Citoyen européen : quels sont tes droits fondamentaux? Les dirigeants européens s’apprêtent à nous les annoncer. Une nouvelle charte contenant 54 articles et reprenant un "noyau dur" de droits et de libertés sera solennellement proclamée à l’occasion du sommet européen de Nice, les 7 et 8 décembre. Une nouvelle page dans l’histoire de la civilisation européenne, ou un simple bout de papier destiné à être bien vite oublié au fond d’un tiroir? Tentative de diagnostic... et de pronostic.


Quatorze pages, cinquante-quatre articles : la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne n’est pas un de ces épais textes juridiques incompréhensibles aux non-initiés. Elle se distingue, au contraire, par la simplicité de sa rédaction et sa lisibilité. C’était bien là l’objectif premier de ce document : rendre clairs et compréhensibles à tous les Européens les droits et libertés qui constituent le cœur de leurs valeurs. Elle se divise en six chapitres qui représentent en quelque sorte l’expression du patrimoine spirituel et moral de l’Europe : la dignité de la personne humaine, ses libertés fondamentales, l’égalité, la solidarité, la citoyenneté et la justice (cf. encadré page suivante).
On pourrait penser que la rédaction d’un tel document ne devait guère poser de problèmes particuliers. Qui, en effet, s’opposerait à la dignité de l’être humain, à l’égalité, à la solidarité ? Quel responsable européen refuserait d’interdire l’esclavage, de reconnaître le droit à la vie, de garantir l’accès à une justice impartiale ? Et pourtant, c’est peu dire que l’élaboration de la Charte fut un accouchement long et, parfois, douloureux... L’exercice a débuté il y a un an, en décembre 1999, par une première réunion rassemblant quelque soixante-deux personnes (1). Ce groupe, qui a pris le nom de "Convention", a travaillé durant près de dix mois jusqu’à l’approbation, par consensus, du projet de Charte début octobre. D’emblée, une série de questions plus ou moins épineuses sont apparues. Des questions d’ordre politique et juridique, et bien sûr des questions de fond.
Première question posée par certains États membres avec angoisse : les droits reconnus dans le projet de Charte seront-ils juridiquement contraignants? Autrement dit, ouvriront-ils aux Européens de nouvelles voies de recours devant les tribunaux en cas de non-respect de ceux-ci? À première vue, la réponse se devrait d’être positive, sinon "à quoi bon?", se demande le citoyen. Or la réponse est, pour l’instant du moins, négative. La Charte proclamée au sommet de Nice n’est pas contraignante. Sa seule valeur est politique : les trois institutions de l’UE (Conseil, Parlement européen, Commission) affirment solennellement leur attachement à son contenu, mais sans aller jusqu’à l’intégrer dès maintenant dans les traités européens, ce qui lui conférerait une réelle valeur juridique. Certes, estiment les plus optimistes, d’une certaine façon l’affirmation solennelle lie les institutions à ces droits et libertés et rend ce document "auto-contraignant". C’est le verre à moitié plein. Quant au verre à moitié vide, on se demandera ce que cache dès lors le refus d’en reconnaître explicitement le caractère contraignant...
Autre question : la charte apporte-t-elle quelque chose de neuf par rapport aux divers engagements internationaux auxquels sont déjà liés les États membres de l’Union européenne ? La réponse est à nouveau non. Du moins presque non. La convention chargée de rédiger ce texte avait un mandat clairement délimité par les quinze chefs d’État et de gouvernement de l’UE : il s’agissait de "donner une plus grande lisibilité" aux droits fondamentaux en vigueur au niveau de l’Union européenne, mais pas d’octroyer de nouveaux droits aux citoyens. La Charte se contente donc de rassembler les droits existants et de leur donner un surcroît de publicité. C’est en quelque sorte un condensé de la Convention européenne des droits de l’Homme, de la Charte sociale du Conseil de l’Europe, des Pactes internationaux relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU, etc. (cf. encadré). Il faut cependant reconnaître que la Charte va un peu plus loin, car elle actualise les droits existants en tenant compte "de l’évolution de la société, du progrès social et des développements scientifiques et technologiques". C’est ainsi qu’elle inclut des droits et libertés tels que la liberté scientifique, la liberté d’entreprise, la protection de la propriété intellectuelle, le droit des enfants, etc.


