Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction du pays impliqua un besoin de main-d’œuvre massif dans les secteurs manufacturiers et de la mine. L’immigration répondra ainsi à la « pénurie de mineurs » étant donné que ni le statut de mineur ni l’emploi des prisonniers de guerre ne permettaient de faire face à la demande. Par la suite, le plein-emploi incitera à la mise en place de politiques de planification des besoins de main-d’œuvre, essentiellement qualifiée, en tentant d’ajuster l’orientation scolaire avec les besoins futurs des entreprises. Aujourd’hui, alors que le plein-emploi n’est plus, des situations de pénuries de main-d’œuvre sont encore dénoncées, et coexistent avec des taux de chômage élevés et permanents. Depuis cette époque cependant, les conceptions et les réalités du marché du travail ont évolué : le lien entre formation et emploi, entre la fabrication de compétences et de qualifications et leur usage dans le monde du travail ne correspond en effet pas exactement aux mêmes règles du marché des biens et des services. Fort heureusement, les travailleurs, à l’inverse des produits, ont des spécificités et des préférences. Et celles-ci évoluent dans le temps...
La rencontre entre un travailleur doté de compétences et de qualifications, et la demande du marché du travail ne s’organise pas mécaniquement autour d’un mécanisme standard d’appariement. Cette rencontre est un rapport social qui ne relève pas d’un principe standard — le simple ajustement de compétences à l’emploi, dans une condition de salaire donné — qui déboucherait, en l’absence de rigidités, sur un équilibre « naturel » entre offre et demande. A contrario, la rencontre entre un travailleur et l’emploi se réalise toujours dans des contextes particuliers normés par des règles, des conventions, des préférences dont il faut à chaque fois comprendre les coordonnées et les équilibres à un lieu et moment donné. Ainsi, essayer de comprendre la question des pénuries de main-d’œuvre sous un angle de vue qui s’éloigne d’une perspective en termes de flux et d’ajustement naturel nécessite de multiplier les niveaux d’analyses pour complexifier la question.
Nous proposons, dans cet article, de tirer trois fils d’analyse du phénomène. Le premier consiste à voir la question des pénuries sous l’angle d’un discours visant, au-delà de la mise en évidence du phénomène, à poursuivre un agenda de transformation des règles régissant le fonctionnement du marché du travail. Le deuxième revient à ne pas nier l’existence de difficultés de recrutement exprimées par les entreprises, mais à comprendre leur signification pour les recruteurs et à prendre en considération les conditions effectives de travail. Enfin, un troisième fil de lecture se déplace vers les travailleurs — ceux qui occupent un emploi dans les secteurs réputés en pénurie, ceux qui rechignent à y entrer, ceux qui en sortent — et la manière dont se déroulent leurs trajectoires professionnelles. Trois clés de lecture pour un phénomène autant mythique que réel, important que localisé, évident que socialement construit, et que nous proposons de parcourir au travers d’un cas, celui des informaticiens.
La pénurie comme discours patronal
Un premier angle d’analyse des phénomènes de pénuries consiste à reconnaître qu’il s’agit là, étant donné les termes utilisés, d’un discours orienté par certains acteurs du marché du travail — les fédérations patronales sectorielles — afin d’imposer une interprétation de ce qui constitue aujourd’hui l’agenda des enjeux contemporains de l’emploi. Une certaine dramaturgie accompagne toujours les communiqués de presse qui annoncent de nouvelles pénuries. D’entrée de jeu, le propos se centre sur une problématique de nombre — impressionnant — de milliers d’emplois vacants du secteur d’activité concerné. Ce nombre est ensuite comparé à la production annuelle de diplômés attendus. L’hiatus souvent considérable entre les deux chiffres sert à qualifier l’ampleur et la gravité du « gap ». Ce constat, objectivé mais simpliste, étant établi, le terrain est préparé pour passer à la suite de l’argumentaire. Ce manque de main-d’œuvre est ainsi préjudiciable au bon fonctionnement des secteurs et nécessite donc, suivant une rhétorique de l’urgence, de transformer les institutions qui encadrent le fonctionnement du marché du travail pour réparer l’injustice faite aux entreprises. L’enseignement est la première institution visée : elle est sommée de se réformer pour mieux s’adapter aux demandes du marché (« Si nous transmettons des informations sur ce marché du travail et les profils nécessaires, l’enseignement peut mieux adapter son cursus. Nous procédons aussi à des échanges d’expériences sur les meilleurs exemples de réformes et de méthodes d’enseignement » Agoria, 22 mai 2008).
