Les victoires électorales de la gauche politique et l’avènement de gouvernements progressistes à la tête de municipalités, de régions et surtout d’États nationaux comme au Venezuela, au Brésil, en Uruguay, en Bolivie sont-ils synonymes de réelles possibilités de changement ? Les premiers bilans sont plutôt mitigés.

Si l’on interprète simplement les mandats populaires dont sont investis les nouveaux dirigeants comme l’expression d’abord d’une volonté de sortir des situations de pauvreté, d’une dénonciation des inégalités et d’un désaveu des mandataires sortants, perçus comme « inefficaces », voire « profiteurs » ou « corrompus », les capacités dont ont fait preuve en la matière les nouvelles administrations varient d’un pays à l’autre et selon les niveaux de pouvoir. En cause, tantôt les marges de manœuvre réellement existantes – gouvernement de coalition ou non, loyauté de l’opposition, dépendances externes du pays… –, tantôt la volonté politique, la clarté des orientations, l’ancrage social et organique, l’assise populaire…
Sur le plan local, si la gauche a sans conteste renouvelé les pratiques en matière de citoyenneté politique (transparence, mécanismes de participation à l’orientation des décisions, contrôle de la gestion…), elle y est rarement parvenue, selon la sociologue mexicaine Beatriz Stolowicz, à remettre en cause les impératifs de « gouvernabilité démocratique » qui servent d’arguments aux élites pour justifier le statu quo. La survalorisation de l’espace local, qui prévaut d’ailleurs depuis le début des années 1990, se révèle aussi particulièrement en phase avec le modèle néolibéral dominant et l’affaiblissement des États nationaux. Sur le plan national, les premiers bilans à tirer des expériences gouvernementales de gauche prêtent aussi à débat.

Brésil

Bien des regards se tournent vers le Brésil depuis l’avènement à la présidence de ce gigantesque pays, en janvier 2003, de l’ancien syndicaliste Luis Inacio « Lula » da Silva, candidat du Parti des travailleurs (PT). Car, se demande-t-on, si le Brésil ne parvient pas à renverser la logique dominante, quel pays y parviendra ? Selon Plinio Arruda Sampaio, fondateur du PT, l’évaluation des mesures prises en matière de réduction de l’inégalité sociale, des politiques menées à l’égard des influences économiques et politiques extérieures, et enfin, des rapports avec les mouvements populaires dont est issu l’actuel président brésilien, débouche sur un bilan largement décevant en regard des idéaux originels du PT. La popularité de Lula toujours importante dans les sondages (malgré les faits de corruption mis au jour au sein de son gouvernement) est-elle dès lors conjoncturelle ou indique-t-elle qu’un nouveau type de « populisme », basé sur son charisme personnel, tend à se substituer à ses bases d’appui organique ? Reste que l’absence de résultat significatif face à la pauvreté et aux inégalités et la continuation du processus d’ajustement structurel de l’économie nationale aux canons du modèle néolibéral ne permettent pas aux organisations populaires brésiliennes d’apprécier la relative indépendance politique à l’égard du Nord conquise par Lula à l’échelle latino-américaine et internationale.

Venezuela

L’alternative en marche est-elle alors au Venezuela ? L’analyse des discours et des orientations dominantes des politiques publiques de l’administration d’Hugo Chavez depuis 1999 révèle un processus évolutif, non exempt d’improvisations, voire de contradictions, estime Edgardo Lander de l’Université centrale à Caracas. La non-congruence initiale entre rhétorique du changement, orientations démocratiques de la nouvelle constitution, continuité d’une politique économique néolibérale et positionnements nationalistes conservateurs, symptomatique du manque de projet global prédéfini, va connaître un premier moment important d’inflexion en 2001, avec la promulgation présidentielle de lois visant tant la démocratisation de la propriété et de la production que la réaffirmation du contrôle de l’État, notamment sur le pétrole. S’ensuivront d’un côté les tentatives de renversement du gouvernement bolivarien par la droite et de l’autre, un appui populaire renforcé au leadership personnel accru du président Chavez et à ses politiques sociales visant l’équité, l’intégration et la participation. De multiples défis subsistent : réactivation et diversification économiques, décentralisation du pouvoir, médiations sociales et politiques…