Et le social?
Quant au fond, qu’en est-il des droits économiques et sociaux, dont on sait qu’ils sont loin de faire l’unanimité au sein des Quinze ? Jusqu’en septembre dernier, le projet de Charte faisait, de ce point de vue, l’unanimité des organisations sociales et syndicales contre lui. En étaient absents le droit au travail, le droit au logement, le droit de grève... mais, par contre, figuraient en bonne place la liberté d’entreprise, le droit de propriété, la libre circulation des capitaux, etc. À se demander comment un tel projet aussi déséquilibré avait pu passer la rampe. Les vigoureuses réactions des organisations syndicales et non gouvernementales permirent d’améliorer le texte afin d’y faire place, même si c’est parfois de manière encore ambigüe, au "droit de travailler", au droit de mener des actions collectives "y compris la grève", au droit "à une aide au logement"... La version finale du texte, celle qui sera adoptée à Nice, satisfait, mais sans grand enthousiasme, la Confédération européenne des syndicats (CES). Elle y regrette, en chœur avec les ONG, que le droit à un revenu minimum ne soit pas pris en considération et que la formulation des droits syndicaux soit aussi restrictive. Sur le principe, la CES estime que la réalisation du marché unique européen devrait entraîner, en toute logique, la liberté des droits syndicaux au niveau européen, ce qui n’est pas encore le cas.
En définitive, faut-il vraiment se réjouir d’une charte non contraignante, à caractère symbolique et dont le contenu est plus limité que celui, par exemple, de la Charte sociale révisée du Conseil de l’Europe? Même si ce nouveau texte suscite beaucoup de perplexité, la plupart des acteurs sociaux sont décidés à en faire usage. Ainsi, selon Olivier Gerhard, d’ATD Quart-Monde, "il faut maintenant ouvrir un débat démocratique sur le contrôle de la Charte, son évaluation et sa révision". Selon Olivier De Schutter, professeur à l’UCL, la Charte donnera un appui à la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes relative à la protection de certains droits sociaux, ce qui n’est pas négligeable. D’autres, et notamment les collectifs qui gravitent autour des Marches européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions, portent un regard beaucoup plus critique sur ce qu’ils considèrent comme une offensive néo-libérale visant à faire régresser les droits économiques et sociaux. Qu’en retenir ? Il est très difficile de porter un jugement définitif sur cette question. L’avenir, et les acteurs sociaux qui le construisent, nous diront si cette Charte est – ou non – appelée à constituer une pierre supplémentaire dans la lente édification d’une Europe un peu plus sociale.

Christophe Degryse

1. Quinze représentants des États membres de l’Union, seize parlementaires européens, quinze parlementaires nationaux des majorités et quinze parlementaires nationaux des oppositions, et un représentant de la Commission européenne.

 

Problème de droit ou de recours au droit ?

Le citoyen européen s'est-il jamais vu reconnaître autant de droits? Et pourtant... L'accès ou le recours à ces droits continue de poser d'énormes questions. Voici les textes principaux, largement méconnus, qui consacrent ces droits.

Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels a été adopté par l'Assemblée générale de l'ONU le 16 décembre 1966 et est entré en vigueur le 3 janvier 1976. Il reconnaît une série de droits et de libertés tels que le droit au travail, à un salaire équitable, aux congés payés, à la liberté syndicale, le droit de grève, le droit à "une nourriture, un vêtement et un logement suffisants", etc.
http ://www.unhchr.ch/french/html/menu3/b/a_cescr_fr.htm

La Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (CEDH) a été adoptée à Rome dans le cadre du Conseil de l'Europe, le 4 novembre 1950. Elle définit une série de droits et libertés parmi lesquels : le droit à la vie, l'interdiction de la torture, de l'esclavage et du travail forcé, le droit à un procès équitable, le droit au respect de la vie privée et familiale, la liberté de pensée, de conscience et de religion, la liberté d'expression, l'interdiction de discrimination, etc.
http ://conventions.coe.int/treaty/FR/WhatYouWant.asp?NT=005

La Charte sociale du Conseil de l'Europe a été adoptée le 18 octobre 1961. Le 3 mai 1996, cette Charte a été révisée et renforcée. Cette 2e version entrée en vigueur le 1er juillet 1999 représente sans doute le texte européen le plus ambitieux sur le plan des droits économiques et sociaux. On y retrouve pas moins de 31 droits clairement explicités tels que le droit à des conditions de travail et à des rémunérations équitables, à la sécurité et à l'hygiène dans le travail, à la négociation collective, à la formation professionnelle, à la sécurité sociale, mais aussi à la protection contre la pauvreté et l'exclusion sociale, au logement, etc. Cette Charte sociale révisée est appelée à remplacer progressivement la Charte sociale de 1961. Cependant, le processus de ratification est lent. Ainsi, la Charte révisée n'est ratifiée que par la France, l'Italie, la Roumanie, la Slovénie et la Suède. Les autres pays européens, dont la Belgique, n'en sont toujours qu'à la version de 1961.
http ://www.coe.int/portal.asp?strScreenType=800&L=F&M=$t/1-1-1-1/http ://www.humanrights.coe.int/cseweb/index.htm

– À ces documents internationaux, il faudrait encore ajouter les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT), la Charte des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989 (non contraignante), la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, et, aujourd'hui, la nouvelle Charte des droits fondamentaux.
C.D.

 

 

Européens, voici vos droits (structure de la Charte)

Préambule
Chapitre 1 : Dignité
Dignité humaine, droit à la vie, droit à l'intégrité de la personne, interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, interdiction de l'esclavage et du travail forcé

Chapitre 2 : Libertés
Droit à la liberté et à la sûreté, respect de la vie privée et familiale, protection des données à caractère personnel, droit de se marier et de fonder une famille, liberté de pensée, de conscience et de religion, liberté d'expression et d'information, liberté de réunion et d'association, liberté des arts et des sciences, droit à l'éducation, liberté professionnelle et droit de travailler, liberté d'entreprise, droit de propriété, droit d'asile, protection en cas d'éloignement, d'expulsion et d'extradition

Chapitre 3 : Égalité
Égalité en droit, non-discrimination, diversité culturelle, religieuse et linguistique, égalité entre hommes et femmes, droit de l'enfant, droit des personnes âgées, intégration des personnes handicapées

Chapitre 4 : Solidarité
Droit à l'information et à la consultation des travailleurs au sein de l'entreprise, droit de négociation et d'actions collectives, droit d'accès aux services de placement, protection en cas de licenciement injustifié, conditions de travail justes et équitables, interdiction du travail des enfants et protection des jeunes au travail, vie familiale et vie professionnelle, sécurité sociale et aide sociale, protection de la santé, accès aux services d'intérêt économique général, protection de l'environnement, protection des consommateurs

- Chapitre 5 : Citoyenneté
Droit de vote et d'éligibilité aux élections du Parlement européen, aux élections municipales, droit à une bonne administration, droit d'accès aux documents, médiateur, droit de pétition, liberté de circulation et de séjour, protection diplomatique et consulaire

- Chapitre 6 : Justice
Droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, présomption d'innocence et droits de la défense, principes de la légalité et de la proportionnalité des délits et des peines, droit à ne pas être jugé ou puni pénalement deux fois pour un même délit

- Chapitre 7 : Dispositions générales
Champ d'application, portée des droits garantis, niveau de protection, interdiction de l'abus de droit.

(Le texte complet de la Charte est disponible sur le site du Conseil de l'UE à l'adresse suivante : http ://db.consilium.eu.int/df/docs/fr/CharteFR.pdf)

 

Le Gavroche

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