Rappel des faits. En ce mois de septembre 1998, après le Royaume-Uni et la France, c’est l’Allemagne qui vire à gauche. L’arrivée au pouvoir du nouveau chancelier Gerhard Schröder et de son bouillant ministre des Finances, Oskar Lafontaine, également président du parti social-démocrate (SPD), met l’Union européenne dans une configuration politique inédite.


 

Les déclarations de Lafontaine en ce qui concerne la politique monétaire de la Banque centrale européenne, et les projets de Bonn relatifs à un Pacte européen pour l’emploi ainsi qu’à une certaine harmonisation de la fiscalité laissent entrevoir des changements politiques de fond. Signe qui ne trompe pas: le ministre allemand parvient à se mettre à dos, en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire, les milieux d’affaires d’outre-Rhin ainsi que l’ensemble des marchés financiers (1).
11 mars 1999: coup de tonnerre dans l’“Europe de gauche”. Moins de six mois après son investiture, Lafontaine annonce sa démission. Les boursiers exultent, les monétaristes poussent un ouf de soulagement. Souvent interprétée, notamment dans la presse française, comme un recentrage du gouvernement de Bonn au centre, cette démission marquerait la fin des espoirs d’une politique de relance européenne ainsi qu’une nouvelle “victoire du capitalisme”.

Changement de cap?
L’analyse en Allemagne, et singulièrement à la DGB (2), diffère sensiblement. Nous avons interrogé un responsable de la fédération syndicale allemande. Selon lui, “de nombreux journaux européens ont affirmé, après la démission de Lafontaine, que l’Allemagne virait au centre. Mais qu’est-ce qui justifie cette analyse? Il ne faut pas s’attendre à un changement de cap de la politique européenne de l’Allemagne. Tout au plus un changement de style, car il est vrai que son successeur, M. Hans Eichel, n’a pas l’expérience ni la mise en perspective européenne qu’avait Lafontaine. Il est vrai aussi que le super-ministère des Finances avait été taillé sur mesure pour les idées de Lafontaine et qu’il y avait une volonté politique très claire de lui donner la responsabilité de la coordination européenne. Mais Eichel sera vite mis dans le bain. Il devra présider sa première réunion du Conseil des ministres européens des Finances ce 16 avril. Il apprendra!

À contre-courant
En somme, la démission de Lafontaine serait un non-événement?! “Pas du tout! Les propositions politiques de Lafontaine ont provoqué des réactions féroces dans les milieux d’affaires allemands et sur les marchés financiers. Ses projets d’instaurer des “zones cibles” des taux de change entre le dollar et l’euro, ou encore de contrôler les marchés financiers, les faisaient hurler. Alors que de telles mesures sont essentielles pour éviter que le monde ne sombre dans une crise déflationniste. L’Europe n’est pas un paradis, une île au milieu d’un océan. Sans réponses globales, elle finira par tomber elle aussi dans la crise qui s’est déjà étendue de l’Asie à la Russie et à l’Amérique latine. L’événement, dans la démission de Lafontaine, c’est que c’était le premier ministre des Finances à penser à contre-courant de la pensée unique. Il avait déjà eu raison il y a neuf ans, lorsqu’il avait affirmé que la réunification de l’Allemagne serait plus coûteuse pour l’Europe que ce qu’en disait l’ancien chancelier Kohl. À l’époque, tout le monde avait ri de lui. Et pourtant, l’Europe a effectivement payé cette réunification avec des taux d’intérêt exorbitants. Aujourd’hui, il pourrait encore avoir raison avant tout le monde, mais avec des conséquences et des coûts globaux bien plus élevés.


Au niveau interne, l’un des gros dossiers que Hans Eichel aura à boucler concerne la réforme fiscale. L’objectif de cette réforme mise sur rails par son prédécesseur est l’allégement de la fiscalité des ménages afin d’augmenter leur pouvoir d’achat pour relancer la consommation. Pour financer cet allégement, le projet de Lafontaine prévoyait de supprimer des “niches fiscales” (en clair, des avantages fiscaux spécifiques) dont bénéficient les revenus élevés et les entreprises. En février, les patrons allemands, dans un front commun sans faille, ont énergiquement protesté auprès du chancelier contre ce projet. Le premier volet de cette réforme a néanmoins été adopté par le Bundesrat le 19 mars. “Le second volet de la réforme, qui concerne la fiscalité des entreprises, devrait être adopté à l’automne. Il est trop tôt pour dire quelles en seront les grandes lignes. Eichel recevra-t-il des directives de Schröder? On le verra en septembre.

