L’arrivée de l’euro aura-t-elle des conséquences sur nos systèmes de protection sociale? Si oui, seront-elles positives ou négatives? Des économistes tentent d’apporter une réponse à ces questions, mais force est de reconnaître qu’ils aboutissent à des résultats parfois diamétralement opposés. S’il est difficile de se faire une religion, certaines analyses peuvent donner d’intéressantes pistes de réflexion (1).


Selon certains auteurs, la monnaie unique devrait fournir des arguments de choc pour réduire le périmètre de l’État-providence et donc les niveaux de protection sociale dont bénéficient les populations. Selon d’autres, au contraire, l’intégration économique et monétaire devrait se révéler bénéfique pour les systèmes de sécurité sociale car elle devrait accroître l’intégration et les synergies entre les économies nationales et augmenter la croissance potentielle des niveaux de vie... Pas de doute: nous nous trouvons devant un débat politique, et non purement technique, où la dynamique des acteurs aura toute son importance.
Mais une première question s’impose: avant même que l’union monétaire n’entrât en vigueur au 1er janvier dernier, les systèmes de protection sociale n’auraient-ils pas déjà subi l’impact des processus d’assainissement budgétaire exigé des pays candidats à la zone euro au nom des fameux critères de convergence de Maastricht? En d’autres termes, peut-on dès aujourd’hui affirmer que le coût préalable de l’euro était une cure d’amaigrissement de l’État-providence? Il est probablement impossible d’apporter une réponse univoque à cette question, tant les situations politiques, économiques, budgétaires et sociales des États étaient – et demeurent – hétéroclites. Des études ont néanmoins apporté des éléments de réponse à cette question par l’analyse des changements intervenus dans les niveaux de protection dans ces États au cours de la dernière décennie. Il en ressort globalement qu’en ce qui concerne les soins de santé, on a assisté durant cette période à une constante amélioration de la couverture moyenne de la population, même si depuis 1989 les taux de remboursement ont eu tendance à décliner. La même constatation s’applique à la couverture fournie par les systèmes de retraite: le niveau moyen de protection a sensiblement augmenté au cours des années, sans pour autant réduire les disparités entre États membres. Enfin, le niveau moyen de couverture de la protection sociale par les systèmes de chômage a augmenté, plus particulièrement depuis les années 80, ce qui, dans ce cas, a entraîné une réduction des différences entre pays européens. L’allocation de chômage moyenne exprimée en termes de pouvoir d’achat aurait notablement progressé, mais il faut nuancer ce constat du fait qu’il existe d’importantes disparités dans la couverture et le niveau des allocations de chômage entre États.

Convergence sociale?
D’autres études ont constaté que, pour l’ensemble de l’UE, la proportion du produit intérieur brut consacrée à la sécurité sociale tournait en 1996 aux alentours de 28%, soit une augmentation de plus de 3% par rapport à 1990. Cette évolution peut s’interpréter différemment et peut être tout simplement liée à l’accroissement du chômage et au vieillissement de la population européenne (et non à une quelconque volonté politique de renforcer l’État-providence). Il convient également de rappeler qu’il s’agit là de moyennes communautaires. Les évolutions par États peuvent être, dans certains cas, relativement divergentes. Comme le montre le tableau ci-joint, une série de pays (Italie, Espagne, Suède, Pays-Bas...) voient leurs dépenses de protection sociale diminuer à partir de 1993, alors que d’autres (France, Allemagne, Belgique, mais aussi Danemark, Autriche, Portugal) les voient continuer à progresser. Néanmoins, à moyen et à long termes on assisterait à une sorte de convergence sociale européenne qui réfuterait l’idée de démantèlement de l’Etat-providence, même si les systèmes de sécurité sociale ont été réformés de manière souvent laborieuse et impopulaire dans de nombreux pays. Enfin, il serait particulièrement intéressant d’examiner des statistiques plus récentes: les chiffres de 1997 et de 1998, non encore disponibles, devraient en effet refléter plus précisément l’impact des décisions prises pour réduire les déficits et les dettes publiques des pays candidats à l’euro.

