 pays. Quel sera l’impact de cet élargissement sur les politiques sociales ?


De nombreuses craintes, fondées ou non, sont véhiculées par la perspective de l’élargissement. Elles ne s’expriment pas seulement de ce côté-ci de l’Union européenne, mais également du côté des pays adhérents, même si elles sont souvent de nature différente. En Belgique et dans les autres pays de l’UE, l’adhésion des pays d’Europe centrale et orientale est souvent perçue comme un risque social en raison, principalement, des bas niveaux de salaires et de protection sociale actuellement pratiqués dans ces pays. Ces différences sociales et salariales pourraient-elles aboutir à de vastes mouvements de délocalisations d’entreprises et de transferts de main-d’œuvre vers l’Est ? Autre motif d’inquiétude : n’assisterons-nous pas à un flux de travailleurs migrants, bénéficiant soudain de la libre circulation des travailleurs, en direction de nos propres marchés du travail ? En outre, les règles en matière de santé et sécurité sur les lieux du travail, les normes actuelles de protection des consommateurs, les normes alimentaires, etc. ne vont-elles pas subir une pression à la baisse ? À cela, on peut encore ajouter les craintes en ce qui concerne le développement de la criminalité, des réseaux de traite des êtres humains, du trafic de drogues…
Mais de l’« autre côté » de l’Europe, les inquiétudes existent également. Elles portent davantage sur le choc de l’adhésion. Les investissements occidentaux dans les pays de l’Est ont soumis – et soumettent encore – les entreprises locales à rude épreuve ; la pression concurrentielle est très vive. Les Européens de l’Ouest ne vont-ils pas rafler la mise en investissant massivement dans l’immobilier, les terres agricoles, etc. ? Les réformes politiques et sociales mises en œuvre pour effectuer la transition entre l’économie planifiée et l’économie de marché ont engendré des coûts sociaux considérables et ont, au final, creusé les inégalités. Par ailleurs, après quarante années de glacis soviétique et une liberté finalement retrouvée, des craintes s’expriment parfois par rapport au fonctionnement de l’Union, à ses modes de décision difficiles à saisir et à la perte de souveraineté, voire de l’identité nationale, que pourrait entraîner l’adhésion. Un sentiment d’être « membre de seconde classe », de ne pas être traité comme les autres (1), transparaît ci et là.
Toutes ces questions amènent certains observateurs à envisager un scénario catastrophe : en deux mots, le « modèle social » européen, pour autant qu’il existe, ne résisterait pas à l’élargissement. Certes, le pire n’est jamais sûr, mais force est de constater que l’avenir du modèle social européen n’a jamais été abordé de front dans les négociations d’adhésion. Des mesures ont été prises pour atténuer le choc de l’unification du continent, mais il s’agit, comme nous le verrons ci-dessous, de mesures à court ou moyen terme. Les longues années de transition n’ont à aucun moment été mises à profit pour construire une vision stratégique de la consolidation des politiques sociales européennes.

Le social en 2e catégorie
Si, selon diverses enquêtes d’opinion, le soutien populaire au processus d’élargissement demeure assez large (66 % en moyenne dans l’UE), c’est sans doute parce que la question sociale n’est pas considérée comme l’enjeu principal des adhésions, mais bien la question politique. L’Europe de l’Est et du centre est indubitablement européenne, et la maintenir à l’écart de l’Union entraînerait des risques majeurs d’instabilité dans la région. Sans compter que l’Europe « continentale », si elle réussit son unification, pèsera de plus de poids face aux États-Unis, que ce soit dans le domaine économique ou dans celui de la diplomatie, pour ne citer que ces deux exemples. Si de ce point de vue l’unification est une nécessité, ses conséquences sociales, pour préoccupantes qu’elles puissent être, ne semblent pas être considérées comme l’enjeu majeur. On notera d’ailleurs que, parmi les critères d’adhésion à l’Union, à part le respect des droits de l’homme et la protection des minorités, aucun critère n’a directement trait à la protection sociale (ceux-ci portent sur l’État de droit et la démocratie ; l’économie de marché ; ainsi que l’adhésion aux objectifs politiques, économiques et monétaires de l’UE). Certes, rétorqueront certains sur le modèle de raisonnement habituel de l’OMC, le bien-être global de l’Europe réunie ne pourra qu’augmenter, puisque les entreprises de l’Ouest profiteront d’un nouveau marché de 75 millions de consommateurs et que l’Est bénéficie d’ores et déjà d’importantes perspectives de rattrapage économique ce qui, à terme, devrait rendre tout le monde heureux. Mais ce genre de raisonnement ne se vérifie pas toujours, loin de là, car il dépend d’une série d’autres facteurs (notamment : évolution des échanges commerciaux, des investissements, des migrations).

