Les (grands-)pères fondateurs de la Communauté européenne ont dû se retourner dans leur tombe. Le tout nouveau traité de Nice qui a fait l'objet d'un accord à la mi-décembre le long de la Baie des Anges (cela ne s'invente pas !), marque la fin d'une certaine idée de l'Europe. Sans vouloir sombrer dans une nostalgie déplacée, force est de reconnaître que l'Europe n'est plus un projet politique qui transcende les gouvernements.


Elle n'est plus une ambition qui incite chacun de ses membres à se dépasser pour concrétiser un destin partagé. Elle n'est plus qu'une boutique d'épiciers où chacun fait ses comptes, jalouse le voisin et s'organise pour que rien ne change, sauf à y trouver un avantage "perso".
Il y avait plus de 70.000 manifestants dans les rues de Nice, à la veille du sommet, pour réclamer une Europe du plein emploi et des droits sociaux. Une mobilisation sans précédent dans le cadre d'un sommet européen. Cette voix n'a pourtant pas été entendue. La charte des droits fondamentaux (1) a été signée presqu'en catimini, en lieu et place de la "proclamation solennelle" qu'on nous avait annoncée, parce que le Royaume-Uni et le Danemark ne voulaient pas en faire un événement symbolique. Ensuite, des négociations longues et complexes se sont engagées dans le but de réformer le fonctionnement de l'UE. Les résultats manquent d'ambition et ne représentent qu'un plus petit commun dénominateur.
Les médias se sont longuement penchés sur la question de la pondération des voix au Conseil de l'UE, une question qui détermine le poids de chaque pays dans le processus de décision (cf. encadré). Certes, le calcul de cette pondération était l'un des points principaux du Sommet de Nice mais l'on savait à l'avance que l'objectif global de cet exercice était d'augmenter l'influence des grands pays au détriment des petits. Un objectif accepté par tous, y compris les petits, car dicté par la perspective de l'élargissement. En effet, dans la future Europe des Vingt-sept, on comptera six grands États contre vingt-et-un petits (et moyens); la préoccupation des grands de ne pas être minorisés était reconnue par l'ensemble des États membres (2). Mais lorsqu'il s'est agi de dégager des compromis chiffrés, tout le monde, ou presque, s'est crispé. La Belgique, on le sait, a finalement "décroché" des Pays-Bas et perdra une voix par rapport à son voisin néerlandais. Ce décrochage est surtout symbolique; la plupart des décisions sont prises par consensus. Les votes où l’on compte les voix sont rarissimes...
Globalement, les grands États, et en particulier l'Allemagne, voient leur influence s'accroître. Le processus de décision devra désormais tenir compte de trois variables au total : la majorité qualifiée (74,5% des voix), la majorité des États (14 sur 27), et 62% de la population ! Inutile de préciser que, outre une complexification considérable du processus, les décisions seront plus difficiles à atteindre. L'arithmétique du pouvoir voudra que l'Allemagne, en s'alliant avec seulement deux grands pays (France, Grande-Bretagne ou Italie), pourra bloquer toutes les décisions qui ne lui conviennent pas. Et ce, en raison du poids de sa population (17% de la future Europe des Vingt-sept) qui lui permettra d'atteindre le seuil de blocage démographique. Ce n'est pas le cas des autres grands pays qui devront, sans l'Allemagne, trouver des alliances plus difficiles à quatre...

Majorité qualifiée
Un autre dossier du Sommet de Nice a été nettement moins médiatisé bien que plus déterminant. Il s'agit de l'extension du vote à la majorité qualifiée. Toute l'histoire de la construction européenne montre que les questions politiques qui sont soumises à l'unanimité traînent dans les tiroirs du Conseil parfois durant des dizaines d'années. L'extension du vote à la majorité qualifiée est donc un bon baromètre de la volonté politique des quinze de progresser dans l'intégration. Trois exemples intéressent tout particulièrement les défenseurs d'une Europe plus sociale : les questions de droit social, de fiscalité et de cohésion. Sur ces trois points, les progrès sont insignifiants, voire nuls. Cela signifie, en clair, que les décisions seront toujours aussi difficiles à prendre, voire plus qu'avant. Seules certaines questions d'asile et d'immigration ne seront plus soumises à l'unanimité, ce qui devrait permettre quelques avancées dans des domaines tels que la libre circulation des ressortissants des pays tiers, les contrôles aux frontières extérieures, la protection temporaire, certaines mesures relatives à l'asile, l'immigration clandestine, les visas. Mais ces avancées ne seront applicables qu'à partir de... 2004 ! Il s'agit là d'une stratégie de plus en plus couramment utilisée dans les enceintes européennes pour surmonter les blocages : prendre une décision dont l'application est différée à une date ultérieure afin d'éviter les difficultés. Bel exemple de courage politique....

