Le monde du travail occupe une place à part entière dans la littérature francophone de Belgique. Écrivains, poètes ou dramaturges ont fait écho à la misère des ouvriers des usines au 19e siècle, à la souffrance des travailleurs d'aujourd'hui, à celle des exclus de tout temps. Avec leurs spécificités, dans leur diversité, tous ces auteurs ont donné une voix aux révoltes des «petites gens», à leurs espoirs et à leur fraternité.

 

 «Ils étaient usés à quinze ans / Ils finissaient en débutant / Les douze mois s'appelaient décembre / Quelle vie ont eu nos grands-parents / Entre l'absinthe et les grand-messes / Ils étaient vieux avant que d'être / Quinze heures par jour le corps en laisse / Laisse au visage un teint de cendre... ». Avec « Jaurès », Jacques Brel chante l'existence, entre révolte et désespoir, de la génération de ses grands-parents, la génération du dernier quart du 19e siècle et de l'industrialisation triomphante. Passée des champs aux mines et aux laminoirs, elle allait répétant « Oui, not' bon Maître, oui not' Monsieur ». Même si « ... l'espoir fleurissait / Dans les rêves qui montaient aux yeux / Des quelques ceux qui refusaient /De ramper jusqu'à la vieillesse».

En ces temps-là, la Belgique compte à peine cinquante ans d'existence, mais c'est l'un des pays les plus industrialisés d'Europe. Ce développement industriel a entraîné l'apparition d'un prolétariat ouvrier. Ceux que l'on appelle « les petites gens » vivent dans des conditions pénibles et précaires. De 1845 à 1848, la crise alimentaire sévit. Les années 1873-1896 sont extrêmement dures. La classe ouvrière souffre et s'organise. En 1886, la première grève générale est réprimée dans le sang, mais elle débouche néanmoins sur un début de législation sociale. Les artistes et les écrivains de l'époque ne sont pas insensibles à cette situation. Camille Lemonnier est le premier à restituer en littérature la réalité quotidienne du monde ouvrier. Il est aussi celui qui « a ouvert la voie et permis, par son travail, l'affirmation collective de la littérature belge » 1.

Avant lui, les territoires de l'actuelle Belgique avaient déjà donné des écrivains de qualité – depuis la « Séquence de sainte Eulalie » et le « Sermon sur Jonas », deux des premiers monuments littéraires français du Moyen-Age, probablement issus du Hainaut, jusqu'au « Gueux de mer » de Henri Moke, paru en 1827 à la veille de la révolution belge, en passant par « Electre et Mahomet » du baron de Walef, au 17e siècle, et aux œuvres de Charles-Joseph de Ligne, figure de proue de la littérature européenne au 18e siècle. Mais les identifier comme « Belges » constitue un anachronisme. « La légende d'Ulenspiegel », parue en 1867, est généralement considérée comme l'œuvre fondatrice de la littérature francophone de Belgique. Elle chante la résistance de héros populaires truculents à un pouvoir opprimant.

Misère des usines

Lemonnier cherche « à affirmer l'existence d'une littérature spécifiquement belge... » 1. Sa première œuvre, « Un mâle », parue en 1881, est centrée sur le monde rural, encore dominant. Récit de la vie du braconnier Cachaprès, l'œuvre est lyrique et imprégnée d'un sentiment d'exaltation de la nature. Interpellé par l'actualité et les révoltes ouvrières de 1886, Lemonnier se rend dans le Borinage avec son ami Constantin Meunier, peintre et sculpteur. Ils y rencontrent les ouvriers de la sidérurgie. En 1888, Lemonnier publie « Happe-Chair ». À travers le destin d'un couple miné par la misère, Jacques et Clarinette Huriaux, il raconte le laminoir où, douze heures par jour et pour un salaire de misère, s'activent puddleurs, chauffeurs, lamineurs, crocheteurs et passeurs... Dès les premières pages, une terrible explosion emporte son lot de vies humaines, mais elle enclenche la solidarité. Pourtant, la révolte va tourner court. Contrairement à ce qui se passe dans le « Germinal » de Zola, paru peu avant, la grève n'est pas l'épisode central du roman. Peu formés, les représentants des ouvriers se laissent abuser par les patrons. Les personnages de « Happe-Chair » ne vivent pas encore leur condition ouvrière comme un combat social. Ils subissent une série de malheurs dus à une société qui les empêche d'accéder à la dignité humaine. Lemonnier s'en indigne avec une sensibilité proche de celle de Victor Hugo qui, exilé à Bruxelles, y a fortement influencé la vie culturelle du milieu du siècle.

Aléas du progrès

La même année, dans « La nouvelle Carthage », Georges Eekhoud dépeint la bourgeoisie anversoise dont il est issu. Il oppose de manière tragique les enjeux capitalistes à la misère des usines. Son héros, Laurent Paridaens, écrivain anticonformiste, n'apprécie ni les goûts ni l'absence de sens de la justice des siens et se tourne vers le peuple. Eekhoud fait l'éloge des ouvriers, des marginaux et de ceux que l'époque considère comme des parias ; son livre est le premier plaidoyer littéraire important pour l'homosexualité.