Équateur

Dans un petit pays comme l’Équateur, l’accession à la tête de l’État de Lucio Gutierrez en 2002, grâce à l’appui de Pachakutik, le « bras politique » de la Confédération des nationalités indigènes d’Équateur (CONAIE), ne fera pas illusion longtemps. Selon Barrera Guarderas, « la métamorphose de l’ancien colonel Gutierrez – qui changea à la fois d’habillement, d’alliés et d’idées – vers une politique néolibérale et d’alignement sur les États-Unis, mina les bases de l’alliance avec la Conaie ». Depuis le 6 août 2003, la rupture entre le gouvernement et le principal mouvement indigène du pays est consommée. La tension et l’instabilité sociopolitique vont aller en s’accroissant, pour aboutir à la destitution de Gutierrez en avril 2005. Ces dernières semaines, à quelques mois des élections présidentielles prévues en octobre, la mobilisation sociale contre les politiques du gouvernement Palacios atteint à nouveau des proportions critiques. En cause, la signature d’un traité de libre-échange avec les États-Unis et, au-delà, la question de la souveraineté nationale sur les richesses pétrolières et minières du pays.

Uruguay, Bolivie…

En Uruguay, la coalition progressiste du Frente Amplio entrée au pouvoir en 2005 suscite elle aussi des commentaires contrastés au sein de la gauche latino-américaine. Applaudi pour l’augmentation des salaires et du budget de l’éducation, le gouvernement Tabaré Vasquez ne déroge cependant pas aux normes du FMI et, malgré son appartenance au Mercosur, vient de signer un traité de libre-échange avec les États-Unis... Un peu plus au nord, l’avènement à la présidence de la Bolivie de l’indigène Evo Morales du Movimiento al socialismo en janvier 2006 est certes trop récent pour être évalué, mais il est lourd de significations et de potentialités. Porté par de fortes mobilisations populaires en attente de résultats immédiats en matière de nationalisation des hydrocarbures et de « décolonisation » de l’État, le leader aymara devra aussi composer avec l’élite locale et la réalité des investisseurs étrangers.
Reste que les capacités de chacun de ces pays endettés à transformer les rapports sociaux internes dépendront beaucoup des rapports de force régionaux et continentaux, en particulier de la capacité des grands voisins – le Brésil et l’Argentine – à changer de cap. En la matière, les efforts consentis dans l’intégration économique et politique du Cône Sud (Mercosur) et au-delà, dans la Communauté sud-américaine des nations que les douze pays d’Amérique du Sud se sont engagés, en décembre 2004, à créer, seront déterminants. Le projet de zone de libre-échange des Amériques (ALCA), lancé dans les années 1990 par le président états-unien Bill Clinton a visiblement du plomb dans l’aile. Perçu par les actuels pouvoirs de gauche latino-américains comme un projet d’intégration subordonnée du continent aux intérêts nord-américains, et suspendu par le refus des États-Unis eux-mêmes de réduire leur protectionnisme commercial, il est aujourd’hui (temporairement ?) remplacé par la signature de traités de libre-échange plus « ciblés » entre l’administration Bush et l’Amérique centrale (Cafta) d’une part, et les pays andins (Équateur, Colombie, Pérou), de l’autre. À terme, la viabilité et l’orientation des contrepoids régionaux à l’hégémonie états-unienne dans le continent dépendront du profil des prochains chefs d’État des trois pays moteurs (Argentine, Brésil, Venezuela) et des résultats de l’actuelle vague d’élections présidentielles (Pérou, Colombie, Mexique...).

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