Le Mur de Berlin est tombé en 1989, en même temps que le régime roumain de Ceaucescu. La Pologne, à l’époque, avait joué un rôle précurseur en matière de liberté syndicale. Douze ans plus tard, le pluralisme syndical est un acquis, sur papier en tout cas. Mais de là à parler de liberté d’action, il y a une marge.


Le communisme, paradis pour les travailleurs et pour les syndicats ? Douze ans après la chute du Mur de Berlin, les illusions sont tombées. Même là où les taux de syndicalisation étaient énormes, ils correspondaient à une affiliation automatique, pas volontaire de la part des travailleurs. " Durant l’époque soviétique, se souvient Régina Rekesiene, secrétaire générale de la Fédération lituanienne des travailleurs, membre de la Confédération mondiale du travail (CMT), tout le monde était membre d’un syndicat, d’office, mais sans y avoir réellement une activité. " En outre, les organisations syndicales, inscrites dans la trilogie Parti – État – organisations de masse, étaient des courroies de transmission du pouvoir politique vers les travailleurs, et non le lieu d’expression de ceux-ci. Sans parler du fait que l’État était aussi l’employeur le plus important, ce qui contribuait à une confusion totale des rôles respectifs.
Aujourd’hui, le balancier a tendance à pencher dans l’autre sens, celui d’une méfiance envers l’organisation collective. " L’individualisation joue comme réflexe à la pensée collective antérieure ", selon les termes de Peter Seideneck, de la Confédération européenne des syndicats (CES). Ce que confirme Anna Oulatar, de la CISL (Confédération internationale des syndicats libres) : " Le communisme n’a pas créé de réelle collectivité. Avec le démantèlement des partis uniques, le principal problème devient l’individualisation. " Elle affirme d’ailleurs que, paradoxalement, " il n’y a rien de tel que le communisme pour casser le sens collectif ".

Syndicalisme de service
En réalité, ce n’est pas tant le nombre de travailleurs affiliés aux syndicats qui constitue le problème principal. Comme le note Bogdan Hossu, vice-président de la CMT pour l’Europe de l’Est, " curieusement, le degré de syndicalisation est assez uniforme dans les différents pays : 45 à 50 % en Pologne, 65 % en République tchèque, 50 % en Slovaquie, 55 % en Ukraine, 60 % en Roumanie, etc. On ne peut donc pas parler de désaffection envers les syndicats. " On pourrait même y ajouter la Croatie (plus de 60 %) et l’Albanie (65 %, en tout cas selon les chiffres syndicaux). Et s’il y a une certaine désaffiliation, elle n’est pas nécessairement plus marquée qu’en Europe occidentale.
La difficulté vient plutôt de la conception dominante du rôle des syndicats qui prévaut chez les travailleurs : un syndicalisme de service, où l’important réside dans les avantages que l’on espère en retirer plus que dans la solidarité. Surtout là où l’importance du taux de chômage (60 % en Géorgie, 43 % en Macédoine…) réduit d’autant la population économiquement active et fait presque de l’emploi un privilège.
C’est ce qui explique la proportion importante de syndicats d’entreprises, qui restent indépendants de toute structure confédérale. Les cotisations restent d’ailleurs souvent bloquées au niveau de l’entreprise, ce qui est contraire à la solidarité entre secteurs forts et faibles. Sans parler des situations où ces syndicats d’entreprises sont dominés par le patronat.
La force des organisations syndicales, en tant qu’acteurs sociaux, ne provient dès lors pas tant du nombre d’affiliés que de leur niveau de structuration. Pour Peter Seideneck, " au sein des sociétés civiles, les organisations syndicales sont parmi les mieux structurées, à la différence, par exemple, des associations patronales. Dans tous les pays, elles ont un poids et jouent un rôle important. " Sans elles, la situation des travailleurs serait bien pire.
Deux grands modèles sont apparus dans le syndicalisme indépendant à l’Est, analyse Bogdan Hossu : " Il y a, d’une part, ce que j’appelle le modèle polonais, présent aussi dans les pays baltes et dans la CEI. Il consiste en une structure syndicale aspirant à être unique et à base nationale, divisée en organisations professionnelles et régionales. Par contre, on trouve dans d’autres pays une pluralité de confédérations, dont beaucoup sont nées après la chute des régimes communistes. Avant d’être nationaux, ces syndicats sont professionnels, et beaucoup d’entre eux sont confrontés dans leur pays au poids de l’ancienne structure syndicale d’État, qui subsiste. "

