Les symptômes de la crise sont nombreux : les institutions internationales chargées de la régulation économique sont à la fois en crise et en panne : crise de légitimité, panne de projets… Si les causes de cette déliquescence du FMI, de la Banque mondiale et de l’OMC sont diverses et parfois spécifiques, voire anecdotiques – on ne reviendra pas sur le comportement népotique de Paul Wolfowitz, du temps où il dirigeait la Banque mondiale –, il en est quelques-unes qui semblent communes aux difficultés que traversent tant le FMI, que la Banque mondiale et l’OMC.


Pour ce qui concerne l’OMC, c’est l’enlisement qui domine : le round de négociations de Doha qui avait commencé en 2001 semble complètement bloqué. La décision de le reprendre avait été prise, ce n’est pas anodin, lors du Forum économique mondial de Davos, et annoncée en janvier 2007 mais à l’heure actuelle, aucun accord multilatéral ne semble en vue. Par défaut, c’est donc à une multiplication des accords commerciaux bilatéraux qu’on assiste, accords dont chacun s’entend à reconnaître qu’ils permettent encore moins aux « petits » de faire entendre leurs voix.
Du côté de la Banque mondiale, même en mettant de côté les remous suscités par les agissements douteux de certains de ses dirigeants, les signaux d’inquiétude et de détresse sont parfaitement visibles et les hésitations idéologiques de plus en plus nombreuses. Pour n’en prendre qu’un exemple, dans son dernier Rapport annuel sur le développement du monde, la Banque encourage les États pauvres à apporter un soutien particulier à leur paysannerie, « prenant ainsi à contrepied la doctrine néolibérale d’ajustement structurel qu’elle a défendue pendant des dizaines d’années » 1.
Mais la plus mal en point des trois institutions est sans doute le Fonds monétaire international. Bien des pays se sont en effet engouffrés dans la brèche ouverte par la Thaïlande en 2003. Ce pays, l’un des plus durement éprouvés par la crise asiatique de 1997, a en effet décidé de rembourser anticipativement ses dettes auprès du Fonds, se libérant du même coup des conditions jugées trop drastiques auxquelles ces emprunts étaient attachés. Depuis lors, l’exemple a été suivi par de nombreux pays, d’Amérique du Sud notamment (Brésil, Argentine, Mexique et Uruguay…), qui ont profité de la hausse du prix des matières premières pour regagner un peu de ce qu’ils considèrent comme leur souveraineté perdue. Bref, c’est dans son « core busines » que le Fonds est touché.
Ainsi, selon le rapport Crockett de janvier 2007, commandé par la direction du FMI lui-même, et avec les recommandations duquel Dominique Strauss-Kahn, son nouveau directeur général, se dit en grande partie d’accord, un plan de réduction des dépenses de 2 % par an au cours des trois prochaines années ne suffirait même pas à assurer l’avenir financier du Fonds. Le rapport recommande ainsi que le Fonds vende 400 des 3 217 tonnes d’or dont il dispose. Des recommandations qui ne manquent pas du piquant de l’arroseur arrosé : « Cela n’est pas sans rappeler les mesures d’austérité et de privatisation imposées aux quatre coins du tiers-monde à la suite de la crise de la dette au début des années quatre-vingt »2.
D’après Christian Chavagneux, journaliste à Alternatives économiques, ces symptômes constituent la traduction visible d’une triple crise : crise d’idéologie, crise de légitimité, crise de leadership dont les effets cumulés aboutissent à la paralysie actuelle.

