Nous savions d’avance que l’évaluation du Pacte des générations serait un exercice difficile. Cette évaluation avait été convenue entre partenaires sociaux dans le cadre du projet d’accord interprofessionnel pour 2011-2012 et avait été confiée au Conseil national du Travail (CNT), qui devait la terminer pour octobre 2011. La difficulté résultait aussi de ce que les employeurs ne considéraient cette évaluation que comme un prélude à une nouvelle attaque contre la prépension, mais aussi contre les emplois de fin de carrière des travailleurs âgés et, plus largement, contre le crédit-temps. En effet, le Pacte comptait aussi d’autres objectifs. Et par ailleurs, même l’objectif de prolongation de carrière contenu dans le Pacte allait beaucoup plus loin que le seul fait de freiner les prépensions.


Cette conjonction de trois éléments (prépension, crédit-temps et emplois de fin de carrière) nous porte à croire que les employeurs n’étaient pas réellement intéressés par les objectifs politiques du Pacte des générations 1. La seule chose qui semblait les intéresser était de limiter ou de supprimer plusieurs droits des travailleurs qui leur tapent royalement sur les nerfs.
Les syndicats ont tenté de réaliser une évaluation correcte au CNT, tant pour l’ensemble des objectifs du Pacte que pour l’ensemble des mesures mises en place pour les différents objectifs. L’ensemble est nettement plus nuancé que la vision étroite défendue par les employeurs. Ces idées vont même à l’encontre de ce que les employeurs veulent entendre et confirment ce qu’ils veulent taire. Tant et si bien que, fin septembre, les employeurs se sont sentis obligés d’abandonner le navire, rompant ainsi l’engagement pris dans le projet d’accord interprofessionnel de réaliser et de terminer ensemble l’évaluation 2.

Un triptyque

Pour que l’évaluation soit correcte, il est en tout cas utile de rappeler que le Pacte des générations constitue un triptyque composé de trois objectifs principaux : l’emploi des jeunes, le vieillissement actif et le renforcement de la sécurité sociale. Chaque objectif principal regroupe différents éléments. Une évaluation correcte du Pacte des générations doit donc porter sur l’ensemble des différents sous-objectifs.
Pendant toute la durée des discussions au CNT, nous avons réalisé notre évaluation sur base de deux angles de vue. D’une part, quelles sont les mesures qui ont été réalisées et quelle en est la portée ? Et d’autre part, quel a été l’effet sociétal de ces mesures ?

Toujours au frigo

Première constatation : la majeure partie du Pacte des générations a été mise en œuvre. Seules quelques mesures sont toujours au frigo.
Premièrement, la solidarisation de la prépension. Les employeurs hésitent parfois aujourd’hui à recruter des travailleurs plus âgés de peur de devoir payer quelques années plus tard un supplément de prépension ainsi que des retenues sociales. Pour éviter ce risque, il suffit de répartir le coût de la prépension sur tous les employeurs, au niveau sectoriel ou interprofessionnel. Certains secteurs le font déjà. Le Pacte des générations avait opté pour une formule interprofessionnelle, mais la mesure n’a jamais été mise en place.
Deuxièmement, le développement d’un accompagnement de carrière. Constatation : seule la Flandre a développé le droit à un accompagnement de carrière externe, mais indépendamment du Pacte des générations et en se limitant à 6.000 accompagnements. Autre constatation : le droit à l’accompagnement de carrière au sein des entreprises est resté lettre morte.
Troisièmement, la possibilité pour les travailleurs âgés de convertir leur prime de fin d’année en jours de congé. La concertation à ce sujet a avorté au CNT. Le Pacte des générations avait prévu que le gouvernement élaborerait alors un cadre, ce qui ne s’est jamais fait.
Quatrièmement, la réforme de la pension de survie pour les jeunes veuves et veufs. Il y a unanimité pour dire que ce système pousse aujourd’hui les gens à l’inactivité. Mais aucune décision ou mesure concrète n’a encore été prise.
Pour une évaluation correcte, il faut aussi tenir compte de la portée des mesures prises, ainsi que du suivi des objectifs qui ne demandaient pas de mesures de la part des pouvoirs publics ou du CNT mais qui faisaient appel aux secteurs et aux entreprises.
On est ainsi amené à dresser quelques constats peu reluisants. Tout d’abord en ce qui concerne une partie des mesures qui étaient intéressantes pour les travailleurs âgés en difficultés. Ainsi, les travailleurs qui effectuent un travail lourd devaient pouvoir passer à un travail plus léger en bénéficiant d’une prime de passage de l’ONEm en cas de lourde perte de salaire. Le CNT n’a pas été plus loin qu’une recommandation aux entreprises. Et les primes de passage ? Seules 11 primes ont été versées jusqu’ici. Autre exemple : la prépension médicale, prévue pour les travailleurs confrontés à des problèmes physiques graves en raison de leur travail. Seules 15 personnes ont été reconnues jusqu’ici. D’autres éléments du Pacte étaient laissés au bon vouloir des secteurs et des entreprises. Comme la proposition d’intégrer davantage la reconnaissance des compétences acquises dans la politique de recrutement et de formation des secteurs et des entreprises. Ou la demande adressée aux secteurs et aux entreprises de développer une politique du personnel qui tienne compte de l’âge. Il n’est pas évident de mesurer le suivi de telles mesures, mais rien n’indique qu’elles aient eu une portée importante.
Reste la seconde question: dans quelle proportion les différentes mesures ont-elles pu atteindre les objectifs fixés par le Pacte des générations ? Pour éviter de se noyer dans les chiffres, mieux vaut se limiter ici à quelques données clés que vous trouverez dans les différents tableaux pour chaque sous-objectif (chiffrable) du Pacte des générations. Même s’il faut tenir compte du fait qu’ils sont influencés par de nombreux facteurs autres que le Pacte des générations, les chiffres restent très utiles pour une évaluation équilibrée.

