La directive sur les comités d’entreprise européens est le fruit d’un processus entamé au début des années 70 et qui s’est avéré extrêmement long et complexe (1). Elle s’insère dans un “projet” européen dont il faut bien admettre qu’il vise à rencontrer des objectifs complémentaires mais difficilement conciliables: “harmoniser” les systèmes européens de relations industrielles et, parallèlement, le droit européen des sociétés, tout en préservant – et cet objectif s’est imposé avec de plus en plus de force à partir du milieu des années 80 – l’intégrité des systèmes juridiques nationaux. Au-delà se profile l’enjeu fondamental de l’européanisation des modèles européens de relations sociales.


Ces modèles se sont historiquement structurés autour d’une reconnaissance implicite de leur contribution à un modèle de gouvernance et de légitimation basé non sur l’interaction mais sur l’intégration des champs du politique, de l’économique et du social. Dans cette perspective, l’Union européenne (UE), qui allie haut degré d’intégration du marché et fragmentation de la souveraineté, pose problème. La citoyenneté sociale, qui, dans les systèmes nationaux, fait pendant à la citoyenneté politique, est largement sous-développée dans l’espace européen.

Quelques jalons historiques
La manière dont la directive tente de concilier harmonisation des régimes juridiques nationaux et préservation de ceux-ci est symptomatique d’une profonde évolution dans la manière dont est pensé le volet juridique de l’intégration européenne. Dans une première phase, au début des années 70, l’objectif avoué était la création d’un cadre nouveau, supranational, se substituant aux droits nationaux. Cette ambition est nette. Elle transparaît dans la première proposition de directive sur la structure des sociétés anonymes et dans les deux premiers projets de statuts pour la société européenne de 1970 et 1975. Dans les deux cas, l’alignement des standards nationaux se fait vers le haut. Le modèle allemand de codétermination prédomine avec conseils de surveillance et représentation des travailleurs au conseil d’administration. Aucun de ces textes n’a cependant jamais semblé avoir la moindre chance de passer l’étape du Conseil de l'UE...
Un premier glissement s’opère alors qui ouvre une seconde phase tentant la fusion des systèmes. Cette évolution trouve sa traduction, en ce qui concerne l’information-consultation, dans la fameuse directive “Vredeling”. Celle-ci conserve néanmoins de la première phase des ambitions universalistes puisqu’elle s’adresse aussi bien aux entreprises nationales qu’à celles de dimension communautaire. La proposition est définitivement abandonnée en 1986, après avoir rencontré l'hostilité du patronat européen.
Dans le domaine du droit des sociétés, la recherche de la fusion ne permet pas d’aboutir à un modèle unique et les nouvelles moutures des propositions “5e directive” sur la structure des sociétés anonymes (1983) et “Société européenne” (1989) proposent un système permettant d’opter entre quatre alternatives. Le blocage demeure cependant.
Par-delà leur échec, ces propositions témoignent de nouveaux glissements qui annoncent la troisième phase: l’abandon d’une ambitieuse harmonisation vers le haut, la perte d’influence du modèle allemand, la division entre les dossiers “droit des sociétés” et “statut des travailleurs” qui suivront désormais des cours parallèles mais autonomes. La directive actuelle sur les comités d'entreprise peut être considérée comme le produit type de cette troisième phase. Un modèle idéal de directive post-Maastricht fondée non plus sur le reclassement ou la fusion des systèmes nationaux mais sur la recherche de modalités pour aménager leur coexistence.

Une directive “innovante”
La directive “comité d’entreprise européen” est formellement d’application depuis le 22 septembre 1996. En pratique toutefois, du fait de son Article 13 qui prévoyait la possibilité d’anticiper l’entrée en vigueur de la directive au moyen d’accords conclus hors du cadre de celle-ci, elle a produit des effets bien avant cette date. En pratique, l’article 13 offrait expressément la possibilité de négocier l’institution d’un "comité" ou d’une "procédure d’information et de consultation" hors du cadre de la directive. Il s’agissait donc d’une forme de directive “2 en 1” prévoyant deux régimes distincts de négociation. Le premier, basé sur l’article 13, s’achevait à la date d’activation du second, basé sur l’article 6, au moment de l’entrée en vigueur légale de la directive.

Au-delà de sa construction juridique atypique – qui n’est pas fortuite –, cette directive comporte aussi une dimension politique importante. Premier texte adopté sur la base de l’Accord social européen négocié à Maastricht, elle est également le produit du long processus mentionné plus haut. Inséré dans un ensemble de négociations plus large, elle revêt une importance d’autant plus grande que, par un retour du destin, son contenu est aujourd’hui invoqué comme référence dans le débat sur la société anonyme (2) ainsi que dans celui sur l’information-consultation au plan national (3). Au-delà du champ législatif, son importance se mesure aussi à l'aune du débat sur l'avenir du modèle européen de concertation sociale et de relations industrielles.