Une introuvable vision

Crise idéologique d’abord : au moment où nombre d’observateurs, dont certains hauts fonctionnaires des institutions internationales elles-mêmes, s’accordent pour dire que les solutions néo-libérales telles qu’elles avaient pu être incarnées par le consensus de Washington (voir encadré) ont montré des carences rédhibitoires, au moment où même ses plus ardents défenseurs s’en détournent ou en reconnaissent les limites, le besoin de modèles alternatifs globaux n’est pas véritablement assouvi. C’est ce que Dani Rodrik, professeur de politique économique internationale à l’Université de Harvard résume dans la formule choc d’un de ses articles Goodbye Washington Consensus, Hello Washington Confusion4.
On pourrait aussi hasarder à cet égard l’hypothèse que la crise actuelle est d’une manière ou d’une autre liée à une crise de la « gauche », les critiques des institutions internationales se contentant trop souvent d’une posture peu crédible de « retour » : retour à la souveraineté étatique, alors même que l’internationalisation et l’interdépendance sont inhérentes aux questions les plus pressantes du moment (réchauffement climatique et question environnementale au sens large, migrations, régulations des innovations techniques) ; retour aux politiques keynésiennes ; retour au tiers-mondisme... Bref, c’est un nouveau modèle fondé à la fois sur des perspectives globales crédibles et une vision lucide des forces en présence qui semble faire défaut actuellement. À défaut de cette vision, c’est la navigation à vue et les solutions à la petite semaine qui s’imposent. Les optimistes pourront toujours se réjouir de ce qu’elles soient sans doute tout moins nuisibles que les remèdes universels « one-size-fits-all » autrefois prescrits aux pays en difficulté.

Légitimité

Au cœur de la crise de légitimité que connaissent ces institutions, figure la portion congrue qui est laissée aux pays pauvres et émergents dans le processus de décision. Certes, à l’OMC, les décisions ne se prennent plus au consensus dans des bureaux obscurs où experts occidentaux concluent des accords au mieux de leurs intérêts. C’est d’ailleurs en partie l’arrivée de nouveaux acteurs du Sud capables de se coaliser qui rend le processus infiniment plus complexe, au point de le paralyser 5. En revanche, la répartition des voix au sein du FMI et de la Banque mondiale n’a pas changé depuis leur fondation à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Elle ne reflète donc plus la situation actuelle de plus en plus multipolaire, ni l’émergence économique de nombreux acteurs du Sud. Face à ce problème radical de représentativité, les efforts de ces institutions, et plus particulièrement de la Banque mondiale, pour s’ouvrir aux critiques issues de la société civile pèsent de peu de poids, quand bien même, ils ne seraient pas que cosmétiques.
Bref, la situation actuelle de la Banque mondiale et du FMI est en contradiction avec les valeurs qui sont à l’origine de leur fondation. Dans son discours inaugural comme gouverneur (pour l’Angleterre) du FMI et de la BM, Keynes avait d’ailleurs décrit les nouvelles organisations en recourant à la métaphore d’enfants entourés de fées et de sorcières. La première de ces fées devrait, selon lui, leur apporter le manteau multicolore de Joseph, pour indiquer que les enfants appartiennent bien au monde entier 6. On en est bien loin actuellement. De même que l’opinion occidentale est bien loin d’imaginer l’ampleur de la défiance que suscitent ces institutions dans certains pays « bénéficiaires » des Plans d’ajustement structurel. Une seule illustration la résume. Lors de la dernière élection présidentielle argentine, un spot télévisé en faveur de la candidate, Cristina Fernández, montrait une classe d’école ordinaire. En voix-off : « Nous nous assurerons que ni vos enfants, ni les enfants de vos enfants n’aient jamais la moindre idée de ce qu’est le FMI. Nous n’avons pas besoin d’étrangers qui viennent nous prêter de l’argent, mais d’étrangers qui viennent investir chez nous. » Cristina Fernández a été élue dès le premier tour, avec près du double des voix de sa première concurrente…
Dominique Strauss-Kahn, qui en a pourtant bien profité pour son élection personnelle, le reconnaît lui-même : « L’accord tacite entre les Américains, qui se réservent la direction de la Banque mondiale, et les Européens, qui placent un des leurs à la tête du FMI, n’a plus de raison d’être », ajoutant au passage: « un ressortissant de n’importe lequel des 185 États membres doit pouvoir diriger le Fonds, dès lors qu’il en a les compétences » 7.
Au-delà de cette question de rapport de forces et de répartition des pouvoirs, la crise de légitimité s’ancre aussi dans un certain sentiment d’impuissance et d’inadéquation face aux problèmes du jour, l’impression que les mandats initiaux de ces institutions ne sont plus entièrement pertinents au regard des problèmes économiques globaux du moment. Elles sont ainsi impuissantes face à des éléments majeurs comme la sous-évaluation patente du yuan chinois, et l’accumulation structurelle par les États-Unis de déficits budgétaires et de la balance des comptes courants, qui sont à la source de cet énorme paradoxe : le pays le plus riche du monde vit actuellement à crédit, au-dessus de ses moyens. Ces créanciers sont plus pauvres que lui, dans une inversion de tous les cours d’économie politique de base (qui postulent une convergence progressive des différentes nations via l’investissement des pays riches dans les pays pauvres).
Autre exemple récent d’inadéquation majeure : le FMI a été totalement incapable d’anticiper la crise des subprimes, dont l’ampleur des dégâts qu’elle occasionnera reste, à l’heure actuelle, encore largement inconnue. L’institution de Bretton-Woods semble bien impuissante à agir face à la complexité des instruments financiers contemporains.
Cette inadéquation du mandat à la nature des problèmes sème d’ailleurs la confusion jusque dans les esprits des dirigeants des grandes institutions elles-mêmes. Ainsi, récemment un chroniqueur du Financial Times reprochait-il à Dominique Strauss-Kahn, le fait que les missions qu’il s’assignait en tant que nouveau directeur du FMI, celles sur lesquelles il avait basé sa campagne électorale, ressortissaient plus clairement du rôle de la Banque mondiale que du FMI !