Le romantisme social présent chez Lemonnier et Eekoud vit aussi dans la poésie d'Émile Verhaeren et dans sa conception de la mission sociale de l'écrivain. Toute son œuvre est un hymne à la ferveur et à l'énergie. Cet intellectuel européen, attaché à la terre, regrette que la détresse chasse vers les villes et vers d'autres misères les paysans désemparés. Mais, en même temps, il s'émerveille de la force et de l'habileté des hommes. Dans ce que l'on appelle sa trilogie sociale – « Les campagnes hallucinées » (1893), « Les villes tentaculaires » (1895) et « Les Forces tumultueuses » (1902) – il pleure les campagnes désertées, mais exalte l'effort des hommes, leur aspiration à la justice. Ses vers veulent porter le message de la fraternité sociale et de la force du progrès. Verhaeren fait partie de ces jeunes bourgeois progressistes qui se rallient au POB naissant.

Hubert Krains, davantage considéré comme régionaliste pour l'ancrage hesbignon de son œuvre, partage avec Verhaeren la tristesse de voir les campagnes se vider de leurs forces vives. Mais alors que le poète croit au progrès social, Krains développe une conception pessimiste de la condition humaine, broyée par un destin inexorable et par la misère sociale. En 1904, il publie « Le Pain noir ». Il décrit un couple ruiné par l'arrivée du chemin de fer qui passe sans s'arrêter devant leur auberge désertée. Du progrès, il voit surtout les dégâts, avec la disparition de nombreux métiers et la multiplication des exclus.

Du pic à la plume

Lemonnier, Eekoud, Verhaeren, tous en empathie avec le monde ouvrier, tous proches des idées du parti ouvrier, sont tous aussi de grands bourgeois. Ce qui suscite des réactions hostiles au sein du parti. Des militants d'origine plus modeste, mais non sans culture, exigent que la culture vienne du peuple lui-même. 2 Une nouvelle génération d'écrivains émerge. Jean Tousseul et Constant Malva en sont les représentants les plus connus, avec André Baillon et Neel Doff (voir « La prolétaire du prolétaire » p.4) de ce que l'on appelle « la littérature prolétarienne ».

Le mouvement qui se fonde sur « l'écriture ouvrière » se développe aussi en France dans un contexte particulier. Entre les écrivains marqués par le romantisme social et le naturalisme et la génération des années 1930, il y a eu le traumatisme de la Grande Guerre. « Ce conflit est la première guerre « industrielle », mettant en jeu un armement lourd et une massification des hommes et des massacres. (...) Tout ceci détermine une véritable crise de conscience européenne. Un besoin de nouveauté s'empare des masses qui deviennent un acteur réel, tant en ce qui concerne les modes de vie qu'en ce qui regarde la politique » 1.

Jean Tousseul, pseudonyme explicite d'Olivier Degée, publie « Cellule 158 » en 1924 : en 19 nouvelles, il explore le quotidien des petites gens du bord de Meuse, notamment celle des ouvriers carriers de Seilles. Chacune décrit la solitude désespérée, l'humiliation, la révolte qui s'étrangle elle-même. Son œuvre abondante – il publie notamment 2 cycles « Jean Clarambaux » de 1927 à 1936 et « Jean Stiénon » en 1938 et 1939 – est vouée aux humbles et aux déviants et marquée par l'attachement à une région, à ses paysages.

Sous le nom de Constant Malva, Alphonse Bourlard publie, en 1953, « Ma nuit au jour le jour ». Né à Quaregnon, mineur de fond et écrivain, il passe, comme il l'écrit lui-même, du pic à la plume dans la même journée 2. Pour relater sa vie dans les mines du Borinage, il opte non sans audace pour le journal intime qui unit l'expression personnelle et la description collective. Autodidacte, grand lecteur et amateur de Flaubert et, bien sûr de Zola, il est membre du parti communiste et correspondant des pages culturelles du « Drapeau rouge ».

Se réapproprier son identité

Alors qu'il se fait moins présent dans les romans, le monde populaire monte sur les planches. Au début des années 1970, de jeunes auteurs et de jeunes metteurs en scène veulent rompre avec l'académisme de leurs aînés. Ils fondent ce que l'on va appeler « le Jeune théâtre » marqué par un engagement social fort. Parallèlement se développe un théâtre d'animation culturelle, nommé ensuite « théâtre action » qui entend quitter les salles pour aller à la rencontre du public 3. Jean Louvet se situe dans cette mouvance. Originaire de La Louvière, fils d'ouvrier devenu prof de français, militant de gauche, il fonde le Théâtre prolétarien au lendemain des grèves de 1960. « Conversation en Wallonie » (1978) montre le destin d'un fils de mineur devenu enseignant, partagé entre la fidélité à sa classe d'origine et le respect de ses propres aspirations. En 1982, « L'homme qui avait le soleil dans sa poche » évoque Julien Lahaut, militant communiste assassiné en 1950.