Pression concurrentielle
À l’heure actuelle, le PIB par habitant (mesure de la richesse nationale) des pays adhérents n’atteint pas 40 % de la moyenne des États membres. Le principal risque social se trouve précisément dans l’association d’un grand groupe de pays relativement prospères comptant 375 millions d’habitants avec un groupe plus réduit de pays – 75 millions d’habitants – dont la santé économique est encore précaire. Et, surtout, dont la transition vers l’économie de marché s’est effectuée au pas de charge et est loin d’être achevée partout (exception faite de Chypre et de Malte). La convergence économique prendra sans doute plusieurs dizaines d’années et, en attendant, les pressions concurrentielles et les ajustements entraîneront inévitablement des coûts. Dans certains domaines « sensibles », des mesures ont été adoptées afin de diluer dans le temps les effets du choc de l’adhésion. Ainsi, un accord de transition a été conclu avec les adhérents : les États actuels de l’UE auront le droit de restreindre les éventuels flux de la main-d’œuvre pour une période maximale de sept ans. Il s’agit donc d’une limitation du droit à accéder à un emploi sur le territoire des Quinze. Toutefois, en cas de pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs économiques, certains États pourraient mettre fin plus tôt à cette période transitoire (cf. encadré). Pour rappel, lors de l’adhésion de l’Espagne et du Portugal, dans les années 80, une telle mesure avait également été prévue mais il est apparu, après coup, qu’elle ne fut pas réellement utile, les flux migratoires ayant été minimes. Aujourd’hui, même si les évaluations sont très aléatoires, certains experts évaluent à un peu plus de 300 000 le nombre d’Européens de l’Est susceptibles de prendre la direction de l’Ouest – un chiffre relativement modeste. Il s’agirait essentiellement de mouvements vers les régions limitrophes (Allemagne et Autriche), où cette crainte des flux est la plus vive surtout dans les secteurs utilisant beaucoup de main-d’œuvre peu qualifiée. On parle aussi de délocalisation de certaines activités industrielles à forte intensité de main-d’œuvre vers les régions frontalières des pays adhérents. Que ce soit les travailleurs peu qualifiés qui viennent à l’Ouest ou les entreprises à fort coefficient de travail qui partent à l’Est, il semble en tout cas que nous assisterons progressivement à une réallocation de la main-d’œuvre entre industries et pays, ce qui engendrera une pression principalement sur les travailleurs peu qualifiés. En ce qui concerne les risques de dumping social, il faut distinguer deux éléments. Le premier concerne les normes sociales (santé et sécurité sur les lieux de travail, droit du travail, non-discrimination, etc.). S’agissant de normes législatives, les pays adhérents se sont, depuis plusieurs années déjà, attelés à les incorporer dans leurs législations nationales. Ces normes – directives, règlements… – font partie de l’« acquis communautaire », c’est-à-dire de l’ensemble des lois que tous les pays de l’Union, présente et future, doivent respecter. On peut dès lors en déduire qu’en principe, ces normes ne peuvent faire l’objet de révision à la baisse en raison de l’élargissement (2) ; il reste à espérer qu’elles seront respectées dans l’ensemble des pays adhérents. Une inquiétude persiste néanmoins : on entend dire chez certains fonctionnaires européens qu’il ne faut plus s’attendre, dans les dix années à venir, à de nouvelles initiatives en matière de législation sociale européenne. Les adhérents ayant un rattrapage à achever dans ce domaine, il ne serait, en quelque sorte, pas « correct » de continuer à avancer tant qu’ils ne nous auront pas rejoints.
Le deuxième élément concerne les salaires. De ce point de vue, l’Union européenne n’a guère de compétences formelles. Ce n’est pas elle qui fixe les niveaux de rémunération des travailleurs. Rien n’empêche donc les pays adhérents de concurrencer les Quinze sur ce plan-là. Une récente étude d’Eurostat soulignait, en août dernier, que le coût de la main-d’œuvre varie de 1,35 euro par heure en Bulgarie à 28,56 euros en Suède, et que le nombre d’heures de travail des salariés dans les pays candidats est supérieur de 4 % en moyenne à celui des pays membres de l’UE (soit 150 heures mensuelles contre 143 heures). Mais, rétorquent les plus optimistes, on peut imaginer que le différentiel salarial va, progressivement, se combler du fait de l’adhésion, ce qui, à terme, réduirait l’« avantage comparatif » des pays de l’Est – un phénomène qui, de toute façon, devrait prendre plusieurs dizaines d’années. Il faut cependant souligner la faiblesse du dialogue social dans la plupart des pays de l’Est. Les acteurs sociaux, en particulier les organisations patronales, ne sont pas bien structurés et, parfois, peu représentatifs. Le rôle de l’État demeure prédominant, en fonction bien souvent des priorités qu’il se fixe pour l’adhésion à l’UE. De ce fait, l’autonomie des partenaires sociaux est extrêmement réduite. Cette faiblesse structurelle constitue un vif motif d’inquiétude, d’autant plus que le dialogue social européen, dans l’Union actuelle, est devenu le principal moteur de l’Europe sociale au cours des dernières années. Qu’en sera-t-il après l’adhésion ? Les partenaires sociaux nationaux à l’Est seront-ils en mesure de mettre en œuvre les accords conclus au niveau européen ? La couverture de ces accords sera-t-elle suffisamment large ? Autant de questions qui ne trouvent actuellement pas de réponses claires.

