Par d’étonnants effets indirects, la crise de la vache folle est à l’origine d’un débat aux enjeux très inattendus qui mêlent des considérations d’ordre commercial entre les États-Unis et l’Union européenne et des implications en termes d’alimentation transgénique du bétail… Petite enquête pour découvrir à quel point les règles du commerce mondial peuvent, dans des cas précis comme celui de la crise de l’ESB, entraîner des situations totalement insensées…


La crise de la vache folle a été, on le sait, provoquée par l’utilisation, dans l’alimentation des bovins, de farines de viandes et d’os obtenues au départ du traitement de déchets d’animaux. Plusieurs mesures ont été prises ces dernières années par l’Union européenne pour tenter de supprimer la cause de cette maladie. Parmi ces mesures, citons l’interdiction de l’utilisation des farines, l’obligation de retirer des chaînes de l’alimentation les "matériels à risques spécifiés" (moelle épinière, cervelle, amygdales…), l’interdiction de l’utilisation d’animaux morts impropres à la consommation humaine dans la production alimentaire animale, etc. L’une des principales conséquences de ces mesures est d’entraîner de profondes modifications dans la composition de l’alimentation du bétail. Les protéines animales étant exclues de l’alimentation des animaux d’élevage, il faut bien les remplacer par quelque chose… Ce remplacement, qui représente quelque 2 millions de tonnes de farines animales, peut en principe s’effectuer au profit des protéines végétales. D’où un fort accroissement de la demande de plantes riches en protéines.
D’où viennent les protéines végétales ? Elles se retrouvent dans les plantes oléagineuses (colza - tournesol - soja - lin oléagineux - olivier) et dans les protéagineuses (pois protéagineux - lupin - féverole - luzerne - légumes secs tels que lentilles, pois chiches, pois cassés, fèves, haricots…). Les oléagineux sont essentiellement cultivés pour la richesse en huile de leurs graines et de leurs fruits. Après extraction de leurs huiles, on peut utiliser les résidus de graines, appelés "tourteaux", dans l’alimentation du bétail, car ces résidus sont riches en protéines. En Europe, le principal oléagineux à graines cultivé est le colza.
Quant aux protéagineux, leurs graines sont également riches en protéines et en énergie, et sont également utilisées dans l’alimentation du bétail.
Conclusion logique : puisqu’en raison de la crise de la vache folle, les protéines animales sont exclues de l’alimentation, il suffit de les remplacer par des protéines végétales obtenues grâce à une production accrue d’oléagineux et de protéagineux. Simple. Trop simple ?

Déficit
Selon la Filière française des huiles et protéines végétales (Prolea), un problème d’offre et de demande se pose de façon aiguë : dans l’Union européenne, l’alimentation animale nécessite environ 47 millions de tonnes de protéines végétales (dont 62 % issus du soja, 16 % du colza et du tournesol, 6 % des protéagineux, 3 % des fourrages déshydratés). Or, l’Union ne produit que 12 millions de tonnes de protéines végétales destinées aux animaux. Le calcul est vite fait : la production européenne de protéines végétales ne satisfait que 25 % des besoins. Les 75 % restants sont importés (cf. graphique). C’est, on s’en doute, ce déficit qui nous amène de la vache folle aux questions commerciales.

L’offre mondiale de protéines végétales se concentre essentiellement sur trois pays : les États-Unis, le Brésil et l’Argentine. Trois pays par rapport auxquels l’Union est donc fortement dépendante. Chaque année, celle-ci importe plus de 25 millions de tonnes de tourteaux de soja en provenance du continent américain. Cette dépendance est appelée à s’accroître dans les années à venir en raison de l’augmentation de la demande de protéines végétales liées à la crise de l’ESB, impliquant une vulnérabilité accrue de la filière animale européenne. Selon les estimations de Prolea, " la substitution totale des volumes de farines de viande actuellement consommés en Europe, soit près de 2,5 millions de tonnes d’équivalent tourteaux de soja, nécessiterait un accroissement des surfaces actuelles d’oléagineux et de protéagineux de l’Union européenne à hauteur de 30 %, ce qui se traduirait par une augmentation des surfaces d’environ 2 millions d’hectares. " En l’absence de telles mesures, l’Union serait contrainte d’augmenter encore ses importations de tourteaux de soja américain.
Accroître les surfaces européennes d’oléagineux ? Depuis la réforme de la politique agricole commune de 1999, les orientations européennes vont dans le sens inverse et contribuent à une baisse du revenu généré par les cultures oléo-protéagineuses pour les producteurs. Ce qui devrait impliquer à terme une diminution des surfaces d’oléo-protéagineux – déjà à l’œuvre dans les campagnes françaises. En somme, tout se passe comme si l’Union européenne avait décidé une fois pour toutes d’abandonner sa filière protéagineuse… En préparation d’un Conseil Agriculture de l’Union européenne, la Commission a proposé, en mars dernier, de résoudre le problème du déficit de protéines végétales en augmentant les importations de soja américain (cf. encadré). Une proposition qui ne manqua pas de susciter la colère des producteurs communautaires, français en tête. Lorsqu’on sait que la politique agricole commune impose 10 % de jachère aux terres agricoles, la solution paraît de bon sens : il suffirait en effet de consacrer une partie de cette jachère à la production de protéines végétales destinées à l’alimentation du bétail européen.

