Le voyage élargit la perception du politique… Les voyages et les médias sont, entre autres, deux façons d’être mobiles ; mais chacun agit sur une gamme différente de nos perceptions. Ces si nombreuses émissions TV sur différents pays du monde peuvent nous amener à l’exotisme ou l’esthétique, des visions de guerre peuvent nous amener à une vision univoque d’un pays. Les médias ne nous amènent pas forcément à une meilleure perception politique du monde.

 

Certains pans du politique peuvent se percevoir plus facilement à l’étranger que chez soi. Dans son propre pays, on pense plus facilement que c’est de l’expansion des capacités de la société militante et active et des champs d’intervention du parlement que peuvent émerger des progrès démocratiques. Quand on pense cela, on ne se rend pas assez compte que cette impression ne peut trouver sa concrétisation que dans des pays dominants, ou du moins du noyau dominant et de sa périphérie proche. Quand on est dans un pays du Sud, on voit vite le conflit sourd et profond entre les pratiques historiques et ancestrales du pays et des pratiques et schémas de conduites importés. D’où ce dilemme constant entre des aspects ancestraux ancrés auxquel tiennent les habitants (et auxquels nous tenons, chez nous) et des aspects de pratiques extérieures auxquels ils ne tiennent pas moins (et nous aussi d’ailleurs), pour certains d’entre eux au moins.
Mais ils sentent qu’une série d’avancées concrètes de pratiques extérieures détruiront des pans entiers de ce à quoi ils tiennent. Ce qui est importé est dit « moderne » et celui qui le refuse est alors déclaré « conservateur ». L’ennui, dans la situation actuelle (mais ce n’est pas neuf), c’est qu’en même temps que les produits et les pratiques humaines qui y sont attachées, le Nord exporte, en un seul paquet, les meilleurs sentiments, les acquis les plus fins de son histoire et les pires accompagnements idéologiques de sa « légitimité » impériale. Il faut décidément s’en rendre compte ; la « démocratie » imposée, y compris par la guerre, ne sera jamais importée comme démocratie telle quelle. Les « droits de l’homme » assénés comme valeur universelle ne seront pas reçus comme tel. Le « féminisme », fruit de luttes dans le Nord, n’est plus accepté ici, comme tel, que par les envoyées militantes du Nord, mais il se reformule suivant des conjonctions d’objectifs autres. De même pour la « laïcité », qui a contribué ici aussi à des étapes émancipatrices importantes. Tous ces courants se retravaillent sous des formes très éclatées. S’y joint aussi un phénomène de génération : les militants socialistes nassériens, communistes, féministes, laïcs, sont âgés, ne militent plus qu’en petit nombre, ou sont devenus simplement hédonistes et ne militent donc évidemment plus du tout. Comme chez nous, l’histoire la plus proche passe peu et la perception d’un déroulement historique est faible.
Le flot des ONG importées représente 180° des horizons politiques. Aux flots post-coloniaux européens se substituent des marées américaines, non seulement en matière d’ONG, mais aussi dans tous les recoins de l’action idéologique, religieuse et des affaires. Dans tous les milieux où je déambule, je vois de jeunes euro-américains, au mieux pleins d’idéal, au pire purs consommateurs touristiques de pays et paysages sans population, mais à quelques exceptions près jouant le même rôle à l’égard des autochtones. Les premiers sont les accompagnateurs idéologiques du Nord, les seconds poussent les Égyptiens à se considérer comme de purs produits, des objets du décor.
Quand Mahmoud Ahmadinejad gagne les élections en Iran tous les journaux du Nord, de gauche comme de droite, annoncent la victoire d’un « ultra-conservateur ». Par une fine mutation subliminale, le Nord deviendrait-il progressiste ? Ici, les perceptions sont moins unanimes, c’est l’islam chiite qui élargit son assise populaire à un niveau proche du « non » français à la Constitution européenne, c’est la nique aux Américains, c’est la crainte pour l’aggravation de la situation en Irak, et donc l’extension de la guerre maintenant que tous les Européens sont derrière Bush, après leurs velléités d’indépendance, c’est le sentiment qu’une nation islamique « a » l’arme nucléaire, alors qu’Israël la possède déjà…
Dans de telles circonstances, la responsabilité des médias devient grave ; ils dopent les opinions publiques occidentales dans le sens d’une position euro-américaine, qui confortera de manière autoréalisatrice les scénarios de « clash des civilisations » de M. Huntington, maintenant relayés par l’administration conservatrice américaine. Or, regardons un peu la situation iranienne. Comme l’Égypte, la moitié de la population de ce pays a moins de 30 ans. Cette moitié-là ne se souvient pas de la « liberté » du temps du Shah, et perçoit tous les candidats comme d’une même engeance (le vieux et tragique « tous pourris »). Elle semble d’ailleurs avoir peu voté. Le vote se serait plus pratiqué dans l’autre moitié de la population, la plus âgée ! Or, pour conforter l’Occident dans son « progressisme », toutes les télévisions occidentales interviewaient des jeunes dames de la classe moyenne qui disaient leur horreur de voir arriver Ahmadinejad. Je n’ai pas vu, ni en médias écrits, ni en TV, d’informations montrant que Rafsandjani avait accumulé une des grosses fortunes d’Iran dans le commerce de pistache. Ici, il y en avait ! Beaucoup de médias critiquaient le taux de participation électoral en Iran, en ne se rappelant pas qu’il était plus élevé que pour les élections de Bush et du « non » en France (pourtant déjà bien remonté par rapport aux élections précédentes). L’opinion publique euro-américaine est flattée dans ses composantes par anti-islamisme d’inspiration antireligieuse, coalisé avec un anti-islamisme viscéral des mondes chrétiens, soudant une peur de classe moyenne intra-européenne. C’est dangereux quand ça se répète trop !

