Sortir de la crise économique et sociale provoquée par le capitalisme financier, tout le monde le souhaite. Pourtant, cette belle unanimité se rompt dès qu’il s’agit d’envisager, d’abord, la manière de sortir de cette crise et, ensuite, le modèle de société vers lequel tendre — si du moins l’on estime qu’il ne faut pas replonger dans le business as usual d’avant la crise.


Ces deux points de tension s’illustrent, ces dernières semaines, par la question du temps de travail. Dans une tribune récente (La Libre Entreprise du 20 février dernier), Didier Paquot, directeur du département économique de l’Union wallonne des entreprises, affirme que la seule manière de créer de l’emploi est de créer des entreprises et de les développer. La réduction du temps de travail, écrit-il, n’est pas une solution pour réduire le chômage. Son argumentaire vise en particulier une étude de l’Institut du développement durable, dans laquelle Philippe Defeyt montre que sur les 40 dernières années, le nombre d’emplois a augmenté de 17 % alors que le nombre total d’heures de travail effectuées a diminué de 5 %. En concluant que « sur la même période, on observe un plus que doublement de la production intérieure (PIB) (...) c’est donc — sur le long terme — la réduction tendancielle du temps de travail qui a permis de créer des emplois, non la croissance. »
Autrement dit, sans une réduction de la durée moyenne de travail depuis 40 ans, la situation de sous-emploi que nous connaissons aujourd’hui serait bien pire encore. Toutefois, la compensation de l’augmentation de la productivité par la réduction du temps de travail moyen s’est fortement ralentie à partir du début de la crise qui a suivi le premier choc pétrolier de 1973 et s’est pratiquement arrêtée depuis 1990, malgré le développement du temps partiel. La réduction du temps de travail est due à des facteurs contrastés sur le plan social : d’un côté les négociations sociales de diminution du temps de travail, les mesures de crédit-temps soutenues par les pouvoirs publics, la réduction structurelle de la part des secteurs où l’on travaille beaucoup, mais aussi, d’un autre côté, la politique patronale de généralisation du temps partiel imposé dans certains secteurs, qui touche massivement les femmes et les jeunes.
On peut comprendre que ce genre de constat ne plaise pas aux fédérations patronales, car il va à l’encontre de leur discours. Ainsi, Didier Paquot soutient que la réduction du temps de travail n’est qu’un choix fait par les travailleurs de travailler moins plutôt que de gagner plus (en produisant plus). À vérifier auprès des caissières de la grande distribution qui cumulent temps partiels et horaires flexibles, ou des techniciennes de surface qui nettoient les bureaux 4 heures par jour pour un salaire qui leur permet à peine de vivre décemment… Et ce, dans la toute grande majorité des cas, sans qu’elles l’aient choisi.
Si l’on s’inscrit dans des tendances longues telles que nous les décrit Philippe Defeyt, on constate que la réduction du temps de travail offre une manière solidaire de sortir de la crise économique et sociale actuelle, via une meilleure répartition du travail et du temps de travail. Ce qui est par ailleurs un des meilleurs moyens pour lutter contre l’une des plus fortes inégalités entre les hommes et les femmes, celle qui a trait au marché de l’emploi : les femmes sont davantage touchées par le chômage, et elles sont massivement occupées dans des emplois à temps partiel non choisi.

Contraintes économiques

Bien sûr, une telle stratégie de sortie de crise doit se faire de façon réfléchie, et être adaptée aux diverses réalités socio-économiques, en rencontrant les arguments sans cesse mis sur le tapis, parfois à juste titre, par les organisations d’employeurs. Cela signifie notamment qu’il faut anticiper le problème de la formation (il n’est pas toujours aisé de trouver les travailleurs qualifiés qui permettent d’occuper les postes libérés), et qu’il faut rencontrer la question des coûts supplémentaires pour l’entreprise (frais d’organisation et dépenses salariales.) Il ne faut pas nier ces difficultés, qui sont réelles au niveau microéconomique, au sein de l’entreprise, particulièrement pour les PME.
Promouvoir la réduction du temps de travail, c’est faire de l’innovation sociale dont le poids ne doit pas être supporté par chaque entreprise individuellement. Il faut au contraire que cela soit pris en compte de façon plus large, sur le plan de chaque secteur professionnel et sur le plan de la société tout entière. Ce qui implique des mesures de compensation à l’augmentation des coûts salariaux (qui devraient tenir compte des hausses de productivité mais pourraient varier en fonction du niveau de revenu). On doit par ailleurs développer les formules de socialisation, par exemple via les fonds sectoriels, de la prise en charge de la formation et de l’accompagnement des jeunes travailleurs. Et l’on doit également envisager la question de manière globale, en tenant compte des différentes étapes de la vie, de manière à répondre à des besoins individuels en évolution : complément à la formation initiale, formation permanente et reconversion, éducation des enfants, accompagnement de parents âgés, etc. Par contre, envisager l’allongement des carrières comme cela est souvent préconisé sans initier des formes de réduction de temps de travail durant la carrière ne peut que conduire à sacrifier une génération entière de jeunes en reportant encore leurs perspectives d’accéder au marché de l’emploi.
Pour ces différentes raisons, la voie suivie par les partenaires sociaux a toujours été de fixer un cadre interprofessionnel (comme, par exemple, la semaine de 38 heures, qui fût imposée comme durée maximale du temps de travail dans l’accord interprofessionnel 2001-2002, ou encore les diverses dispositions relatives aux prépensions, aux congés parentaux, au crédit-temps, etc.), et d’obtenir par ailleurs des incitants octroyés par les pouvoirs publics. Et enfin de mener des négociations au sein de chaque commission paritaire pour y convenir des modalités spécifiques à mettre en œuvre, qui intègrent la question du coût supplémentaire et de la formation des travailleurs.