Héritage partisan
Sans doute, l’Europe centrale et de l’Est présente-t-elle une grande diversité. Entre la Slovénie, " petite Suisse de l’Europe centrale ", et la Croatie, qui connaît un chômage massif, il y a un monde. Pourtant, la région présente aussi des caractéristiques communes. L’une d’elles saute aux yeux : la politisation des syndicats. Aujourd’hui encore, les syndicats dits post-communistes sont très dépendants des partis de même tendance et, en Bulgarie par exemple, leur lien avec le gouvernement empêche de parler de réelle indépendance. Les structures héritées de l’époque antérieure tentent de conserver le lien entre fonction syndicale et fonction politique. Mais la manière de s’adresser aux travailleurs est différente, plus subtile. Il ne s’agit plus de transmettre simplement des décisions de haut en bas, mais de convaincre les membres potentiels qu’un syndicat unique est plus efficace. " Malheureusement pour elles, précise Bogdan Hossu, ces structures gardent un fonctionnement interne peu démocratique, et les gens leur sont allergiques. Dès lors, chaque création d’un syndicat indépendant attire des travailleurs et affaiblit l’organisation ex-communiste. Vous comprenez pourquoi celle-ci n’apprécie guère le syndicalisme indépendant. "
Mais la politisation est aussi le fait des syndicats nés en réaction contre le pouvoir communiste. Pour Peter Seideneck, il y a là " un phénomène spécifique aux pays en transition, par rapport à ceux où le capitalisme est plus évolué : la tentation politique. " Partout, constate-t-il, les partis de gauche comme de droite sont en relation étroite avec les syndicats, et " nombre de caciques syndicaux siègent aux parlements ".

Méfiance à la base
Est-ce évitable ? Peut-être pas dans les années 1989-1991, lorsqu’il fallait assurer que le changement ait bien lieu. Lorsque la marge de manœuvre de l’État est réduite et que, socialement, il n’y a pas grand-chose à espérer à court terme sur le plan matériel, la politique peut être le lieu d’une fuite en avant. Mais, ajoute Peter Seideneck, " c’est dangereux. Une trop grande proximité avec les partis politiques peut mener les syndicats dans une impasse. Lorsqu’il y a pluralité de partis, les intérêts partisans au sein des syndicats risquent de créer des dissensions. "

Cette politisation risque aussi d’accentuer la coupure entre les hiérarchies syndicales et leurs bases, aux préoccupations beaucoup plus axées sur l’activité syndicale stricte. Même au sein de la CMT, quelques organisations tombent dans ce travers, partageant parfois les mêmes locaux que des partis politiques.
À tort ou à raison, Solidarnosc fait parfois l’objet d’une critique identique : " Solidarnosc s’est assuré une position dans la politique, mais en même temps il s’est affaibli, car il protège les réformes, du gouvernement ", selon le sociologue Andrzej Rychard (Courrier international, 5 octobre 2000). La fragmentation des organisations, favorisée par l’individualisation déjà évoquée, risque de s’en trouver renforcée. Des travailleurs n’acceptent pas que leurs chefs de file quittent leurs syndicats pour devenir parlementaires ou ministres, avec le cortège de privilèges accrochés à ces fonctions. Alors qu’aujourd’hui, dans la plupart des pays d’Europe centrale et de l’Est (PECO), un leader d’une organisation syndicale bien structurée peut avoir bien plus d’influence sur le cours des choses qu’un ministre du Travail. Pour Peter Seideneck, " une relation normale entre un syndicat et un pouvoir politique doit être conflictuelle, quelle que soit la tendance du gouvernement. "

Menaces sur le social
La privatisation des entreprises publiques constitue un autre défi commun pour les organisations syndicales des pays d’Europe centrale et de l’Est. Privatiser n’est certes pas le mal absolu. La privatisation a bénéficié à certains pays (plus 23 % de PIB en Pologne depuis 1990), certains secteurs (des milliers d’emplois créés dans les PME), certaines catégories sociales (une classe moyenne jeune, au détriment des retraités et fonctionnaires). Ce qui fait dire aux économistes néo-libéraux que la " transition " est dure, mais que les " sacrifices " valent la peine, pour arriver à moderniser l’économie des PECO. Mais la privatisation entraîne généralement dans son sillage des restrictions au droit du travail et aux droits des travailleurs, une problématique qu’il ne faut cependant pas analyser de façon doctrinaire.

On navigue ici entre deux extrêmes. D’une part, le maintien d’un système de protection sociale typique d’une économie rigide et planifiée qui, parfois, n’était que de la pauvreté partagée. Et, de l’autre, la recherche d’une protection sociale immédiatement égale à celle des pays industrialisés d’Europe de l’Ouest, qui représente une position maximaliste. Entre les deux, il y a place pour un système sans doute inspiré des principes du modèle européen, non du libéralisme nord-américain, mais qui soit malgré tout réaliste, adapté aux circonstances économiques. Des circonstances favorables, si l’on en croit la CNUCED, qui indique qu’en 2000, " les flux d’investissement étranger direct à destination et en provenance d’Europe centrale et orientale ont à nouveau atteint des niveaux records " (communiqué du 20 juin 2001)
Qu’elles soient d’origine communiste ou alternative, toutes les organisations syndicales ont intérêt à résister ensemble à des gouvernements qui tentent de détériorer le droit du travail jusqu’à se mettre en contradiction avec les conventions de l’OIT. Parfois même en invoquant – à tort – les exigences de l’intégration européenne, comme en Hongrie, où le gouvernement a voulu remplacer le dialogue social par des forums, peu contraignants. Ou encore, en limitant systématiquement les espaces de négociations collectives, en ergotant sur la représentativité des organisations les plus critiques, etc. Le nouveau code du travail soumis en décembre 2000 à la Douma, le Parlement russe, avait pour objectif déclaré de " mettre la législation du travail en accord avec l’économie de marché ", ce qui signifie que la journée de travail légale passe de 8 à 12 heures, que les contrats individuels sont favorisés au détriment des conventions collectives, que les syndicats voient leur rôle dans l’entreprise réduit à de la figuration… (Source : ATTAC, 5 décembre 2000).