GATT
Or l’Europe s’apprête à faire le contraire, et à augmenter ses importations américaines, avec tous les problèmes de traçabilité que cela pose.
Pourquoi un tel comportement insensé ? Deux éléments historiques interviennent ici. Le premier a lieu en… 1962. À cette époque, la Communauté européenne est en train de préparer son marché commun du blé. Pour ce faire, elle doit mettre en œuvre des mesures uniformes pour ses États membres et appliquer, selon les règles de la politique agricole commune, la " préférence communautaire " aux produits européens. Or, il se fait que la Belgique et l’Allemagne avaient précédemment accordé aux États-Unis des préférences tarifaires pour l’importation de céréales (1). Ces préférences devaient donc être remplacées par des préférences européennes dans le marché commun du blé. La Communauté a dès lors dû offrir, dans le cadre d’un compromis commercial conclu au GATT à cette époque, des compensations commerciales aux États-Unis. " À l’époque, note Daniel Guéguen, le volume d’exportation de céréales des États-Unis vers s’élève à 200 millions de dollars par an. Les États-Unis accepteront de stopper leur flux d’exportation vers l’Allemagne et la Belgique à la condition que la CEE leur offre de nouvelles possibilités d’exportation pour un montant équivalent " (2). Les négociateurs de la CEE proposent que cette compensation porte sur les tourteaux de soja, le manioc, et d’autres produits de substitution des céréales (PSC), dont le montant des exportations américaines en Europe était assez faible, équivalent à celui des exportations de blé en Belgique et en Allemagne. La CEE accepte donc des droits de douane nuls ou quasi nuls sur ces oléo-protéagineux américains. L’Europe pense faire une bonne affaire, croyant que ces produits n’auraient aucun avenir chez nous. Or, les importations de PSC américains vont, au fil des ans, littéralement exploser. Le comportement des agriculteurs et des éleveurs européens va progressivement se modifier ; l’accroissement de l’utilisation d’aliments de substitution pour bétail va entraîner un incroyable accroissement de la dépendance vis-à-vis des importations américaines. Dans le même temps, de nombreuses terres précédemment utilisées par les prairies vont être désormais consacrées à la production de céréales pour… l’exportation (3).

Conflit USA-UE
C’est ici qu’intervient un deuxième élément : en 1992, les États-Unis et l’Union européenne s’affrontent dans le cadre des négociations commerciales mondiales menées sous l’égide du GATT (Uruguay Round). Washington tente notamment d’obtenir l’élimination progressive de toutes les mesures de soutien à la production (ce qui vise en particulier la production d’oléagineux en Europe, afin d’accroître encore les exportations américaines), et l’élimination sur cinq ans de toutes les subventions aux exportations (ce qui vise en particulier les exportations de céréales européennes). En novembre 1992, États-Unis et Europe parviennent à un accord, connu sous le nom d’accord de Blair House, qui permettra de boucler, un an plus tard, l’Uruguay Round. Cet accord prévoit, entre autres, une limitation de la surface européenne pouvant être consacrée à la production d’oléagineux ! En clair, l’Europe ne peut plus consacrer plus de 5,1 millions d’hectares à la culture d’oléagineux, dont minimum 10 % en jachère… Si cette surface est dépassée, la surproduction qui en résulte est pénalisée : les aides octroyées aux producteurs sont réduites. Aujourd’hui, selon la Commission, la marge de manœuvre européenne, en terme d’augmentation de la production d’oléagineux, ne porte plus que sur 375.000 hectares supplémentaires avant d’atteindre ce plafond. Ce qui ne suffit pas pour combler le déficit en protéines.