Travail des jeunes

Le premier objectif du Pacte des générations est de favoriser l’emploi de jeunes. Trois sous-objectifs sont mis en avant : plus de jeunes pour la formation en alternance (avec un lieu d’apprentissage effectif dans une entreprise), plus d’emplois pour les jeunes peu qualifiés (avec une attention spécifique pour les jeunes les plus vulnérables, autrement dit les allochtones) et plus de jeunes qui se lancent dans une activité indépendante. Voyons les chiffres suivants dans le graphique ci-dessous.
La lutte contre le chômage des jeunes a évidemment subi de plein fouet les répercussions de la crise financière, dont les jeunes ont été les premières et principales victimes. Ce chômage conjoncturel des jeunes semble toutefois s’être largement résorbé aujourd’hui, ce qui remet en avant les problèmes structurels rencontrés par les jeunes sur le marché de l’emploi. Ces problèmes sont plus aigus que jamais. L’augmentation du taux de chômage pour les jeunes qui quittent l’école sans qualification, et plus encore pour les jeunes allochtones, en est la preuve.
Dans le tableau, les résultats pour l’apprentissage en alternance sont exprimés par un point d’interrogation, des deux côtés de la frontière linguistique. Voilà qui est révélateur de la rigueur dont les Régions et Communautés font preuve pour suivre cette question. On a toutefois le sentiment que la revalorisation de la formation en alternance reste un échec, en dépit des initiatives décrétales prises des deux côtés. Dernier constat : le nombre de jeunes qui se sont lancés dans une activité d’indépendant a augmenté de 9,4 %. Cette donnée est encourag
eante, mais provisoire. Car on peut se demander combien finiront par changer de trajectoire.