Les problèmes à l’Est
Si ces questions suscitent de l’inquiétude pour nous, il en est d’autres qui en suscitent au moins autant auprès des acteurs sociaux des pays adhérents. Les conditions d’adhésion décidées par les Quinze et imposées aux pays adhérents font en effet penser que l’entrée dans l’Union est surtout l’entrée dans un grand marché alors que le « modèle social européen » n’a été que très distraitement débattu. Au point que, selon certains observateurs, les négociations d’adhésion ont démontré qu’en réalité, un tel modèle n’existe pas. Pourquoi les questions sociales et de protection sociale ont-elles pris si peu de place dans le processus d’élargissement ? L’entrée dans l’Union permettra-t-elle aux pays adhérents de rejoindre les normes européennes de protection sociale ? Bien que l’on ne puisse mettre tous ces pays dans le même panier, il faut constater aujourd’hui, à la suite de P. Strobel, que la couverture sociale « est très inégale, souvent incomplète et est loin d’être universelle ; certaines populations, dont les retraités, ont souffert des réformes » (3).
Alors que l’Europe mettait la pression sur l’économie de marché et les réformes administratives, elle brillait par son peu d’influence sur les évolutions sociales et « n’a pas fait de la protection sociale un élément décisif de la feuille de route des candidats ». Il ne faudrait pas oublier, souligne encore Strobel, qu’avant leur absorption dans le bloc communiste, certains pays avaient mis en place des systèmes de retraites bismarkiens et des assurances maladie obligatoires pour les ouvriers (Hongrie). Après la deuxième guerre mondiale, « le ‘socialisme réel' a revendiqué apporter une protection sociale totale à la population, en offrant des soins de santé gratuits, des logements à très faible prix et des systèmes de crèches facilitant l’activité professionnelle des mères, des retraites pour tous (…), peu élevées mais très égalitaires et, surtout, le plein-emploi, pour les hommes comme pour les femmes. Certes, cette protection était souvent insuffisante ou de mauvaise qualité (…), et il existait, malgré les dénégations des pouvoirs en place, des poches de pauvreté et un chômage déguisé. Mais (…) cette protection sociale offrait une alternative réelle aux régimes d’Etat-providence des pays capitalistes ». Or, avec la libéralisation économique et la crise liée à la transition, ces systèmes ont été profondément remis en cause dans les années 90. Il en a résulté le développement du chômage, de la pauvreté, une baisse du volume de l’emploi. On a assisté à un creusement des inégalités dans les domaines de la santé et de la couverture maladie et des retraites. Certes, tous les pays n’ont pas vécu ces réformes et leurs conséquences de la même manière. Mais elles renvoient tout de même aux Quinze l’image d’une Union peu préoccupée par son « modèle social ». Ce qui a d’ailleurs amené les acteurs sociaux des pays candidats à constater que l’Europe « ne propose pas de vision claire sur la transformation des systèmes de protection sociale » dans leurs pays.

Des questions, encore des questions
On voit bien que l’élargissement pose plus de questions sur le plan social qu’il n’apporte de réponses. On pourrait encore ajouter : les pays adhérents seront-ils à même d’adopter les priorités actuelles de l’UE dans le domaine socio-économique (agenda de Lisbonne), à savoir : augmentation du taux d’emploi à 70 %, éducation et formation tout au long de la vie, accroissement des budgets de la recherche, etc. ? Autre problème : l’élargissement rendra la question de la protection des minorités beaucoup plus sensible dans l’UE (plus d’un million de Roms).
En conclusion, il ressort que, bien sûr, l’élargissement aura des conséquences sociales ; que celles-ci sont difficiles à évaluer ; que, de ce côté-ci, nous sommes sans doute parmi les moins exposés – même si les travailleurs peu qualifiés risquent de l’être davantage – ; que les travailleurs d’Europe centrale et orientale ont déjà payé un lourd tribut durant la transition.
Quant aux conclusions stratégiques, l’enjeu est de taille : l’Europe des 25 sera-t-elle capable de construire, étendre et consolider un vrai « modèle social » alternatif au modèle néolibéral américain ? Les piliers de ce modèle – droits syndicaux, protection sociale, services publics – sortiront-ils renforcés ou affaiblis de l’élargissement ? L’Europe, on l’a vu, n’a assuré que le service minimum sur cette question. L’un des risques est que les gouvernements de certains adhérents, dans le souci de préserver leurs avantages comparatifs, viennent renforcer une vision minimaliste du rôle de l’UE dans la politique sociale, s’alignant sur les thèses britanniques. Mais on peut aussi espérer que le passage à 25 contribue à relancer le débat sur la nécessaire construction d’une Europe sociale forte. Il faut malheureusement reconnaître que cet espoir ne repose actuellement sur aucune volonté politique particulière.