Insensé
Résultats des courses : deux accords conclus sous l’égide du GATT en 1962 et en 1992 empêchent aujourd’hui l’Europe d’augmenter sa propre production de proto-oléagineux, et cela en dépit du déficit européen de protéines végétales lié à la crise de la vache folle. Voilà pourquoi la Commission, apparemment pieds et poings liés par ces accords, en était réduite, en mars dernier, à suggérer aux ministres de l’Agriculture des Quinze d’augmenter les importations américaines. Cette attitude insensée est dictée par une logique commerciale qui, appliquée en l’espèce à l’agriculture, entraîne des effets pervers dont on n’a pas encore délimité tous les contours. On pourrait en effet multiplier les exemples des conséquences parfois tragiques d’une telle logique. Ainsi peut-on souligner, à la suite de Sneessens (4), que l’aspiration des tourteaux de soja américains en Europe a fini par faire de l’huile un sous-produit du tourteau (et non l’inverse !) aux yeux de l’industrie américaine. Cette huile est ensuite bradée sur le marché mondial, causant un lourd préjudice aux pays en développement producteurs d’huile végétale d’arachide, de palme, etc. On pourrait encore citer que l’importation d’oléoprotéagineux américains bon marché favorise le développement de la production laitière mais lui fait perdre ses débouchés auprès des consommateurs européens (par le remplacement du beurre – graisse animale – par de la margarine et des huiles – graisses végétales –). On pourrait enfin souligner que le développement d’importations agricoles à droits nuls rend perdant le budget de l’Union européenne, puisque celui-ci est en partie alimenté par des prélèvements aux frontières communautaires…

PAC et OMC : vers une nouvelle collision ?
L’Union européenne s’apprête à réformer une nouvelle fois l’an prochain sa politique agricole commune. En même temps, elle souhaite que la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce au Qatar, en novembre prochain, décide de relancer un vaste cycle de négociations commerciales multilatérales sous l’égide de l’OMC. La collision entre réforme de la politique agricole et négociations commerciales a, dans le passé, abouti à des compromis catastrophiques pour l’agriculture européenne, pour la biodiversité, pour l’environnement que l’on paye aujourd’hui encore. Le moment est donc propice pour lancer un sérieux débat sur le lien entre agriculture et libéralisation du commerce. Il faut tirer les leçons de la crise de la vache folle dans toutes ses dimensions, y compris dans sa dimension commerciale, tout en gardant à l’esprit cette leçon de l’histoire récente : l’ouverture totale des marchés aux importations agricoles extérieures est incompatible avec la sauvegarde de la biodiversité en Europe.

Christophe Degryse

  1. Voir, pour le développement de cette question, le "Manifeste de la Saint Hubert : GATT, agriculture et société" rédigé par J.-F. Sneessens en 1993 et auquel se sont associés dix professeurs des Facultés de Sciences agronomiques de Gembloux et de l’UCL. L’affaire de la vache folle donne une nouvelle actualité à cette analyse rigoureuse et ô combien pertinente…
  2. Guéguen D., " L’Europe à contre-sens ", Éditions Apogée, 1996.
  3. … exportations subventionnées par la Communauté européenne !
  4. Sneessens, op. cit.

 

Les multiples avantages de la filière oléo-protéagineuse

Les protéines végétales produites en Europe ont l’avantage, par rapport à celles des États-Unis, d’être traçables du fait de la proximité entre les lieux de production et les zones de transformation et de commercialisation. L’expansion de la culture de colza, tournesol, pois, féveroles, luzerne et soja serait en outre favorable à la biodiversité. La culture des pois, par exemple, est positive pour l’environnement car ceux-ci n’ont pas besoin d’azote, sont économes en eau, et nécessitent peu de traitements chimiques. Parmi les autres avantages des protéagineux, il faut signaler leur usage non alimentaire. Les huiles végétales ou leurs dérivés peuvent être utilisées dans les carburants (Diester), les lubrifiants, les adjuvants phytosanitaires, les encres, les détergents ou encore les produits cosmétiques.

 

Vous reprendrez bien un peu de soja transgénique avec votre vache folle ?

Aux États-Unis, la production de soja ne cesse d’augmenter. Avec quelque 30 millions d’hectares consacrés cette année au soja, la surface cultivée de cet oléagineux a encore augmenté de 3 % par rapport à l’an dernier ce qui, selon le Département de l’Agriculture US représentera la plus grande surface jamais consacrée au soja. Autre évolution très importante : les deux tiers de cette surface sont ensemencés avec du soja transgénique, contre la moitié l’an dernier (Roundup ready, de Monsanto). En d’autres termes, les États-Unis s’apprêtent à déverser d’énormes quantités de soja transgénique sur le marché mondial, et en particulier sur le marché européen. Des importations de soja américain contenant des OGM en infraction à la loi ont déjà été saisies sur le vieux continent. Ce qui nous amène à cet étrange paradoxe : pour des raisons de sécurité alimentaire, on bannit les farines animales au profit d’une importation massive de soja transgénique américain !