Le dimanche 12 mars, Jean-Paul II a célébré un acte public de repentance et de pardon. Ce geste absolument nouveau dans l’histoire de l’Église catholique a été fortement médiatisé, avec des commentaires en sens divers. Quelle en est la signification? Ignace Berten nous propose ici quelques éléments de réflexion et d’analyse à ce sujet.


Cette demande de pardon n’est pas un acte isolé : c’est un des traits forts du pontificat de Jean-Paul II. Le souci de la paix, de la réconciliation entre les Églises et entre les religions, de la réconciliation entre les nations est caractéristique de sa personnalité spirituelle et politique. Et c’est le sens principal qu’il a voulu donner au Jubilé, en cette année 2000. Dans l’histoire de l’Église, les actes publics d’offre et de demande de pardon sont exceptionnels et fort récents. À la suite du Concile, il y a eu en ce sens une offre de pardon de la part de l’épiscopat polonais vis-à-vis de l’épiscopat allemand, auquel celui-ci a répondu en demandant pardon pour les violences de la Seconde Guerre mondiale (1965). De façon plus large, un tournant a sans doute eu lieu en 1992. Différents projets gouvernementaux prévoyaient de grandes festivités pour célébrer les 500 ans de la "découverte" de l’Amérique. Un mouvement important, en particulier au sein de l’Église, a pris une position critique en opposant au thème de la découverte celui de la conquête, et en proposant une relecture de cette histoire du point de vue des premiers habitants de ce continent, ceux qu’on allait appeler les "Indiens", et du point de vue des Africains déportés en masse comme esclaves.
De façon plus récente, il faut certainement citer la demande de pardon exprimée par l’Église catholique de France à l’égard du peuple juif. Par ailleurs, le Saint-Siège a rouvert plusieurs dossiers historiques douloureux afin de faire la vérité sur ces événements : Inquisition, affaire Galilée… Au sujet de Pie XII, la totalité des archives le concernant a été ouverte à une commission d’historiens, y compris juifs, qui ont émis un jugement nuancé. Sans doute, dans tout cela, y a-t-il des freins, souvent de grandes prudences. Il y a encore bien à faire et il faut aller plus loin, avec plus de liberté. Mais il importe de reconnaître ce qui est déjà fait.

Les enjeux d’une demande de pardon
Deux questions cependant sont souvent soulevées : À quoi bon remuer toute cette boue? Le passé est bien le passé, enterrons-le définitivement. Et seconde question : On constate que seules les Églises aujourd’hui font ce genre de mea culpa; ne faudrait-il pas exiger la réciproque des autres acteurs historiques avant de continuer sur cette voie? L’Église est déjà constamment la cible de multiples critiques, partiellement justifiées, mais souvent très unilatérales : doit-elle elle-même en rajouter? Le passé est le passé, certes. Mais il n’est pas mort. Il continue à vivre dans le présent, il habite les mémoires collectives. Il détermine des sentiments de méfiance, de reproches, d’intolérance ou de haine qui dans le présent peuvent être meurtriers. Il suffit de penser à la façon dont au Kosovo Albanais musulmans et Serbes orthodoxes racontent l’histoire : deux histoires étrangères l’une à l’autre, qui se réfèrent à des événements qu’un côté a retenus et relus, et que l’autre a oubliés ou qu’il tait… Tant qu’on n’est pas capable de relire sa propre histoire sous les yeux de l’autre, de commencer à lire cette histoire en commun, c’est-à-dire en intégrant le regard de l’autre, la mémoire est facteur de violence.
Par ailleurs, faut-il attendre la réciprocité pour engager la démarche? Le pardon, certes, n’atteindra pas son plein accomplissement tant qu’il n’y a pas réciprocité, tant qu’on ne sera pas capable de relire ensemble les histoires qui continuent à blesser les mémoires. Mais il faut bien commencer, fût-ce unilatéralement. Et du point de vue chrétien, la réciprocité est certes souhaitable, elle est toujours à espérer, mais elle n’est pas un critère de l’action et de l’engagement. La mémoire biblique nous dit que, par rapport au mal et à la faute, c’est toujours Dieu qui fait le premier pas, et qu’il s’agit d’être miséricordieux, comme notre Père est miséricordieux.

La célébration : une parole forte
Cette célébration est un acte liturgique. Mais en même temps c’est un acte public. Cela signifie deux choses. Le premier destinataire de la parole est Dieu. Le pape et quelques cardinaux, au nom de toute la communauté ecclésiale, reconnaissent publiquement devant Dieu que le passé est marqué par la faute. De façon plus précise, parce que ceux qui s’expriment sont le pape et des cardinaux responsables directs des divers organes de gouvernement de l’Église catholique, c’est dire et reconnaître publiquement que ce n’est pas simplement l’ensemble de la communauté ecclésiale qui est responsable de ces fautes, mais que les porteurs de l’institution de l’Église y ont une responsabilité particulière. En cela, le geste est fort et inédit. Le dire devant Dieu, c’est dire aussi l’engagement que cela ne se répète plus (c’est bien le sens des paroles finales; lire l’encadré ci-joint).