Quel impact quantitatif?
Selon les dernières recensions, quelque 430 accords “article 13” – donc antérieurs à l’entrée en vigueur de la directive – ont été conclus. Plus du tiers des 1.205 entreprises répertoriées par l’Institut syndical européen comme concernées par la directive (4) sont donc couvertes par un accord de cette nature. Toutefois, après l’explosion du nombre d’accords en 1996, à la veille de l’entrée en vigueur de la directive, le nombre de signatures d’accords conclus sous le régime de l’article 6 s’est effondré. En effet, selon la Commission, seuls 75 accords ont été signés après l'entrée en vigueur du texte (5). Un chiffre extrêmement décevant. Même si les résultats obtenus dans la chimie et dans les industries de la construction mécanique et de la métallurgie apparaissent un peu plus favorables (ces deux secteurs regroupent la majorité des accords enregistrés), la situation est dans l'ensemble préoccupante. Le bilan, depuis l’entrée en vigueur de la directive, est très largement inférieur en termes de volume et de rythme de négociation par rapport à celui qui avait été enregistré au cours de la phase de négociation "article 13".

Des accords de qualité?
À ce stade de développement des comités d’entreprise européens, il est difficile de poser un jugement sur le contenu des accords qui sont à leur origine. La lettre des accords est une chose, l’esprit dans lequel ils sont conclus, ou la dynamique dont ils sont porteurs, en est une autre.
Le tableau 1 fournit un “cliché” des domaines de compétence des comités tels qu’ils apparaissent dans les accords. L’interprétation de ces données est très difficile. Ainsi, que penser du faible nombre d’accords mentionnant explicitement les licenciements collectifs comme relevant de l’information-consultation au plan transnational, une matière qui pourtant fait partie du noyau dur de la directive? De même, si l’on exclut l’emploi, les thèmes économiques et financiers sont nettement plus présents que les thèmes sociaux. La tendance est très clairement à une lecture stricte de l’information-consultation. Le risque de voir les comités d’entreprise européens évoluer vers un organe de négociation – ce que redoutaient dans un premier temps certains secteurs du patronat européen – est de toute évidence contenu (6). Il n’y a que très peu d’accords allant explicitement au-delà des limites formelles de l’information-consultation: quatre ouvrent au comité la possibilité d’émettre des avis et trois des recommandations. À ce stade, de tels cas relèvent surtout d’une culture d’entreprise particulière. L’exemple type est celui de Danone qui s’est doté depuis longtemps d’un forum de discussion à l’échelle du groupe dans le cadre duquel ont déjà été signés une série d’accords (7). Notons aussi une certaine tendance à recourir à des formulations peu précises. Cela semble particulièrement évident dans le domaine économique où l’on trouve trois fois plus de mentions d’une information sur l’état du marché en général que sur les éventuelles fermetures d’établissement. De même, les options stratégiques qui peuvent avoir une incidence sociale à moyen terme sont sinon évitées du moins rarement explicitement évoquées. Il ne se trouve en fait que trois accords pour mentionner les joint-ventures (BOC, Matra, Air Lingus). C’est peu au regard des développements enregistrés en cette matière en Europe.

Un indicateur: les évaluations syndicales
Les fédérations syndicales européennes – les premières concernées – ont cependant, dans la plupart des cas, manifesté leur satisfaction. Ainsi, à quelques exceptions près, comme Honda et Sony, dont elle ne reconnaît pas la validité de l’accord, la fédération européenne de la métallurgie (FEM) juge l’expérience positive. Le même genre d’appréciation se retrouve dans d’autres secteurs. Dans le papier, les jugements négatifs portent sur deux accords (Bertelsmann et Danisco). La fédération européenne des syndicats des mines, de la chimie et de l’énergie (EMCEF) – qui est généralement confrontée à des entreprises multinationales de grandes dimensions – est plus modérée. Le bilan est considéré comme globalement positif mais la tendance des entreprises extraeuropéennes, en particulier américaines, à proposer des accords “clés en main”, non négociables et “bétonnés” par des juristes spécialisés, est pointée (Procter & Gamble, Ciba-Geigy). Le syndicat européen de l’alimentation et de l’hôtellerie (SETA-UITA) est par contre plus critique sur son expérience dans l’agroalimentaire. Dans neuf cas, des accords ont été signés sans son aval (8). Elle est particulièrement virulente en ce qui concerne Pepsi Co, promoteur il est vrai d'un accord particulièrement douteux en ce qui concerne tant les conditions de sa signature (au débotté) que son contenu (en particulier pour ce qui est du rôle “envahissant” du représentant de la direction qui conserve la haute main sur l’ensemble du processus et singulièrement sur l’ordre du jour (9). Sans doute l'accord Pepsi Co est-il, avec quelques autres qui peuvent laisser dubitatifs (BP Oil, Honda ou Marks & Spencer), le pire exemple de mauvaise volonté manifeste et d’accord détourné de son sens.