Troisième phase
La troisième phase de l’union économique et monétaire, c’est-à-dire l’entrée en vigueur de l’euro, représente un changement radical par rapport aux deux premières. Les gouvernements membres de la zone euro perdent toute emprise sur la politique monétaire, désormais mise en œuvre par la Banque centrale européenne; ils perdent totalement l’instrument du taux de change au niveau national, et leurs marges de manœuvre en matière de politique budgétaire sont considérablement réduites par le Pacte de stabilité et de croissance. Contrairement aux États fédéraux, l’Union européenne ne dispose pas d’un réel budget fédéral capable de mener des politiques contra-cycliques en cas de ralentissement ou de récession économique, ni de mécanisme de solidarité (il n’y a pas de "Sécurité sociale européenne") (2). L’environnement macroéconomique est profondément modifié. Il faut ajouter à ce tableau l’insuffisance actuelle de coordination entre les Onze de l’Euroland en matière de politique fiscale, de politique sociale (et notamment salariale) et de politique budgétaire. Enfin, du fait de la diversité culturelle et linguistique des pays de la zone euro, la mobilité des travailleurs y est très réduite, surtout en comparaison avec des pays comme les États-Unis ou le Canada. En cas de chocs asymétriques, c’est-à-dire de ralentissement de la croissance dans une région ou un pays de la zone euro (par exemple... la crise de la dioxine et ses conséquences économiques), l’État membre victime de ce choc ne pourra pas compter sur un relâchement de la politique monétaire de la Banque centrale européenne à sa seule intention, ni sur une solidarité européenne qui s’exprimerait par des transferts financiers communautaires – puisque actuellement il n’existe pas d’instruments à cet effet –, ni même sur la mobilité des travailleurs pour faire face à l’augmentation du chômage (la mobilité des travailleurs européens est très réduite). Sauf crise grave et exceptionnelle dûment constatée par le Conseil des ministres des Finances de l’UE, il ne pourra pas non plus déroger aux exigences du Pacte de stabilité et laisser "agir" le déficit public pour relancer la croissance par exemple par des investissements publics. Il ne lui restera qu’un seul scénario: l’adaptation, c’est-à-dire la diminution, des salaires et des prix, ce qui pourrait se traduire par une pression sur le système de sécurité sociale, et une forme de dumping social, ou fiscal, ou même environnemental, afin de favoriser les investissements.
Pressions
On le sait, les critères de convergence, et plus particulièrement les déficits limités à maximum 3% du produit intérieur brut, ne reposent sur aucun raisonnement économique. Historiquement des niveaux plus élevés de déficit public se sont révélés tout à fait soutenables. Arbitraires ou non, ces exigences ont été adoptées par les Quinze et, en cas de non-respect, des sanctions financières seront mises en œuvre contre l’État contrevenant (sauf en cas de crise économique exceptionnelle). Puisque les dépenses sociales constituent un élément essentiel des dépenses publiques, il faut dès lors s’attendre à ce qu’elles soient soumises à de fortes pressions. "Les différences de niveau de prélèvement, résultant de générosités différentes dans la politique de redistribution des revenus ou de solidarité, peuvent entraîner des déplacements de facteurs de production, en particulier ceux qui sont les plus mobiles (délocalisations d’entreprises, émigration des qualifiés...). Il peut en résulter une pression à la baisse du niveau des prélèvements, une difficulté à assurer le financement des dépenses publiques, de maintenir le niveau souhaité de protection sociale et une convergence vers le plus petit commun dénominateur en matière de coin fiscal et social sur les marchés des facteurs, des produits et des services les plus facilement délocalisables." (3) Cette évaluation du risque a déjà eu la conséquence suivante: d’aucuns estiment, non sans arrière-pensée, que pour assurer le respect des critères de l’UEM en matière de dette et de fiscalité à long et à moyen termes, la seule option viable pour la plupart des pays membres de l’UE serait de réaliser une "réforme à grande échelle" (lisez plutôt un "démantèlement") de la sécurité sociale, centrée principalement sur les systèmes publics de retraite et des soins de santé. Pour contourner ce risque, la réalisation d’une certaine harmonisation fiscale est indispensable. En effet, la concurrence fiscale a un impact important sur le financement de la protection sociale. Le risque existe de voir le système fiscal se transformer en un instrument national de compétitivité d’une part et, d’autre part, en une variable permettant un ajustement en cas de chocs économiques. C’est ce risque qui pousse certains acteurs politiques et sociaux à demander un effort accru de coordination fiscale dans la zone euro. Une telle coordination devrait permettre de faire glisser les sources de financement de la sécurité sociale vers des formes alternatives d’imposition (sur le capital, la consommation, l’énergie, la pollution, etc.) et de l’éloigner de l’imposition sur le travail, laquelle est en outre considérée comme une entrave à la création d’emplois. Mais les questions fiscales exigeant l’unanimité au sein du Conseil de l’UE, toute avancée dans ce débat s’avère extrêmement difficile, même s’il faut souligner les progrès accomplis depuis le 1er décembre 1997, date à laquelle le Conseil de l’Union a conclu un accord politique visant notamment à réexaminer l’ensemble des mesures fiscales nationales pouvant être considérées comme "dommageables" aux partenaires européens. Cet accord est significatif du fait que les États membres ont pris conscience que le coût de la non-coopération dans le domaine de la fiscalité risquait de devenir plus élevé que le coût politique de la coordination.
Enfin, dernier élément, on peut sans doute considérer que la plus grande visibilité des différences de prix et de salaires entre pays de la zone euro pourrait mettre les organisations syndicales sous pression au nom de la compétitivité. La transparence pourrait en effet accroître la pression en vue d’atteindre les mêmes niveaux de productivité que dans les économies les plus performantes, mais avec des salaires réduits et des niveaux inférieurs d’allocations.