Louvet appartient à une génération qui, sans refuser de s'inscrire dans la littérature mondiale et, pour certains, sans renoncer à se faire éditer à Paris, cesse de gommer ses origines et se réapproprie son histoire et sa géographie 1. Ce mouvement se manifeste aussi au cinéma et dans la chanson, notamment avec Julos Beaucarne qui signe une jolie chanson, « Le grisou dans la tête », exclusivement composée d'expressions wallonnes passées en langue française et hommage indirect aux travailleurs de la mine : « Quelque grisou dans la tête / La mine un tant soit peu défaite / Le cœur un peu tristounet / Le chef porion des poètes / Pousse la benne du regret... ».

Détresse psychologique

Plus récemment, la question du travail revient dans le récit romanesque, mais sous une autre forme. Ce n'est plus l'industrie qui l'occupe, mais le bureau. Le roman minimaliste de Jean-Philippe Toussaint, « Monsieur » (1986), dont l'action se déroule à Paris, mais a une dimension universelle, décrit la vie quotidienne d'un fonctionnaire consciencieux. Une vie immobile... Dans « Corps de métier » (Prix Rossel 1992), Jean-Luc Outers fait parler un fonctionnaire d'un ministère bruxellois imaginaire. Avec un détachement ironique, il observe les cataclysmes dérisoires de l'administration et ses culs-de-sac bureaucratiques...

La souffrance n'est plus physique, mais morale, la détresse n'est plus matérielle, mais psychologique. Poussant cette logique à son paroxysme dans « La question humaine » (2000), François Emmanuel – qui est aussi psychanalyste – analyse les menées de la grande entreprise capitaliste et les présente comme parentes des méthodes concentrationnaires.

 Maigret et les petites gens

Plus rien n'est privé dans une enquête criminelle. Elle s'immisce partout, révèle l'envers des apparences, fait éclater les faux-semblants. Tenace et patient, le commissaire Maigret met au jour les petits secrets soigneusement dissimulés et les comportements peu avouables de celles et ceux qu'il interroge. Dans les appartements sordides ou les villas élégantes, à Pigalle ou à Neuilly, Maigret met à nu les sentiments, l'amour, la jalousie, l'âpreté, la peur...

Quand l'œuvre de Simenon, longtemps dédaignée par les intellectuels, a fait son entrée dans la prestigieuse collection La Pléiade, Erik Orsenna en a dit : « C'est le besoin de raconter et raconter encore des histoires d'êtres humains. Comme Tchékov, c'est le sommet de l'humanisme ». Et il est vrai qu'au-delà de l'intrigue, ce qui attire dans ses romans, c'est la densité humaine.

De « Pietr le Letton » et « Le Charretier de la Providence » publiés en 1931 à « Maigret et Monsieur Charles », paru en 1972, les 75 romans et 28 nouvelles qui en composent le cycle complet, les enquêtes du Commissaire Maigret l'amènent à fréquenter tous les milieux sociaux. Simenon sait comme personne rendre leur atmosphère particulière : la loge exigüe des concierges et les salons petits bourgeois et, là comme ici, le coin du rideau que l'on soulève, le zinc des bistrots où les ouvriers déballent leurs tartines en buvant le petit blanc, l'odeur sèche du papier des études notariales, le silence des habitués quand un inconnu débarque durant la partie de cartes, le sourire insolent des petites bonnes des beaux quartiers... Et dans ces décors plus vrais que nature, il excelle à faire vivre les intérêts liés ou opposés, les fidélités étonnantes, les rancœurs et les haines sourdes...

« Son œuvre est une sociologie d'avant les sociologies : il découvre les mécanismes et les structures de la société, affirme Jacques Dubois, grand spécialiste de son œuvre. La fiction est essentiellement, pour le texte réaliste, le mode de lecture des complexités sociales » 1. Simenon est orfèvre en la matière, lui qui a fait de Maigret le fils du régisseur du château de Saint-Fiacre le plaçant d'emblée à l'intersection des jeux de rôles sociaux. Simenon est né en 1903, à Liège, dans le quartier populaire d'Outremeuse où son grand-père était chapelier. Traversant chaque jour la Meuse pour aller à l'école puis au journal, il a vu trimer les mariniers. Ses voisins étaient des ouvriers, de petits employés, des artisans... Devenu reporter stagiaire à « La Gazette de Liège », il les a interrogés lors d'événements divers, parfois entendu témoigner lors des procès qu'il était chargé de couvrir. Des années durant, il y a nourri son inspiration et la sympathie du commissaire va plus souvent aux petites gens qu'aux notables.

1. Jacques Dubois, « Les romanciers du réel. De Balzac à Simenon », Le Seuil, collection « Points-Essais », 2000.


1. Benoît Denis et Jean-Marie Klinkenberg, «La littérature belge. Précis d'histoire sociale», Espace Nord, collection « Références », 2005.
2. Paul Aron, « La littérature prolétarienne », Espace Nord, collection « Références », 2006 (Première édition 1995, revue par l'auteur).
3. Paul Aron, « La Mémoire en jeu. Une histoire du théâtre de langue française en Belgique », Bruxelles, Théâtre national de la Communauté française de Belgique, La Lettre volée, 1995.

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