L’intégration non sans mal
L’intégration européenne, tout le monde, ou presque, est pour. Mais au-delà de l’accord de principe, les modalités, elles, suscitent le débat, y compris dans le monde syndical. Toutes les organisations des PECO ne sont en effet pas logées à la même enseigne. À la Confédération européenne des syndicats, on distingue quatre types d’organisations, selon deux critères : appartenir à un pays en négociation – ou non – pour entrer dans l’Union européenne ; être, en tant qu’organisation syndicale, membre ou non de la CES. Ces statuts différents peuvent créer des tensions, comme il en existe aussi entre organisations des pays occidentaux et orientaux.
Personne ne le dit explicitement, mais entre les lignes, on perçoit que la période d’espoir qui a suivi la chute du Mur a fait place à de la déception dans les syndicats des PECO. Comme une impression de trahison : il y aurait eu la conviction d’un moment historique, au début des années 1990, où une construction européenne intégrale était possible. Et voilà maintenant que l’Occident crée de nouvelles distinctions entre pays. Or, l’enjeu est fondamental : construire un espace syndical européen, sans division. La CES s’y attache : " Aujourd’hui, les organisations des PECO qui sont membres de la CES ne payent que 25 % de la cotisation normale, mais ce ne sont pas pour autant des membres de seconde zone : elles discutent et votent comme les autres. Mais il est vrai que nous avons dû adapter nos agendas et nos méthodes, de façon à prendre en compte les problématiques spécifiques des nouveaux arrivants ". Et de rappeler qu’au début, " les collègues de l’Est étaient plutôt dans une situation d’observateurs silencieux ", tandis qu’à la première réunion du groupe de travail CES sur l’intégration européenne, seules deux organisations de l’Ouest sont venues.
Les choses ont évolué, peu à peu et, selon Peter Seideneck, le paternalisme des années initiales a disparu, et l’heure n’est plus à la création de structures spécifiques pour les syndicats des PECO. Certaines préoccupations sont devenues communes, telle la protection sociale, déjà invoquée : si les pays qui vont entrer dans l’Union européenne disposent de systèmes moins favorables aux travailleurs, le risque est grand d’affaiblir, à terme, la protection sociale dans les membres actuels de l’Union.

La peur des vagues
Pourtant, des divergences subsistent entre les intérêts à court terme des organisations d’Europe de l’Ouest et de l’Est. À propos de la libre circulation des travailleurs, par exemple. Cette règle acceptée dans l’Union doit-elle être étendue à tous les nouveaux entrants ? " Oui, tout de suite ", répond notamment Solidarnosc (Pologne), pour qui il n’y a pas lieu de maintenir deux poids deux mesures. " Seulement lorsque le salaire d’un pays candidat aura atteint 80 % du salaire autrichien ", répond l’ÖGB (Autriche). Dans ce pays, comme en Allemagne, l’opinion publique a peur d’une immigration massive, et les organisations syndicales traduisent cette crainte.
Faut-il vraiment s’inquiéter de vagues de migrants issues de pays qui vont entrer dans l’Union ? Ce n’est pas ce qu’annoncent les sondages, mais de toute façon, la question est de principe : la CES l’a rappelé, affirmant que " la libre circulation des travailleurs est une des quatre libertés fondamentales du marché intérieur " (communiqué du 14 décembre 2000). Dès lors, s’il faut " des mesures spécifiques dans les régions frontalières " et si " les périodes de transition sont incontournables ", la CES " s’oppose explicitement à une introduction sélective de la libre circulation destinée aux travailleurs particulièrement qualifiés ". Le projet de la Commission européenne prévoit une période de transition totale de sept ans, avec possibilité de réduction après évaluation, et avec le droit pour les États d’ajouter trois ans. Le bouleversement que l’entrée dans l’UE va provoquer ne fera que renforcer les défis lancés aux syndicats, typiques de pays en transition, mais les réponses sont rendues plus complexes par la transition que les organisations elles-mêmes doivent traverser.

André Linard
[Cet article a été publié dans Labor, la revue de la CMT, n° 2001/3]

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