On le voit, les ambitions de la directive sont finalement assez réduites. Ce texte ne vise que l’information et une forme assez sommaire de consultation (10) qui n’offre en tout cas que peu de possibilités de contraindre la direction à jouer le jeu loyalement. En l’absence de véritables dispositifs permettant de renforcer l’obligation d’informer et de consulter, la crédibilité de la directive sera toujours sujette à caution. Elle ne supplée en tout cas pas à un rapport de force lorsque celui-ci est manifestement déséquilibré. S’il fallait démontrer cette lacune, l’affaire Renault suffirait à convaincre de la fragilité intrinsèque du mécanisme. Autre évolution, la recherche de la plus grande souplesse possible, la volonté d’offrir un maximum de latitude aux parties pour négocier et aux États membres pour transposer a pour conséquence un affadissement de la notion de normes minimales communes. On est en droit de s’interroger sur l’utilité d’une telle construction juridique qui ne paraît remplir son rôle que de manière très imparfaite.

(1) Directive 94/45/CE concernant “l’institution d’un comité d’entreprise européen ou d’une procédure dans les entreprises de dimension communautaire et les groupes d’entreprises de dimension communautaire en vue d’informer et de consulter les travailleurs”.
(2) Rapport final du Groupe d’experts “European Systems of Worker Involvement” (with regard to the European Company Statute and the other pending proposals), mai 1997.
(3) La seconde phase de consultation des partenaires sociaux ouverte le 5 novembre 1997 s'est achevée avec le refus de l'Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe (UNICE) d'entamer les négociations dans le cadre du dialogue social européen. À la suite de l'échec de la voie négociée, la Commission a proposé une directive suivant la voie législative classique (lire l'article précédent). (4) Ce chiffre de 1.205 entreprises concernées constitue selon toute vraisemblance une sous-estimation du nombre réel d’entreprises. Des recherches ponctuelles au plan national, notamment en Belgique, ont mis en évidence la difficulté d’aboutir à des résultats totalement fiables. Malgré cette difficulté, cette liste est, à notre connaissance, la seule fondée sur des critères homogènes. Les chiffres fournis doivent par conséquent être considérés avec prudence. (5) Le Monde, 2 mars 1999. (6) Certains accords stipulent même clairement que certaines questions qui sont à l’épicentre de la négociation collective ne peuvent pas être abordées (conditions d’emploi: 69; salaires et rémunérations: 34; conventions collectives: 26; temps de travail: 5). (7) 1988: opinion commune sur un programme d’initiatives communes en matière d’emploi; 1989: plan pour l’information économique et sociale; 1992: accord-cadre sur la formation et la reconnaissance des compétences; 1994: déclaration commune sur les droits syndicaux; 1997: déclaration commune sur les licenciements collectifs et la fermeture d’entreprise. (8) Aramak, Danisco, Gate Gourmet, Mc Donalds, Oetker International, Pepsi Co, Rothmans International Tobacco, Schweppes Europe et Soparind-Bongrain. (9) Le moins fantaisiste dans l’accord Pepsi Co n’est pas que le groupe, qui n’est pas à notre connaissance à court de moyens, se réserve dans l'accord le droit d’en appeler aux financements communautaires pour assurer le fonctionnement de son comité. (10) Il est vrai que dans le triptyque information-consultation-participation, la consultation est le terme le plus flou et qu’en fonction de la lecture que l’on souhaite, il est aisé de l’apparenter à l’un ou l’autre de ces voisins jusqu’à l’assimilation.

domaine social
Conditions

de travail

Santé

sécurité

Emploi
Formation
Licenciement

collectif

Droits syndicaux
Egalité homme femme
Autres
77
130
314
88
67
5
16
60
Domaine économique
Délocalisa-tion
Fermeture
Fusions
Marché
Secteurs
Production
Recherche
Nvelles

technologies

Environnement
Autres
141
92
125
296
267
278
6
113
116
43
Domaine financier
Bilan (analyse)
Investissements
Joint-venture
Autres
310
250
3
22

Source : Unité d’assistance technique (Confédération européenne des syndicats). RETOUR TEXTE