Entre utopie et pragmatisme
S’il est une seule certitude, c’est bien qu’à l’avenir nos systèmes de protection sociale évolueront dans un environnement économique très différent. Celui-ci les soutiendra-t-il, ou au contraire menacera-t-il leur développement? La réponse – encore à apporter à cette interrogation – n’est pas technique mais politique. Plusieurs propositions ont déjà été avancées, parfois depuis plusieurs années, pour baliser l’avenir de la sécurité sociale au niveau européen: instauration de normes européennes minimales mettant un terme à tout risque de dumping social, convergence progressive des prestations sociales, voire, de manière plus ambitieuse, mise en œuvre d’une sorte de protection sociale spécifiquement européenne, par exemple au profit des régions les plus affectées par une crise économique à court terme.
Toutes ces propositions nécessitent toutefois que les Quinze acceptent des transferts financiers nationaux et européens visant à soutenir les revenus et à promouvoir une forme de solidarité transnationale, ce qui semble hautement utopique en dépit de la coloration rouge-rose d’une majorité de gouvernements actuels. L’"Europe sociale" n’est donc pas près de se construire. Et en tout cas pas de cette manière-là. Il reste, en attendant un hypothétique sursaut politique, à espérer que le début de convergence pragmatique que l’on voit à l’œuvre au niveau des systèmes de protection sociale, des prestations, de l’étendue des couvertures, du financement, se poursuive (vers le haut) jusqu’à rendre le débat politique plus aisé.

Christophe Degryse

  1. Cet article s'inspire d'une étude réalisée par Bart Vanhercke, et dont les résultats ont été publiés dans la Revue belge de sécurité sociale, au 1er trimestre 1999, sous le titre : Protection sociale et union économique et monétaire. Cette étude a été réalisée dans le cadre d'une convention entre l'Observatoire social européen et le Ministère belge des Affaires sociales, de la Santé publique et de l'Environnement.
  2. Voir Degryse Ch., Monnaie inique ? l'impact social de l'union monétaire, in, Démocratie N°9, 1er mai 1998.
  3. Bogaert, H;, Hespel E., Les enjeux de la politique économique belge dans la troisième phase de l'Union économique et monétaire Working. Paper, Bureau du plan, février 1999.

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