Pas de capitaine Au mieux, ces institutions sont donc en phase de transition – et les optimistes se nourriront une fois de plus de la célèbre formule de Hölderlin : « Là où gît le péril, croît aussi ce qui sauve » – mais en attendant cet hypothétique sauvetage, force est de constater que la montée en puissance de nouveaux acteurs s’est traduite par une espèce de vide du pouvoir au sein des institutions. L’abandon de toute foi dans le multilatéralisme du côté des États-Unis (qui possèdent un droit de veto de fait sur toutes les décisions du FMI et de la Banque mondiale) ne s’est en effet pas traduit par la montée en puissance d’un projet européen cohérent pour ces institutions.
C’est donc plutôt à la multiplication d’institutions alternatives et parfois ouvertement en concurrence avec les missions de ces institutions internationales que l’on assiste actuellement. Il en va ainsi de l’initiative dite de Chiang-Maï lancée en 2000 et qui a abouti en 2005 à la mise en commun d’une partie des réserves de devises accumulées par huit pays asiatiques (Japon, Singapour, Indonésie, Chine, Malaisie, Philippines, Thaïlande et Corée du Sud) dans un fonds de réserve régional, visant à prévenir et atténuer les conséquences d’attaques spéculatives.
C’est également cette logique qui sous-tend l’idée de Banque du Sud lancée par le président vénézuélien Hugo Chavez. Rassemblant pour le moment Argentine, Venezuela, Bolivie, Brésil, Uruguay, Équateur et Paraguay (avec l’intention de rallier encore d’autres pays d’Amérique du Sud dont le Chili, la Colombie, le Pérou, la Guyane et le Surinam), cet organisme vise à financer des projets de développement et d’intégration régionale, avec un apport initial de 7 milliards de dollars, provenant des réserves de chaque pays fondateur. Si les intentions initiales de Chavez d’en faire un prêteur en dernier ressort dans la région – et donc de concurrencer très directement le FMI sur son propre terrain – ont été revues à la baisse, le coup demeure rude pour les institutions de Bretton Woods.
Reste que si elle suscite bien des espoirs, cette mise sur les fonts baptismaux s’accompagne de la part de la société civile d’une forte crainte d’instrumentalisation. Ainsi, les mêmes (dont, par exemple, Attac ou le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde) qui s’opposent avec le plus de vigueur aux politiques du FMI et de la Banque mondiale ont exprimé récemment leurs craintes quant au caractère autoritaire de la nouvelle institution : «[...] la manière peu transparente et non participative dont se déroulent les négociations pour la création de la Banque du Sud, sans débat politique et sans consultation de nos sociétés, semble indiquer que nous sommes face à quelque chose qui pourrait devenir du pareil au même » 8.
Quoi qu’il advienne de ces initiatives, il est frappant de constater que les deux zones où se déploie avec le plus de vigueur cet ordre économique alternatif, sont l’Asie du Sud-Est et l’Amérique latine, soit les deux sous-continents les plus frappées (avec la Russie et la Turquie) par les crises financières de la fin des années 90, dont une partie non négligeable de la responsabilité peut être imputée aux recettes inspirées du consensus de Washington, et particulièrement à l’ouverture à tout crin des flux d’investissements étrangers : les architectes de ce changement semblaient en effet avoir « oublié » que les portes s’ouvrent dans les deux sens : si, dans les premières années, la libéralisation des flux de capitaux s’est traduite par un accroissement massif (de 62 à 300 milliards de dollars entre 1991 et 1997 de flux d’investissements privés à long terme, à destination des pays en développement), elle s’est également traduite, dans les pays touchés, par un reflux massif, au moment où ils en avaient le plus besoin.