Dans le cas des métiers de l’informatique, les solutions les plus souvent préconisées consistent à revoir les cursus pour les ajuster davantage vers les besoins immédiats des entreprises, par le biais de partenariats avec les fournisseurs de technologies, de « double diplomation » au moyen de certifications privées. Mais l’enseignement seul est réputé ne pas pouvoir résoudre l’ampleur du problème : d’autres institutions doivent également être transformées. Les contraintes administratives liées notamment aux migrations sont encore trop nombreuses (« Le recrutement de collaborateurs TIC étrangers demeure difficile en raison d’obstacles économiques, culturels et administratifs. Pour les fonctions critiques, l’extension de la migration économique des citoyens européens aux citoyens de tous les pays du monde constituerait certainement un pas dans la bonne direction »), et la société actuelle n’encouragerait plus le goût de l’effort et la croyance générale en un monde meilleur tel que porté par les Sciences. De sorte que des sensibilisations s’avèrent nécessaires, dès le plus jeune âge : « Agoria entend sensibiliser les tout jeunes à la science et à la technologie (...) L’objectif est de faire vivre la science et la technologie à des jeunes âgés de 10 à 14 ans ».
Ce mode d’exposé du problème de l’emploi et des remèdes à mettre en place vise à orienter le regard vers une problématique en termes de dysfonctionnement des institutions qui participent au fonctionnement du marché du travail. Ce regard est projeté sur l’extérieur du secteur concerné, et transporte avec lui une exigence forte, celle de la prise en charge de la formation de la main-d’œuvre disponible par des organismes extérieurs (en Belgique ou ailleurs), et non pas par l’entreprise. Ce mode de présentation des besoins sectoriels de main-d’œuvre ne comporte pas de réflexion concernant les pratiques de gestion, les conditions de travail et d’emploi, ou encore les facteurs qui font que l’imaginaire professionnel des personnes en situation de demande d’emploi ne les conduit pas vers ces secteurs d’activité.
Si l’on suit ce raisonnement et cette grille de lecture, on aboutit logiquement à trouver injuste que des demandeurs d’emploi ne s’orientent pas « naturellement » vers les secteurs réputés en pénurie, signe qu’il existe bien des réticences à l’emploi, des rigidités dommageables au bon fonctionnement du marché du travail. De ce fait, la solution de la migration économique est présentée — ou plutôt instrumentalisée — comme un remède évident...
Que recherchent-ils ?
Une difficulté de taille se pose aux chercheurs s’intéressant à la question des pénuries sur le marché du travail : dans la grande majorité des cas, il est difficile de reproduire les chiffres avancés par les fédérations sectorielles. Ce problème est de nature méthodologique. D’une part, les secteurs sont réticents à fournir les méthodes d’enquête sur lesquelles ils se basent, étant donné qu’il s’agit, le plus souvent, d’extrapolations réalisées à partir d’enquêtes menées auprès d’une sélection de leurs membres. Mais, d’autre part, le manque de nuance dans les situations étudiées mène à confusion. Ainsi, Agoria indique la vacance de 14 250 emplois d’informaticiens en Belgique, chiffre correspondant pour près de 10 000 à des informaticiens en emploi mais considérés comme devant être remplacés par « des nouveaux profils de substitution dus à l’évolution rapide de la technologie et des exigences commerciales du secteur » ou par des « profils identiques dus à migration naturelle des collaborateurs d’une société à l’autre ». Les 4 000 unités restantes correspondraient à la création nette de nouveaux emplois, soit un excédent de quelques centaines par rapport au nombre de diplômés de l’enseignement supérieur en Belgique... Les termes de « profils de substitution » et de « migration naturelle » complexifient la problématique : s’il y a pénurie, c’est parce que les compétences techniques des travailleurs évoluent, et que ceux-ci usent de mobilité entre entreprises. Ceci nécessite de comprendre pourquoi les entreprises préfèrent rechercher sur le marché du travail « des profils de substitution » plutôt que de participer à la reconversion de leurs travailleurs, et de comprendre les raisons qui font qu’autant de travailleurs démissionnent pour chercher de meilleurs emplois ailleurs.
