L’actuel retour en force d’une dynamique d’alliances Sud-Sud doit tout d’abord être remis dans le contexte de la montée en puissance des flux Sud-Sud, notamment commerciaux, qui sont passés de 222 milliards de dollars en 1995 à 562 milliards de dollars en 2004. Cette tendance s’est d’ailleurs encore accentuée ces dernières années. Parallèlement, les flux d’« investissements directs étrangers » (IDE) de pays en développement à pays en développement sont passés de 14 milliards de dollars à 47 milliards de dollars entre 1995 et 2003.


Une poignée de pays émergents se taille la part du lion en termes d’émission et de réception de ces flux, qui sont avant tout régionaux, bien qu’il faille tenir compte de la tendance récente de plusieurs pays (Chine, Brésil, Inde) à sortir de leur environnement régional naturel pour prospecter d’autres pays du Sud. Cette croissance impressionnante du commerce et des investissements Sud-Sud est une conséquence de l’ouverture commerciale des pays en développement (volet important des ajustements structurels des années 1980 et 1990), de la croissance accélérée de plusieurs pays émergents, en Asie essentiellement, de la baisse du coût des transports, mais aussi de la multiplication des « accords commerciaux régionaux » entre pays en développement. Bien sûr, ce tableau doit être nuancé. Tout d’abord, les taux de croissance impressionnants atteints par les échanges Sud-Sud font suite au net ralentissement de ces échanges durant les années 1980. Ensuite, ce commerce se concentre sur un petit nombre de pays. En 2003, les échanges entre les économies d’Asie de l’Est comptaient pour près de deux-tiers du commerce Sud-Sud, tandis que les pays d’Afrique et du Moyen-Orient comptaient pour quelques pour cent à peine. Enfin, la part du commerce Sud-Sud dans la totalité des exportations est extrêmement variable d’un pays à l’autre. Il n’en reste pas moins que la part du commerce Sud-Sud dans les exportations des pays en développement a globalement augmenté entre 1990 et 2003, et que cette tendance est bien installée.
Parallèlement, plusieurs événements témoignent de la reprise d’une coopération diplomatique Sud-Sud. Elle se présente désormais comme un ensemble d’initiatives renouant avec la contestation des hiérarchies de l’ordre international. Globalement, trois types de dynamiques peuvent être identifiés, qui renvoient à des stratégies impliquant différents niveaux de conflictualité vis-à-vis du Nord. C’est la conjonction de ces dynamiques dans des coalitions ad hoc temporaires qui a permis aux pays en développement de déstabiliser la domination des pays développés dans différentes enceintes.

Rapports de force...

Un premier type de dynamique rassemble des pays émergents dont l’objectif est de remettre en cause le poids excessif des pays développés au sein de l’architecture institutionnelle internationale. L’initiative « IBSA » (Inde, Brésil et Afrique du Sud), également appelée le G-3, en est caractéristique. Lancée formellement en juin 2003, l’alliance s’est habilement profilée comme la représentante des intérêts du Sud dans les enceintes dominées par le Nord, en particulier à l’OMC où elle a efficacement animé l’action du G-20, et aux Nations unies, où elle souhaite une réforme du Conseil de sécurité en vue de l’élargir à… l’Inde, au Brésil et à l’Afrique du Sud. La démarche IBSA vise à modifier les rapports de force internationaux dans les domaines du commerce et de la sécurité en associant le pragmatisme commercial le plus froid à l’invocation des principes du libre-échange et à la symbolique tiers-mondiste. Des questions demeurent : quelle est la viabilité de cette coalition ? S’agit-il d’une alliance durable qui annonce des changements profonds au sein de l’ordre international ou s’apparente-t-elle davantage à un regroupement tactique guidé par les intérêts immédiats de ses membres ? Et quelle est son orientation fondamentale ? Est-elle porteuse d’une restructuration de l’ordre mondial profitable à l’ensemble des pays en développement ou vise-t-elle avant tout à asseoir les trois puissances régionales à la table des grands ?