Projet social et culturel

Mais au-delà de ces aspects techniques, la question fondamentale est de savoir si l’on pense qu’il est possible, et souhaitable, de sortir de la crise en condamnant au chômage la jeune génération et les travailleurs (en particulier les travailleuses) les moins qualifiés ou en statut précaire — tout en faisant travailler plus et plus longtemps ceux qui garderont un emploi. Ou si, au contraire, on estime qu’il n’y aura une sortie durable de la crise que s’il y a davantage d’égalité dans l’accès à l’emploi et aux revenus qu’il procure.
Ce choix n’est pas qu’économique, c’est aussi un choix de société, qui mériterait d’ailleurs d’être largement débattu en dehors des cercles économiques. On le sait, dans nos sociétés, avoir un emploi reste le moyen le plus sûr de bénéficier d’un revenu (relativement) stable et qui donne des perspectives d’avenir. Mais en même temps, compte tenu du chômage structurel et de la précarisation de l’emploi, cette vision est en train d’évoluer et, pour beaucoup de celles et ceux qui se sentent ou se savent exclus ou en tout cas fort éloignés du marché du travail, le rapport à la « valeur travail » ne peut que faire l’objet, par la force des choses, de remises en questions. Par ailleurs, les gains de productivité de l’activité privée marchande contribuent à créer toujours plus de richesse sans augmenter le nombre de postes de travail, quand ce n’est pas en le réduisant !
Dans ce contexte, l’augmentation de l’emploi n’est due qu’à la réduction du temps de travail et à la création d’emplois dans les secteurs non-marchands, privé et public. Il est désormais acquis, et les trente dernières années en témoignent, que le retour de la croissance économique ne permettra pas de résorber le chômage de manière décisive, même en développant des investissements massifs dans les emplois verts et dans les filières de développement durable.
Nous soutenons que la crise a des racines sociales : la réduction de la part des salaires dans la répartition des revenus et la hausse de celle des profits exigés par le capitalisme financier, la pauvreté et la précarité qui touchent de larges catégories de la population, l’endettement endémique dans lequel beaucoup de ménages ont été plongés, l’augmentation continue des inégalités entre les revenus, y compris au sein du monde du travail.
Pour sortir durablement de cette crise systémique, il faut s’attaquer aux problèmes de fond — et celui du sous-emploi en est à l’évidence un — sans quoi nous ne ferions que préparer la venue de la prochaine crise. On ne pourra éviter l’explosion sociale (qui a jusqu’ici été reportée parce que nous bénéficions d’un système de protection sociale qui a servi d’amortisseur) sans s’attaquer frontalement au chômage.

Question culturelle

Mobiliser la société pour une répartition plus équitable de l’emploi nécessite un changement culturel qui peut s’enclencher par ces deux questions : au fond, qu’est-ce qu’un emploi socialement utile ? Et y a-t-il une vie en dehors du travail ?
Pour chacun d’entre nous, l’emploi est-il une fin en soi, ou un moyen pour « participer » à la société, par le revenu qu’il procure mais aussi par l’opportunité qu’il donne de réaliser des choses utiles et de s’épanouir dans des relations sociales enrichissantes ? Cette vision, bien différente des approches utilitaristes classiques, permet de remettre l’économie au service de l’homme sans en exclure de larges catégories de la population, dans lesquelles on retrouve massivement les jeunes, les femmes, les personnes issues de l’immigration, les moins qualifiés.
Mais en outre, un temps de travail mieux réparti, c’est aussi davantage de temps hors travail, une meilleure qualité de vie, plus de temps pour la famille et l’éducation des enfants, pour les relations humaines et la participation citoyenne, pour la vie culturelle et les loisirs. Et c’est plus d’égalité dans les modes de vie et la répartition des rôles sociaux entre les hommes et les femmes. C’est donc à la fois le sens du travail qui doit être interrogé à la faveur du débat sur le temps de travail, mais aussi la place qu’on lui accorde parmi l’ensemble des éléments constitutifs de notre vie.
Ce changement culturel est possible, il est même déjà en cours. Ainsi, la prépension est devenue au fil du temps un élément de notre patrimoine social, perçu comme tel par les travailleurs qui peuvent y prétendre, et le lien avec l’objectif initial de « mise au chômage encadrée » s’est progressivement estompé. Les cadres et employés supérieurs de grandes entreprises qui se sont vus proposer, en raison de la crise, un passage à 4/5 temps avec une perte de salaire limitée ont, pour certains d’entre eux, été très surpris de découvrir le bonheur de travailler moins et de pouvoir disposer d’un temps libéré pour eux-mêmes et pour leur entourage. Et, plus généralement, le chômage et la précarité forcent beaucoup de jeunes et de moins jeunes à chercher d’autres raisons de vivre et d’espérer.
La crise actuelle nous fournit une occasion unique pour remettre en question les paradigmes traditionnels. Si nous persistons à ne pas saisir qu’il nous faut sortir du cadre, si nous refusons d’admettre qu’il faut construire d’autres références et d’autres finalités que celles que nous nous sommes laissé imposer par le libéralisme économique, nous raterons une opportunité qui risque de ne plus se représenter. Allons-nous choisir une meilleure répartition du travail et redécouvrir qu’un emploi mieux partagé est la voie vers une qualité de vie améliorée, pour soi-même et pour toutes et tous ?

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