Christophe Degryse

« Les disparités de développement au sein de l’UE vont doubler avec l’élargissement »

Le simple effet statistique de l’élargissement aura pour conséquence que des régions de l’UE actuelle considérées comme « pauvres », c’est-à-dire atteignant un PIB régional par habitant inférieur à 75 % du PIB moyen de l’UE, perdront ce statut, entraînant par là la fin de subsides européens qui leur étaient consacrés via les fonds structurels. En Belgique, le Hainaut est particulièrement concerné. Dans l’Europe des Quinze, selon les chiffres 2000, le Hainaut atteignait 70,8 % du PIB moyen européen ; dans l’Europe élargie, ce taux « monte » mécaniquement à 78 % (puisque le PIB moyen de l’UE élargie sera revu à la baisse). Le Hainaut n’est pas la seule région dans cette situation : en Allemagne, en Autriche, en Finlande, en Espagne, en Italie, au Portugal et au Royaume-Uni, d’autres régions passent au-dessus du seuil fatidique des 75 %. Elles peuvent bénéficier d’une aide de transition (phasing-out) car elles n’ont pas toutes, et de loin, terminé leur développement. Dans un rapport publié début 2003, la Commission souligne que les disparités de développement au sein de l’UE vont doubler avec l’élargissement. Dans l’Europe des 25, 116 millions d’habitants – soit environ 25 % de la population totale – vivront dans des régions où le PIB par habitant sera inférieur à 75 % de la moyenne communautaire. 60 % d’entre eux seront des ressortissants des dix nouveaux États membres.


La libre circulation des travailleurs de l’Est : pas pour tout de suite

Par crainte, fondée ou non, de voir « déferler » des centaines de milliers de travailleurs polonais, hongrois, slovaques, etc. sur les marchés du travail des Quinze, des dispositions transitoires ont été adoptées lors des négociations d’adhésion. Ces dispositions, qui ne concernent pas Chypre et Malte (et qui ne concernent que les travailleurs, pas les touristes, étudiants, retraités, etc.), prévoient les éléments suivants :
- il n’y a pas de libre circulation pendant deux ans après l’adhésion
- après deux ans (en 2006), un rapport évalue la situation
- les Quinze font savoir s’ils maintiennent le régime transitoire pendant trois ans supplémentaires ou s’ils l’abandonnent
- le régime transitoire prend fin après cinq ans sauf si les Quinze prouvent le risque de graves perturbations sur leur marché du travail. Dans ce cas :
- le régime transitoire est prolongé de deux ans.
Ces dispositions ne concernent pas les travailleurs de l’Est qui travaillent déjà légalement, et sous contrat de minimum 12 mois, dans l’un des quinze États membres actuels. Ceux-ci auront libre accès au marché du travail de cet État membre, ainsi que les membres de leur famille. Précisons encore que l’Allemagne et l’Autriche pourront en outre limiter la libre prestation de services transfrontaliers dans certains secteurs sensibles tels que la construction et le nettoyage industriel en cas de « graves perturbations » dans ces secteurs.
Pour répondre aux craintes exprimées cette fois par certains pays candidats, des périodes transitoires ont également été adoptées visant à éviter que la libre circulation des capitaux ne favorise à l’excès les investisseurs des Quinze dans les domaines des biens immobiliers (achats de résidences secondaires), des terres agricoles et des forêts.

1 Qu’on se rappelle le fameux « ils ont raté une occasion de se taire » de Chirac à propos de la guerre en Irak. Une petite phrase qui est restée dans toutes les mémoires.
2 « En principe », car certaines normes peuvent parfois poser problème. Il semble, par exemple, que la transposition des directives sur la non-discrimination se heurte à des blocages politiques dans certains pays.
3 Lire par exemple l’article de Pierre Strobel : « Élargissement : le modèle social par dessus le marché ? », in Notabene n° 131, octobre 2003.
4 Ibid.