... traitement préférentiel

Un deuxième type de dynamique, plus défensive, concerne les pays « moins avancés économiquement ». Au contraire des pays émergents, leur économie est généralement trop fragile pour entrer en concurrence avec les pays industrialisés – mais également pour se détourner de leurs marchés. Ils cherchent donc à renforcer un ensemble de mécanismes de « discrimination positive » qui leur permette de participer au marché international en minimisant les effets les plus dommageables pour leurs économies : le régime préférentiel non réciproque, qui garantit un accès privilégié de certains pays en développement aux marchés du Nord (notamment dans le cadre des accords de Lomé/Cotonou entre l’UE et les pays ACP) ; le principe d’un « traitement spécial et différencié », qui renvoie à l’ensemble des droits et des dérogations des pays en développement aux dispositions générales de l’OMC ; ou le « mécanisme de sauvegarde spéciale » qui permet à ces pays de se protéger temporairement en cas de hausse subite des importations de certains produits agricoles. Ces pays les moins avancés se sont organisés en une série de regroupements en vue de défendre leur intégration différenciée sur le marché mondial. À la différence du Brésil ou de l’Argentine, ils ne demandent pas seulement la fin du régime préférentiel illégitime qui permet aux pays riches de protéger leurs marchés ou de subventionner leur agriculture, mais le maintien d’un régime préférentiel légitime, celui du traitement spécial et différencié. Leur stratégie repose largement sur la mise en avant de leur moindre développement et sur le poids politique que leur confère leur nombre.

... ou anti-impérialisme

Enfin, troisième type de dynamique, la réapparition d’un tiers-mondisme anti-impérialiste. Son représentant le plus emblématique est le gouvernement du Venezuela, dont la politique internationale vise à l’intégration d’un « Sud » débarrassé de la tutelle des pays riches. Cette ligne diplomatique, explicitement opposée à l’influence des États-Unis et, à un moindre degré, de l’Europe renoue avec une certaine idée de la souveraineté nationale et encourage les États à reprendre le contrôle de leurs ressources naturelles, en les nationalisant si nécessaire (cas de la Bolivie, du Venezuela et peut-être bientôt de l’Équateur). Cette dynamique est complémentaire à la mise en place d’un processus d’intégration régional alternatif à la zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) et au néolibéralisme en général, à savoir l’ALBA (Alternative bolivarienne pour les Amériques), qui repose sur les principes de la complémentarité, de la coopération, de la solidarité et du respect de la souveraineté des pays. Elle vise à remplacer certaines des institutions internationales, comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale (ndlr : Démocratie y consacrera un prochain numéro), et à réformer les Nations unies de manière à ce qu’elles soient plus perméables aux revendications des pays du Sud.
Malgré ou grâce à ses accents subversifs, cet activisme diplomatique séduit largement au-delà du cercle des alliés latino-américains de l’ALBA (Cuba, Bolivie, Nicaragua et Équateur). Il s’est notamment déployé avec beaucoup de vigueur lors du dernier sommet du Mouvement des pays non alignés à La Havane en septembre 2006, lorsque Hugo Chavez avança une série de propositions – mise en route d’une deuxième Commission du Sud présidée par Fidel Castro, d’une Banque du Sud, d’une Université du Sud, d’un réseau mondial de télévisions du Sud – ayant pour objectif de « réactiver la coopération Sud-Sud ». La sympathie d’une fraction importante de l’opinion publique latino-américaine à l’endroit de cette diplomatie « anti-impérialiste » est à la hauteur des frustrations accumulées durant vingt ans de néolibéralisme et de l’arrogance des États-Unis dans la région. Mais l’attraction qu’elle exerce sur les gouvernements d’Amérique latine et d’ailleurs s’explique tout autant par ses largesses à leur égard (autorisées par les cours du pétrole).
Il faut moins considérer chacune de ces dynamiques comme des « blocs » aux contours définis que comme des coalitions à géométrie variable qui se recouvrent largement, se décomposent et se recomposent avec une facilité déconcertante en fonction des enjeux : tantôt en concurrence pour la représentation légitime du « Sud », tantôt en articulation pour protéger leurs intérêts communs face aux puissances industrialisées. La « force de frappe » diplomatique de ces nouvelles coalitions n’en est pas moins réelle. Elle s’est en particulier révélée à deux occasions : les négociations du cycle de Doha à l’OMC et la création de la ZLEA.