Dans le cas de l’informatique, les analyses montrent que les faibles durées des cycles de vie des produits technologiques, conjuguées à des coûts très limités de création de nouvelles entreprises accroissent la concurrence du secteur et sont à l’origine d’une demande pour les « bons travailleurs munis des bonnes compétences au bon moment ». En effet, l’urgence nécessite souvent l’engagement de travailleurs immédiatement opérationnels. Dans le même temps, la prolifération de produits sur le marché crée un besoin de spécialisation dans des compétences techniques pointues, ce qui favorise les compétences de niches. Certaines compétences techniques peuvent ainsi être en forte demande et entraîner des difficultés de recrutement. Par conséquent, la plupart des employeurs, et spécialement ceux pour qui les informaticiens constituent le métier de base, privilégient la recherche de candidats qui épousent parfaitement le profil du poste à pourvoir et qui ne nécessitent pas d’investissements supplémentaires en formation, au détriment d’une stratégie de développement du personnel interne. Mais, ce faisant, ils encouragent la mobilité entre entreprises, créant ainsi une réticence générale à investir dans des actions de formation qui ne pourraient être rentabilisées avant le départ des individus.
Un cercle vicieux de la formation s’instaure alors : refusant d’investir dans les compétences d’un personnel qui risque d’user de mobilité, les entreprises préfèrent recruter des personnes aux compétences déjà éprouvées, ce qui entraîne le même type de stratégie de la part d’autres employeurs et crée un déficit généralisé de personnes dûment formées. D’autant plus que ce secteur est réputé entretenir des stratégies « jeunismes » en matière de recrutement, ce qui entraîne un ciblage précis vers un créneau idéal relativement étroit des candidats jeunes, diplômés, disposant d’une première expérience de quelques années, très spécialisés dans un domaine, et disposés à s’auto-former, tout en étant capables de comprendre les besoins et logiques des utilisateurs, autrement dit, disposant de fortes compétences techniques et « comportementales ».
Pour d’autres secteurs d’activité, ce problème de désinvestissement en termes de développement des compétences du personnel vient en second plan par rapport à d’autres sources de freins au recrutement. Ainsi, une étude réalisée par le Dulbéa de l’ULB (2006) a mis en évidence, pour neuf secteurs d’activité (construction, chimie, fabrications métalliques, transport, bois, garages, horeca, industrie alimentaire, non-marchand) de multiples causes de « criticité » des emplois. Outre des facteurs de mauvaise image des secteurs et de manque de visibilité de la nature réelle du travail, ce sont des facteurs de conditions de travail (travail dangereux ou malsain, pénible, stressant, éloigné) ou d’emploi (temps partiel, travail saisonnier, salaire de départ trop faible) qui sont à l’origine du tourment des recruteurs. Par ailleurs, bon nombre de recruteurs fustigent davantage l’absence des bonnes attitudes et caractéristiques comportementales des candidats, que le manque de compétences techniques adaptées. Ce point corrobore une série d’observations récoltées dans de nombreux secteurs d’activité : on recherche des informaticiens « qui ont le drive », des chauffeurs routiers « présentables », des ouvriers du bâtiment « qui savent travailler », des jeunes « motivés », des opérateurs de centres d’appels « flexibles et souriants ». Évidemment, ces critères comportementaux ont l’inconvénient de ne pas être objectivables, et d’alimenter un ressentiment général sur lequel il existe peu de prise pour l’action.
Tirer ce deuxième fil de compréhension de la question des « pénuries » nous amène donc à une représentation un peu différente du discours véhiculé au niveau sectoriel. En entrant dans l’arrière-boutique des entreprises, dans leurs politiques de formation et d’emploi, dans l’organisation et l’appréciation de la pénibilité du travail, et des discours des recruteurs, l’insuffisance de main-d’œuvre se présente autrement : elle concerne un déficit de personnes formées mais qui, en surplus, disposent des attitudes adéquates pour le type de contexte d’emploi proposé, c’est-à-dire à conditions de travail et d’emploi données. Ce qui fait dire que le problème ne peut plus être qualifié de pénurie — au sens d’une tendance qui imprime un large pan du marché du travail —, mais de difficultés de recrutement liées aux exigences correspondantes aux types d’emploi et de postes de travail proposés.