Que bilan global tirer de ce nouveau traité européen ? Sa valeur fondamentale est qu'il était la dernière condition à l'élargissement de l'UE aux pays d'Europe centrale et orientale, à Chypre et à Malte. Sans Nice, l'élargissement aurait sans doute été reporté. Ce qui aurait été très mal perçu par des peuples qui attendent, pour certains d'entre eux, depuis dix ans à la porte de l'UE, avec le sentiment de plus en plus perceptible que l'Europe riche ne souhaite pas réellement relever le défi de sa réunification avec sa partie orientale. De ce point de vue, Nice a réussi. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que les gouvernements des pays candidats ont salué les – pourtant maigres – résultats du Sommet.
La question qui se pose maintenant avec de plus en plus d'acuité est celle du projet politique d'une Union élargie. Que fera-t-on à Vingt-sept ? Quelles ambitions se donnera-t-on ? À cet égard, l'atmosphère de Nice ne laisse rien présager de bon. Les "victoires" remportées par la plupart des grands pays portent sur les blocages et verrous qu'ils sont parvenus à maintenir (la fiscalité et la politique sociale pour le Royaume-Uni, l'asile et l'immigration pour l'Allemagne, la culture et le commerce international pour la France, les aides régionales pour l'Espagne...), ou sur l'accroissement de leur influence nationale dans le processus de décision ! Si l'Europe des Vingt-sept se construit sur de telles bases, autant préparer les faire-part dès aujourd'hui.
Petite lueur d'espoir : les Quinze, pas complètement aveugles, ont souhaité ouvrir un débat sur l'avenir de l'Union européenne. Ce débat, auquel les présidences suédoise de l'UE (1er semestre 2001) puis belge (2e semestre) vont s'atteler, devrait pour la première fois associer les parlements nationaux, les milieux universitaires, syndicaux, les ONG, bref, tout ce qui fait l'opinion publique et la société civile, jusqu'en décembre 2001. Quatre grandes questions seront à l'ordre du jour: la délimitation précise des compétences entre l'UE et les États membres (par exemple, en ce qui concerne les questions sociales), le statut de la Charte des droits fondamentaux, la simplification des traités européens, et le rôle des parlements nationaux dans l'architecture européenne. C'est sur la base de ce vaste débat que devrait s'ouvrir, en 2004, une nouvelle Conférence intergouvernementale (CIG) censée apporter une réponse à cette question toujours déterminante : finalement, à quoi sert l'Europe ? Le débat s'ouvre, il reste à espérer que la société civile s'en emparera avec détermination.

Christophe Degryse

1. Pour une explication de la Charte des droits fondamentaux et de son contenu, voir Démocratie n°23, 1er décembre 2000.
2. Il faut se rappeler qu'à l'origine, en 1951, la Communauté comptait trois grands pays (France, Allemagne, Italie) et trois petits pays (Benelux), ce qui donnait un équilibre global, aujourd'hui rompu.

Pondération des voix au Conseil de l’UE

  Avant Nice Traité de Nice
Allemagne : 10 29
France :
10 29
Italie :
10
29
Royaume-Uni :
10
29
Espagne :
8
27
Pologne :
 
27
Roumanie :
 
14
Pays-Bas :
5
13
Belgique :
5
12
Grèce :
5
12
Portugal :
5
12
République tchèque :
 
12
Hongrie :
 
12
Autriche :
4
10
Suède :
4
10
Bulgarie :
 
10
Finlande :
3
7
Irlande :
3
7
Danemark :
3
7
Slovaquie :
 
7
Lituanie :
 
7
Lettonie :
 
4
Slovénie :
 
4
Estonie :
 
4
Luxembourg :
2
4
Chypre :
 
4
Malte :
 
3
     
TOTAL :
87
345

 

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