Fronde

L’émergence de coalitions de pays en développement au sein de l’OMC ne va pas de soi, tant l’institution incarne la victoire d’une conception de l’ordre économique mondial libre-échangiste dominée par les pays riches. Les décisions n’y sont pas prises à la majorité, mais au consensus, ce qui a longtemps permis aux États-Unis et à l’Europe d’imposer des décisions prises lors de réunions informelles à quelques-uns. Dès la fin des années 1990, cependant, les pays en développement et les pays les moins avancés (PMA) expriment leurs inquiétudes quant aux conséquences de la libéralisation sur leurs économies et réclament la réalisation d’un bilan des Accords de l’Uruguay Round avant le lancement de toute nouvelle négociation.
La non-prise en compte de ces inquiétudes explique l’échec de Seattle, la crise de légitimité de l’OMC et la volonté affichée par la suite par les grands pays de ramener les pays en développement à la table des négociations en mettant la question du développement au centre du futur cycle de négociations. Le lancement en 2001 de l’Agenda de Doha pour le développement « remet au cœur des rapports économiques internationaux les conflits-coopérations Nord-Sud ».
Bien qu’un certain nombre de regroupements de pays en développement préexistaient au cycle de Doha, l’absence de volonté des Européens et des Nord-Américains de céder du terrain sur des dossiers pourtant cruciaux en termes de développement (libéralisation agricole, traitement spécial et différencié, maintien des préférences accordées aux pays ACP, droits de propriété intellectuelle, etc.) suscita l’apparition de plusieurs nouvelles coalitions de pays en développement à l’approche de la 5e conférence ministérielle à Cancún (2003).
C’est bien l’action combinée de ces coalitions – en particulier, la convergence entre la première et la deuxième dynamiques évoquées plus haut – qui a créé les conditions d’un blocage du processus. En effet, un effort particulier a été fait par les pays en développement pour maintenir la coordination entre les groupes et éviter qu’ils se neutralisent mutuellement. C’est cependant l’action du G-20 qui a le plus impressionné les observateurs, tant cette coalition incarne la capacité inédite des poids lourds du Sud (en ce compris la Chine) à se coordonner efficacement sur des dossiers sensibles.
La mise entre parenthèses de la zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) lors du Sommet des Amériques de Mar del Plata les 4 et 5 novembre 2005 peut également être interprétée comme le résultat de la rencontre de deux types de résistance aux pays occidentaux. La première, déterminante, est celle que les pays du Mercosur ont opposée à un projet d’intégration qu’ils jugeaient déséquilibré à l’avantage du géant nord-américain, en particulier en matière de subventions agricoles. La deuxième, exprimée par la diplomatie vénézuélienne et relayée par de nombreux mouvements sociaux tient davantage de l’hostilité pour un traité menant tout droit à une « annexion néocoloniale » de l’Amérique latine à l’Amérique du Nord. On aura reconnu la première et la troisième dynamiques identifiées plus haut.