Au niveau européen, le gros dossier social concerne le pacte européen pour l’emploi, qui a déjà fait couler beaucoup d’encre mais dont on ne connaît toujours pas les contours. Selon notre interlocuteur, “ce pacte devrait contenir trois axes principaux: la coordination macroéconomique au niveau européen, l’approfondissement du processus de Luxembourg et le renforcement du processus de Cardiff (c’est-à-dire la mise en œuvre des fameuses lignes directrices pour l’emploi, ndlr). Au niveau macroéconomique, la valeur ajoutée devrait venir d’une coordination des politiques monétaires, budgétaires et salariales au niveau européen”.
Mais, insiste notre interlocuteur, “le pacte pour l’emploi n’est pas une affaire germano-allemande! C’est l’Europe dans son ensemble qui porte le projet. La démission d’un ministre n’y changera rien.” Pourtant, on se rappellera que ce ledit ministre avait comme principale caractéristique d’être le seul à dire clairement que la Banque centrale européenne avait des responsabilités à assumer dans la lutte contre le chômage... “C’est vrai, mais si l’on regarde les résultats de cette controverse, force est de reconnaître qu’il n’y en a eu aucun... excepté le durcissement de la position de nos “amis monétaristes” (3). Peut-être qu’avec Eichel et un changement de style, on aura plus de chance sur le fond des politiques. Il est tout de même significatif que quelques jours à peine après la démission de Lafontaine, le directeur du FMI en personne ait déclaré que la BCE pourrait peut-être baisser ses taux”, ce qui était précisément ce que demandait Lafontaine...

Le niveau des taux d’intérêt est-il vraiment la clé de la lutte contre le chômage en Europe? “Ne répétons pas les mêmes erreurs qu’en 1995-1996. À cette époque, nous avons vécu un ralentissement de la croissance qui nous a coûté vraisemblablement quelques millions de chômeurs en plus. Personne d’un peu sérieux ne peut affirmer aujourd’hui qu’il s’agissait alors d’un problème structurel du marché du travail! Il s’agissait principalement d’un problème de taux d’intérêt. Aujourd’hui, on est dans la même situation. L’Europe vit un ralentissement économique, l’Allemagne est au bord de la récession. Il s’agit d’un choc externe symétrique par rapport auquel la zone euro doit apporter une réponse symétrique, à savoir une baisse des taux (4). La réponse monétaire ne sera peut-être pas suffisante; il faudra sans doute aussi compter sur les stabilisateurs automatiques (5). Par ailleurs, il faudra peut-être aussi envisager une perspective “post-union monétaire”, c’est-à-dire mettre en œuvre des politiques budgétaires globales et coordonnées, plutôt que de maintenir les orientations de ces politiques au niveau national.

Policy-mix
Lafonfaine était-il le dernier des néokeynésiens? “La question ne se pose pas en ces termes. Plutôt que de parler de Keynes, parlons de policy-mix, c’est-à-dire d’approche équilibrée entre la politique de l’offre pure et la politique de la demande pure. Keynes n’a jamais dit: “Augmentez vos déficits publics”. Son idée était qu’il fallait que les gouvernements se donnent des marges de manœuvre et une volonté politique d’utiliser des réponses budgétaires à un ralentissement économique. Depuis les années 80, nous sommes tous pollués par la pensée purement monétariste et par la dominance des banques centrales. C’est une perspective catastrophique pour la plus grande partie de la population.

Propos recueillis par
Christophe Degryse

1. La presse de Londres le qualifiera d’homme le plus dangereux d’Europe!
2. Le DGB est une Confédération syndicale qui défend les intérêts des syndicats allemands auprès des communes, des Länder et de l'Etat fédéral, des organisations patronales et dans la vie associative du pays. Le DGB est affilié ä la Confédération européenne des syndicats (CES)
3. Très schématiquement, les monétaristes sont les économistes qui pensent qu’il suffit de mettre l’accent sur la lutte contre l’inflation et sur la stabilité des prix en passant une politique monétaire stricte et l’assainissement des finances publiques (quelles qu’en soient les conséquences en matière d’emploi) pour créer les conditions de la croissance économique. Ils s’opposent aux keynésiens qui prônent, eux, une intervention de l’État dans la relance des économies qui fléchissent.
4. Un “choc externe symétrique” est un ralentissement économique dont les causes sont externes (dans ce cas-ci, la crise asiatique) et qui frappe l’ensemble de la zone euro. On parlerait de choc “asymétrique” si cette crise ne frappait qu’une partie de la zone euro.
5. En situation de crise économique, les pouvoirs publics sont confrontés à une diminution de leurs recettes et à une augmentation de leurs dépenses, ce qui peut creuser les déficits. La stabilisation automatique consiste à modifier la politique budgétaire afin de stimuler la demande globale lorsque l’économie est en récession, sans intervention politique directe.

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