Cette demande de pardon est publique. Elle ne se fait pas dans l’intimité d’un confessionnal (on aurait pu penser à une célébration privée réunissant simplement le pape et quelques-uns de ses collaborateurs). C’est dire qu’elle est aussi une parole qui se veut adressée au monde, à tous ceux plus précisément dont la mémoire des relations avec l’Église catholique est une mémoire blessée. Parole qui peut être accueillie positivement ou rejetée… En même temps, c’est une offre de pardon : explicitement, mais de façon discrète, il est fait référence à tout ce que l’Église elle-même a souffert dans son histoire (ce qu’on pourrait trop facilement oublier). Engagement, de la part de l’Église, à ne plus jamais faire grief de ce passé dans la rencontre avec l’autre : non pas le taire, car il s’agit bien de dire ensemble ce passé, mais tout faire pour que ce passé ne porte pas atteinte à la volonté présente de vivre ensemble dans la paix et l’harmonie.
On ne peut que souligner la force des paroles qui ont été dites au cours de cette célébration. Ainsi, c’est sans doute la première fois qu’est formulée aussi clairement la demande de pardon au sujet de la violence exercée au nom de la vérité (après la demande générale de pardon, c’est la première demande exprimée, et elle l’est par le cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi) : "Prions pour que chacun de nous reconnaisse que des hommes d’Église, au nom de la foi et de la morale, ont parfois eu recours, eux aussi, à des méthodes non évangéliques en accomplissant leur devoir de défendre la vérité".

Des questions sans doute…
Différentes critiques ont été exprimées. On reproche à Jean-Paul II de ne pas avoir été assez explicite pour demander pardon pour des événements très concrets. En particulier, nombre de Juifs reprochent que la Shoah n’ait pas été nommée. Ce reproche me paraît injustifié, d’abord parce que l’Église ou les chrétiens ont été beaucoup plus directement responsables d’autres violences contre les Juifs (multiples pogroms); ensuite parce que si on nommait explicitement telle ou telle violence (fût-elle particulièrement massive et atroce), on pourrait toujours reprocher de ne pas avoir nommé telle autre… Il me semble que, dans le cadre de la célébration, l’expression plus générale était d’un ton plus juste.
Deux autres critiques peuvent être faites, qui ne portent pas directement sur la célébration elle-même, mais sur son contexte général. Il y a d’abord une distinction dangereuse, très présente dans de nombreux textes : la distinction entre l’Église sainte en elle-même et ses membres qui sont pécheurs. Cette distinction rend difficile une réflexion critique sur les structures et les fonctionnements institutionnels de l’Église catholique, car on a tendance à les sacraliser. Or, ils sont, dans certains de leurs aspects, porteurs de violence (par exemple dans le rapport entre institution et vérité). D’autre part : c’est très bien de demander pardon pour les fautes historiques du passé, mais il faudrait en même temps accepter de se mettre en cause et de s’interroger sur les fonctionnements dans le présent. Et on souligne cela dans deux domaines principalement: les violences exercées à l’intérieur de l’Église contre les femmes ("Prions pour les femmes trop souvent humiliées et bafouées…") et les diverses mesures de répression contre les théologiens "déviants". Critique certes fondée, sur laquelle je voudrais revenir dans le point suivant, mais qui ne délégitime pas pour autant la démarche elle-même.

Un symbole à valeur politique
Comme nous venons de le dire : une critique importante porte sur le manque de cohérence (et certains diront le manque de sincérité) entre la déclaration publique de demande de pardon et la pratique réelle de l’Église. Je ne crois pas qu’il y ait manque de sincérité ou, plus grave, mauvaise foi, en tout cas de la part du pape. Il est vraisemblable que Ratzinger à dû se faire quelque peu forcer la main pour dire ce qu’il a dit. Je pense que Jean-Paul II, quant à lui, n’est pas conscient des aspects idéologiques et des contradictions de sa propre théologie (concernant les femmes, concernant le rapport à la vérité…). Par contre, il est bien responsable du personnel qu’il a mis en place autour de lui, et donc, ultimement, des abus de pouvoir de ceux-ci, et donc de la violence institutionnelle dans la façon dont sont aujourd’hui conduites les affaires d’Église (entre autres dans les rapports avec les Églises locales).
Le manque de cohérence entre les déclarations et la pratique réelle dévalue-t-il le sens de la démarche? Combien de déclarations, chartes, conventions signées par les États, et qui ne sont pas respectées par les signataires : Déclaration universelle des droits de l’homme, Charte européenne des droits sociaux, Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, etc.? Cela disqualifie-t-il la proclamation de tels documents, cela les prive-t-il de sens? Non. Ces textes restent des références fondamentales, ils font avancer la conscience commune, ils fournissent un point d’appui constant pour tous ceux qui veulent agir dans le sens de ces engagements pris publiquement. Il en va de même dans l’Église. Certes, à bien des égards nous sommes aujourd’hui loin de l’esprit de Vatican II, mais heureusement que ces textes sont toujours là, comme inspirateurs et arguments… Il en va de même pour la démarche de pardon et des paroles publiques qui l’expriment.
De plus, aujourd’hui tant de conflits de type nationaliste ou ethnique débouchent dans la violence, et certains d’entre eux ont une coloration religieuse. Dans l’histoire, les religions ont été et sont parfois encore facteurs de violence. Tout acte public par lequel les religions se remettent en cause, reconnaissent leurs propres violences, s’ouvrent au dialogue avec les autres, est dès lors un facteur de paix.

Ignace Berten
Dominicain, théologien et sociologue

"Jamais plus d’actes contraires à la charité dans le service de la vérité,
jamais plus de gestes contre la communion de l’Église,
jamais plus d’offenses contre quelque peuple que ce soit,
jamais plus de recours à la logique de la violence,
jamais plus de discriminations, d’exclusions, d’oppressions, de mépris des pauvres et des petits."
(Extrait de la parole d’envoi du pape à la fin de la messe)