Vieillissement actif

Nous en arrivons ainsi au deuxième volet du Pacte des générations, le vieillissement actif, et dans la foulée à une opinion erronée selon laquelle le Pacte se résumerait au démantèlement des prépensions. Entre autres objectifs, le Pacte comportait aussi celui de favoriser une politique du personnel qui tienne compte de l’âge, de doper les investissements dans et la participation à la formation et de développer l’accompagnement social des restructurations. Le contenu de l’objectif de l’allongement de la carrière allait bien au-delà d’une simple limitation des prépensions. Le tableau ci-dessus reprend les principaux indicateurs.
Le vieillissement de la population active plus âgée est un premier constat remarquable. En cinq ans, le nombre de personnes de 50 à 64 ans qui se présentent sur le marché du travail a augmenté de 13 %. Ce phénomène s’accompagne d’une proportion croissante de travailleurs âgés, de sorte qu’en seulement cinq ans, le nombre de travailleurs âgés a augmenté de 217.000 unités. Force est d’ailleurs de constater que cette augmentation s’est poursuivie durant la crise financière. L’augmentation est en tout cas la plus forte pour les catégories des plus âgées, même s’il faut admettre que ces catégories recèlent aussi le plus fort potentiel d’amélioration. En conséquence, le taux d’activité de la catégorie d’âge de 50 à 64 ans a progressé de 5,2 points de pourcentage, ce qui correspond à une augmentation de 11,4 %. Lorsqu’on se limite aux plus de 55 ans, l’augmentation est même de 17,3 %.
L’augmentation persistante du nombre de prépensions est notoire, même s’il convient de la nuancer très fortement. Tout d’abord, l’âge de la pension a été relevé de deux ans (de 63 à 65 ans) pour les femmes depuis le Pacte des générations. Ces femmes restent donc en prépension deux années de plus. Deuxièmement, le groupe cible potentiel a lui aussi connu une forte expansion. Pour corriger celle-ci, il faut utiliser un taux de prépension. Dans ce cas, on observe plutôt une diminution sensible, à 15%. Troisièmement, il importe surtout de s’intéresser à l’évolution avant 60 ans, puisque c’est principalement pour cette catégorie que le Pacte des générations voulait enregistrer rapidement des résultats. On constate en fait une diminution du nombre de prépensions avant 55 ans et un effondrement du chiffre global avant 60 ans. Dans le même temps, la part des chômeurs âgés ordinaires qui ne doivent plus être disponibles sur le marché du travail connaît aussi une baisse sensible. Il ne faut pas en déduire que tous ont un emploi. Le tableau montre qu’un glissement est intervenu dans le nombre de chômeurs âgés disponibles. Il faut aussi que les employeurs acceptent de collaborer.
Le respect des engagements en matière de formation apporte la preuve la plus tangible de cette absence de bonne volonté. Les chiffres démontrent que de ce point de vue l’évolution est quasiment nulle. Pire, le taux de participation des travailleurs âgés aux formations a diminué. Certes, c’est aussi le cas pour les jeunes. Autrement dit, on n’a même pas commencé à résorber l’écart de formation entre jeunes et moins jeunes.
L’augmentation du taux d’activité des 55-64 ans est le chiffre le plus important de cette évaluation globale. D’après le Pacte des générations, ce taux d’activité devait augmenter 1,5 fois plus vite que la moyenne de l’ancienne Europe (UE15). L’évolution de ce taux d’activité conditionne l’application future d’une condition plus restrictive concernant le nombre d’années de travail requis pour pouvoir accéder à la prépension (passage de 38 à 40 années de carrière à partir du 1er janvier 2015). Problème : comment calcule-t-on l’augmentation du taux d’activité ? Les employeurs demandaient un calcul en « points de pourcentage », les syndicats en %. Selon l’approche que défendent les employeurs, le critère ne serait pas respecté : 1,3 fois mieux que le chiffre de l’UE15 au lieu de 1,5 fois mieux. Selon l’approche que défendent les syndicats, nous ferions 1,8 fois mieux que l’UE15, de sorte que le critère serait respecté. En cette matière aussi, la décision reviendra finalement au gouvernement.

Sécurité sociale solide

Le troisième volet du Pacte des générations vise à renforcer la sécurité sociale. L’ancrage de la liaison au bien-être des revenus de remplacement est l’élément fondamental de ce volet.
Le Bureau du Plan a réexaminé l’évolution des ratios de remplacement, suite à une demande du CNT. Pour le « test des minima », il s’agit de calculs réalisés par le CNT à partir de la norme de pauvreté actualisée par la Commission Vieillissement dans son rapport pour 2011 (1031 euros/mois pour un isolé et 1520 euros/mois pour un couple). Il faut retenir du tableau ci-dessous un constat essentiel : l’action menée depuis 2000 en faveur de la liaison au bien-être a porté ses fruits, même s’il ne s’agit souvent que d’éliminer partiellement ou totalement l’érosion intervenue dans les années ’80 et ’90.
La liaison au bien-être a permis de revaloriser significativement les minima, même si le tableau montre aussi que la plupart des minima restent nettement en retrait de la norme européenne de pauvreté. Espérons que ce constat incitera les négociateurs chargés de former le gouvernement fédéral à écarter la proposition qui vise à augmenter le nombre de chômeurs de longue durée qui, après un certain temps, n’ont plus droit qu’à des allocations minimales.

Conclusions

Une évaluation aussi large montre à suffisance pourquoi les employeurs et les partis de droite veulent focaliser l’attention sur la prépension et, dans la foulée, sur les emplois de fin de carrière. En effet, elle prouve noir sur blanc :
– premièrement que nous devons plus nous inquiéter du taux d’activité et du chômage des jeunes à risques, qui ne cessent de se détériorer ;
– deuxièmement, que le Pacte des générations, qui était déjà déséquilibré dans sa conception, a ensuite été mis en œuvre de manière encore plus déséquilibrée ;
– troisièmement, que les entreprises, surtout, sont restées aux abonnés absents.

(*) Service d’études de la CSC



1. Le Pacte des générations a été adopté en octobre 2005 sous gouvernement libéral-socialiste, au terme d’âpres journées de négociation et après des manifestations opposant syndicats et patronat qui ont rassemblé jusqu’à 100.000 travailleurs dans les rues de Bruxelles.
2. Nous écrivons ces lignes à la veille du lancement des négociations sur le volet économique de l’accord de gouvernement fédéral. Au moment de la publication de cet article, nous saurons peut-être dans quelle mesure les employeurs auront été entendus et si leur refus de la concertation aura payé (pour autant qu’on ne le sache pas déjà maintenant).