Le projet d'union monétaire, tant célébré depuis des années par les partisans de l'intégration européenne, est donc devenu réalité. Nos pièces et billets – toujours libellés en francs belges – ne sont plus, désormais, que des subdivisions de l'euro. Dans l'attente de janvier 2002, cela ne change à vrai dire pas grand chose pour le commun des mortels...

 

Pour des raisons quasi publicitaires, on présente généralement la monnaie unique comme une bonne chose "parce qu'elle facilitera la vie des touristes qui passent les frontières". Or, ce "bienfait" de l'euro ne représente qu'une goutte d'eau dans l'océan des changements politiques, économiques et sociaux que l'union monétaire va entraîner. Des changements qui ne sont pas sans risques. Ce sont quelques uns de ces risques que nous avons voulu vous présenter dans ce numéro.

Spots TV, suppléments encartés dans les médias, brochures, campagnes d'information... l'avènement de l'euro n'est pas passé inaperçu. C'est le moins qu'on puisse dire. Pour éviter une éventuelle réaction de rejet de la nouvelle monnaie par l'opinion publique, des sommes énormes ont été consacrées dans les onze pays de l'Euroland à l'explication des aspects pratiques de l'euro et à la diffusion de ses avantages. Force est néanmoins de reconnaître que, dans ce fatras d'informations, nombre de questions restent sans réponse – ou avec certaines réponses mais en forme de slogans.
Parmi ces questions : quelles seront les conséquences de l'euro sur le marché de l'emploi en Europe ? La monnaie unique fera-t-elle diminuer le chômage ? Les prix – et les salaires – vont-ils converger dans les différents pays de la zone ? Demain, le pain coûtera-t-il le même prix au Portugal et en Allemagne ? Si oui, l'ajustement se fera-t-il vers le haut ou vers le bas ? Quelle politique mènera la Banque centrale européenne ? A long terme, est-il possible d'envisager une seule politique monétaire européenne accompagnée de onze politiques économiques, budgétaires, sociales, fiscales ? Sur le plan international, l'euro sera-t-il un concurrent sérieux du dollar ? Apportera-t-il davantage de stabilité au système financier international ou accroîtra-t-il les risques de spéculation ?

Dérégulation
L'un des risques les plus tangibles de l'euro est qu'il entraîne dans son sillage une marche forcée vers la dérégulation du marché de l'emploi. En effet, la zone euro ne correspond pas à ce que les économistes appellent une "zone monétaire optimale". Les onze pays de l'Euroland ont des structures commerciales, industrielles, économiques et sociales extrêmement diverses. Gérer au moyen d'une politique monétaire unique cet ensemble hétéroclite de pays ne se fera pas toujours sans frictions. On peut en effet supposer que les attentes des différents pays par rapport à la manière dont la Banque centrale européenne poursuivra ses objectifs seront différentes elles aussi. Exemple : imaginons qu'un pays ou qu'une région de l'Euroland subisse demain une soudaine et grave récession économique. Hier encore, ce pays aurait pu, entre autres, dévaluer sa monnaie pour renforcer la compétitivité de ses entreprises sur le marché extérieur et, de la sorte, surmonter une part de ses difficultés (1). Aujourd'hui, cette possibilité lui est ôtée sur le plan national. Et l'on peut douter de l'empressement de la BCE, chargée de l'intérêt général de la zone euro, à venir en aide à une région ou un pays en particulier... Privé de l'instrument du taux de change, il reste en principe un autre instrument à la disposition des gouvernements pour contrer une récession économique : la politique budgétaire. En d'autres termes, la relance de l'économie nationale – et de l'emploi – par le biais d'investissements publics (travaux publics, infrastructures, bâtiments, etc.), c'est-à-dire une politique keynésienne. Mais là encore, la marge de manoeuvre des gouvernements de la zone euro est sévèrement réduite. Le "pacte de stabilité et de croissance" adopté en juin 1997 au sommet d'Amsterdam interdit à perpétuité les déficits publics excessifs, c'est-à-dire excédant les fameux 3% du produit intérieur brut (sauf circonstances exceptionnelles). Et cela, sous peine d'implacables sanctions financières.