Marges de manœuvre

Ce regain d’activisme Sud-Sud est aussi le reflet de l’échec des programmes d’ajustement structurels imposés uniformément « d’en haut ». Les pays qui suivaient au plus près les préceptes des institutions internationales (l’Argentine ou la Thaïlande) ont subi de plein fouet les crises financières, économiques et sociales du tournant du siècle, tandis que ceux qui s’en écartaient ont été relativement épargnés (Inde, Malaisie). C’est de cette crise de légitimité de la doctrine néolibérale que naît la volonté des États du Sud de retrouver une autonomie en matière de choix politiques de développement. L’existence de cette volonté (et les cours exceptionnels des matières premières) explique la décision d’un grand nombre de pays émergents (Thaïlande, Brésil, Argentine, Indonésie, etc.) de rembourser de manière anticipative leurs dettes au FMI et à la Banque mondiale pour se « libérer » des conditionnalités de ces institutions. Ces initiatives se sont prolongées par la mise en place de mécanismes financiers régionaux visant à suppléer les carences des institutions de Bretton Woods : l’initiative de Chiang Mai, portée par les membres de l’ASEAN plus le Japon, la Chine et la Corée du Sud (ASEAN +3) en 2000, a pour objectif de « fournir un soutien financier suffisant et rapide pour garantir la stabilité financière dans la région est-asiatique », tandis que l’idée d’une Banque du Sud, promue par le Venezuela, l’Argentine, le Brésil et la Bolivie, est en passe d’être concrétisée afin de « financer le développement économique et social des pays membres ».
Sur le plan multilatéral, cette volonté d’autonomie s’est manifestée avec force lors de la 11e Conférence de la CNUCED tenue à São Paulo en juin 2004 (CNUCED XI). Le « consensus de São Paulo », sur lequel la conférence a débouché, constate que « l’interdépendance croissante des pays dans une économie mondialisée et l’apparition de règles régissant les relations économiques internationales font que la marge de manœuvre dont les pays jouissent en matière de politique économique intérieure, en particulier dans les domaines du commerce, de l’investissement et du développement industriel, dépend souvent des disciplines et des engagements internationaux et de facteurs liés aux marchés mondiaux » et affirme qu’il appartient donc « à chaque gouvernement d’évaluer les avantages découlant de ces règles et engagements internationaux et les contraintes dues à la perte d’autonomie » et qu’eu égard aux objectifs de développement, « il est particulièrement important pour les pays en développement que tous les pays prennent en compte la nécessité de concilier au mieux marge de manœuvre nationale et disciplines et engagements internationaux ».
L’investissement des pays en développement sur la notion de « marge de manœuvre politique » (policy space) cristallise aujourd’hui le conflit économique Nord-Sud. Cette notion peut être envisagée comme une nouvelle déclinaison, propre à la phase actuelle de la mondialisation, des principes de « souveraineté économique » et de « droit au développement » qui dominaient le dialogue Nord-Sud durant les années 1970. Il n’est donc pas étonnant que le représentant de l’OMC ait cherché à minimiser la portée de l’expression. Deux ans plus tard, le même enjeu a dominé les débats de la réunion de l’examen à mi-parcours de la CNUCED en mai 2006.
Le consensus de São Paulo ouvre de nouvelles perspectives en termes de stratégies de développement. Mais il ne marque pas pour autant une réorientation fondamentale par rapport au consensus de Washington. Comme l’indique Mehdi Abbas, il rompt avec certains aspects du consensus de Washington, notamment en tenant davantage compte « des intérêts, des potentialités et de la situation socio-économique propres à chaque pays », en subordonnant les politiques commerciales aux objectifs nationaux de croissance, de transformation des structures économiques, de diversification, ou en rétablissant l’État dans son rôle de « renforcement des capacités productives » ; mais il reprend à son compte certains des commandements de son alter ego de Washington, en particulier ceux qui ont trait à la discipline budgétaire et aux équilibres macroéconomiques. Pour autant, le consensus de São Paulo, en entérinant l’idée qu’il n’y a pas de politique unique ou de prescription universelle à destination des pays en développement, appuie le retour en force de l’économie du développement.
La question cruciale est bien sûr celle de l’opérationnalisation de ces nouvelles orientations en matière de développement. Celle-ci est hautement dépendante des rapports de force nationaux et internationaux. Les dynamiques de régionalisation en cours et la capacité retrouvée des pays en développement à former des alliances stratégiques sur la scène internationale sont des éléments prometteurs, mais il ne faut minimiser ni la capacité de cooptation des pays industrialisés face aux revendications du Sud, ni la portée des divergences d’intérêt entre pays en développement. Les conditions politiques internes à ces pays sont un autre facteur déterminant. À ce niveau, la formation de coalitions sociales et politiques nationales en faveur de stratégies de développement orientées vers la redistribution des richesses et la satisfaction des besoins des populations est indispensable pour contrebalancer l’influence des élites qui bénéficient de la stratégie néolibérale d’intégration au marché mondial.

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