La privatisation à défaut de multilatéralisme Il ne faut peut-être pas se réjouir trop rapidement de la déroute des institutions honnies. Si elle permet en effet l’émergence de nouvelles initiatives venues des pays du Sud eux-mêmes – dont il s’agira toutefois de tester l’effectivité – elle s’accompagne aussi d’une perte de vitesse de la régulation publique. L’absence de normes établies par des acteurs internationaux publics signifie dans les faits la privatisation ou l’« autorégulation » d’une série de domaines. Selon Christian Chavagneux, il en va ainsi des normes comptables internationales qui s’appliquent à toutes les sociétés cotées en Europe 9. Depuis 2005, c’est en effet une entité privée basée à Londres, l’ISAB (International Accounting Standards Board) qui édicte les normes IFRS (International Financial Reporting Standards). Pour les élaborer, elle a d’ailleurs reçu un soutien crucial des grands cabinets d’audit (PricewaterhouseCoopers, KPMG, Ernst&Young, Deloitte Touche Tohmatsu).
Derrière ces questions a priori arides et techniques, se cachent en fait des choix qui relèvent de la politique économique et sont riches d’incidences sur les comportements des entreprises. Ainsi, comme le rappelle Nicolas Véron : «  Lorsque la comptabilisation des stocks-options comme charges a été rendue obligatoire, les attributions de stock-option ont diminué brutalement » 10. Bref, la victoire aurait un goût bien amer pour les progressistes si la paralysie actuelle des institutions économiques internationales se soldait par leur déliquescence plutôt que par leur refondation.


1 Pierre Coopman, « Banque mondiale : le parfait ennemi à abattre », Revue nouvelle, n° 10, octobre 2007.
2 Arnaud Zacharie, « Refonder les institutions financières internationales », Revue nouvelle, n° 6-7, juin-juillet 2007.
3 Christian Chavagneux, « G7, OMC, FMI..., des institutions en crise », Alternatives économiques, n° 259, juin 2007.
4 L’intégralité de l’article est disponible sur http://ksghome.harvard.edu/~drodrik/papers.html
5 François Pollet, « Sud-Sud : un nouvel activisme diplomatique », Démocratie, n°1, 1er janvier 2008.
6 Charles Hession, John Maynard Keynes : une biographie de l’homme qui a révolutionné le capitalisme et notre mode de vie, Paris, Payot, 1985.
7 Le Monde, 2 octobre 2007.
8 Le texte complet de cette lettre de la société civile sud-américaine est disponible sur http://www.cadtm.org/spip.php?article2966
9 Christian Chavagneux, op. cit.
10 Nicolas Véron, « Normes comptables internationales, le débat continue », Télos, 14 mai 2007.

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