Dumping social
Mais alors, comment éviter qu'une crise économique nationale ou régionale n'entraîne la formation d'importantes poches de chômage dans l'Euroland, poches contre lesquelles les gouvernements n'auront plus aucun moyen de lutter ? La réponse qui risque de s'imposer est double : l'accroissement de la mobilité des travailleurs et/ou le dumping social, fiscal et environnemental. Si donc une région subit une récession, les travailleurs qui y seraient mis au chômage n'auront qu'à chercher du travail ailleurs ("mobilité"). Ou alors, il faudrait permettre aux entreprises de cette région de concurrencer par la déréglementation les autres régions au moyen de conditions sociales (flexibilité maximale du travail), fiscales (exonérations fiscales, baisse de l'impôt des sociétés), ou environnementales (normes minimales) "attrayantes". Ce serait là également une manière d'attirer les investisseurs en quête de placements rentables – et pas trop réglementés.
Un tel scénario aboutit au risque probablement le plus redoutable de la monnaie unique qui consisterait à voir les onze s'engager dans une course à la dérégulation. Une course contre laquelle les "codes de conduite" et autres engagements moraux en matière fiscale, sociale et environnementale ne pèsent que de peu de poids. Dans ces matières en effet, ce n'est pas de codes de conduite dont l'Europe a besoin, mais de véritables codes de la route, avec obligation de respecter certaines règles et sanctions à la clé.

Politique salariale
La création de l'Euroland tel qu'échafaudé à Maastricht porte en elle d'autres risques qui pourraient aboutir, selon certains économistes, à l'éclatement de l'euro. Force est, en effet, de constater que le volet “économique” de l'intégration européenne n’a jusqu’ici guère retenu l’attention des Quinze. En principe, une sérieuse coordination des politiques économiques devraient aller de pair avec l'unification monétaire. Le risque existe de voir, au sein même de la zone euro, des gouvernements adopter des attitudes contradictoires en matière de politique économique (notamment sur la question de la détermination des salaires) qui pourraient aboutir, selon certains, à une explosion de l’union monétaire.
Pour éviter ce risque, une proposition a été faite, il y a plusieurs années déjà, de créer une sorte de “gouvernement économique européen”. En décembre 1997, la décision a été prise de créer non pas un tel "gouvernement" mais un simple “groupe informel” des ministres des Finances de l'Euroland. Celui-ci ne dispose pas de pouvoir de décision propre et son action est soumise à de nombreuses réserves ou restrictions. Sera-t-il capable de coordonner les politiques économiques des États membres ?
Enfin, se pose la question de la cohérence des politiques salariales qui seront menées dans la zone euro. Rien n'est prévu à cet égard. Le cauchemar actuel des autorités monétaires européennes, qui ont pour mission de lutter contre l'inflation, est probablement – en résumé – de voir l'ouvrier portugais réclamer des augmentations salariales, après avoir pu comparer en euro son salaire à celui de l'ouvrier allemand... En d'autres termes, il est indéniable que la visibilité des différences salariales au sein de la zone euro s'accroîtra (2). Ce qui pourrait entraîner dans son sillage de nouvelles revendications syndicales, lesquelles entraîneraient à leur tour une augmentation de l'inflation, contre laquelle la BCE lutterait en augmentant les taux d'intérêt, ce qui ralentirait la croissance économique, etc.
Comment se coordonneront les politiques salariales dans l'Euroland et comment se concerteront les syndicats nationaux ? Voilà d'autres questions déterminantes, mais qui sont pourtant loin d'être résolues...

(1) La dernière dévaluation en Belgique date de 1982. Si l'utilité de ces dévaluations est parfois contestée, elles n'en demeurent pas moins l'un des principaux instruments de la politique monétaire.
(2) Différences que les économistes expliquent par les différences de productivité et par les écarts du coût du travail et de la protection sociale entre des pays comme, par exemple, le Portugal et l'Allemagne.

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