L’information européenne sur le Moyen-Orient
L’actualité du Moyen-Orient est comme toute l’information sur le reste du monde, spasmodique, hoquetante, pleine de blancs, se mouvant du titre de première aux petites latérales. Bref, sans continuité, ni priorité, ni suivi. Je suis frappé : on parle d’Iran et de Syrie quand les Américains prennent des initiatives. On parle des principautés du Golfe quand il y a des réformettes. On parle de Palestine sous le seul angle du Hamas. On parle d’Irak s’il y a des incidents sanglants entre chiites et sunnites. On parle de l’Égypte s’il y a un attentat. Ici, il y a la guerre, sous des formes différentes en Palestine et en Irak. On explique tellement peu les lames de fond qui traversent ces deux pays, mais aussi, plus largement, la région qui va de la Somalie jusqu’à la Turquie. Étrange myopie !


Foisonnements islamiques
Pendant que la situation se tendait autour des caricatures du Prophète, j’essayais de lire les réflexions des médias européens sur ce sujet. Et j’étais frappé comme les plus grandes banalités répétitives peuvent paraître intelligentes et profondes si elles sont bien emballées et surtout exprimées par un personnage connu. Les commentateurs disaient analyser la situation arabe et musulmane, mais se gardaient bien de travailler sur l’amplification donnée, par toute cette montée des tensions, à une initiative, en Europe, d’un journal de droite qui est ouvertement raciste et antimusulman. Secundo, beaucoup de commentaires mentionnaient des tensions dans l’Islam, tout en ayant un discours plus constant qui suggère que l’Islam est un bloc. Tertio, je constate que beaucoup de commentaires s’affinent sur les situations par pays, mais qu’il y a peu de réflexions sur les articulations d’ensemble de ces réactions nationales. Quarto, la plupart des commentaires semblent croire que ces réactions musulmanes sont amplifiées par quelques manipulateurs habiles et indaguent fort peu, à mon avis, pour comprendre les raisons des succès de ces « manipulateurs ». Enfin, quinto, je suis frappé par le fait que beaucoup de ces commentaires sur l’international passent au prisme du diagnostic diplomatique. Pour le dire autrement, quand nous voyons des commentaires sur les effets du chômage au Borinage, il y a souvent tentative de scruter les divers aspects de cette réalité. Mais quand on parle d’une dynamique politico-religieuse au Moyen-Orient, on le fait dans une autre chronique que la guerre en Irak, la victoire du Hamas aux élections, l’Iran au Conseil de sécurité… Bref, on ne resitue pas le processus dans sa dynamique d’ensemble. Au contraire, on le scrute pour voir ses effets induits internationaux, y compris de commerce international, ou sur l’immigration musulmane en Europe.

Ces flambées sensationnalistes de presse, tant qu’elles ne seront pas suivies d’articles informatifs de fond, de diagnostics sur les complexités concrètes, vues des lieux où elles se vivent, ne serviront qu’à mobiliser des foules en Europe. Comme ici, où le symétrique opposé est clair aussi.
Plus je vois cet Islam, emportant les consciences et les foules, tentant de se substituer au politique, disant des fiertés à reconstruire au milieu de la pauvreté, plaçant l’exigence morale et éthique si haut dans la hiérarchie des critères de décision personnels, plus je suis tenté de le situer ailleurs qu’aux espaces où je vois des pratiques religieuses en Occident. D’abord, ce qui étonne, c’est que dans une dynamique comme celle que je vois ici, les mots du quotidien, les conversations techniques, et tant d’autres choses renvoient au religieux, comme si on était dans une chambre à échos et que chaque évocation revenait transformée à l’aune des règles de ce discours religieux. La religion imbibe des champs de plus en plus vastes des vies personnelles, bien sûr, mais aussi des vies collectives et du champ politique bien évidemment.
Entre tous ceux qui vont à l’Islam pour trouver l’espace qui pourrait exprimer ce qu’ils veulent dire face au déluge de pressions extérieures à ce qu’ils connaissent et veulent, et tous ceux qui sont devancés par un Islam qui exprime une partie de ce qu’ils veulent dire et que lui seul peut exprimer, en une continuité du personnel au politique enrobée dans un tissu religieux, je ne parviens pas à distinguer la force des mouvements respectifs. Mais j’aperçois le travail des contradictions internes à ces sociétés s’opérer au prix de tortures et de prisons pour ceux qui choisissent le champ religieux parce qu’ils n’ont pas d’espaces politiques possibles face à un pouvoir qui emprisonne et torture. Les occidentalisés, les rationalistes, les marxistes, les féministes et les écologistes sont lancés au caniveau de cette route batailleuse et n’y sont, pour la plupart d’entre eux, défendus que par l’Occident, ses puissances, ses ONG, et leurs relations publiques et médiatisations communes. Les martyrs de leur cause sont reconnus et estimés par ceux qu’ils veulent représenter dans une société qui se sent assiégée, mais se veut offensive vers le monde tout entier.

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