Trajectoires individuelles
Que nous disent les travailleurs lorsqu’on leur parle de secteurs d’activité en pénurie ? Ce troisième fil de compréhension est a priori le plus difficile à tirer, étant donné l’absence de données disponibles quant à la faible attractivité de certains emplois ou de la perception des critères de sélection du point de vue du demandeur d’emploi. Néanmoins, les secteurs réputés souffrir de pénurie sont ceux où les taux de mobilité des travailleurs sont généralement les plus élevés. Autrement dit, le simple fait d’accueillir de nouveaux recrutés dans l’entreprise ne suffit pas à résoudre le problème. Encore faut-il que ceux-ci y restent.
Comprendre les causes de ces mobilités, autrement dit la manière dont les trajectoires professionnelles se constituent dans les métiers concernés, constitue une clé d’analyse peu habituelle. À nouveau, si l’on prend pour exemple les métiers liés à l’informatique, plusieurs constats peuvent être mis en évidence. Tout d’abord, ce secteur n’est généralement pas considéré comme représentatif de conditions de travail et d’emploi défavorables : outre la problématique importante du stress et des horaires flexibles, l’emploi y est plutôt à durée indéterminée et à temps plein, avec des barèmes salariaux souvent bien supérieurs à la moyenne. Et pourtant, cette première vision cache des dynamiques de carrières particulières. Ainsi, il s’agit d’un des secteurs d’activité où la moyenne d’âge est la plus basse, et où l’évolution des salaires se concentre essentiellement sur les premiers temps de la carrière. De ce fait, les carrières y sont relativement courtes, d’environ une quinzaine d’années, et conduisent par la suite à des reconversions vers d’autres fonctions. Ces quinze ans de « bonne carrière » passent souvent par plusieurs mobilités qui, contrairement au sens commun, ne sont pas liées stricto sensu à des conditions de salaires, mais bien plus à une organisation de travail par projet et à des modes de gestion du personnel défaillants, notamment dans les sociétés de services en informatique (les SSII). Enfin, les sorties du salariat vers des statuts d’indépendants sont légion et traduisent également des effets d’échappatoires par rapport aux conditions d’emploi.
Cette problématique de l’instabilité des carrières dans les secteurs réputés en pénurie ne touche pas que les informaticiens — songeons à la question de la fin de carrière du personnel infirmier, des nombreuses mobilités dans la construction, dans l’horeca, etc. Elle traduit, du point de vue des travailleurs, des difficultés rencontrées en matière de gestion des ressources humaines, de pénibilité des tâches, d’inintérêt au travail, de gestions de conflits non structurées, autant de causes d’évitement menant à la réduction du temps de travail, au changement d’employeur, au passage vers le statut d’indépendant, ou la reconversion vers d’autres secteurs d’activité.
L’envers du décor
Ces trois fils d’analyse du phénomène des « pénuries » permettent de s’intéresser à trois niveaux d’analyse de l’emploi dans les secteurs et métiers concernés. Ils permettent à tout le moins de relativiser la manière dont ce phénomène est habituellement catégorisé et les mesures de corrections qui semblent les plus ajustées afin d’y répondre. La réponse semble en effet quasi entièrement centrée sur l’investissement en formation de la part des pouvoirs publics et sur la nécessité d’une immigration économique. Mais les revendications de pénuries traduisent autant un problème de flux d’entrée, c’est-à-dire d’attractivité des emplois aux conditions proposées, qu’un problème de maintien dans les entreprises, c’est-à-dire un problème de gestion de main-d’œuvre et de mise en place de conditions de stabilité et d’implication durables pour le personnel, et de flux de sortie des métiers. L’envers du décor, celui des conditions de travail, celui des critères d’exclusion du marché du travail (l’âge, le sexe, l’origine), celui de l’articulation de l’emploi avec l’aspiration légitime à une vie équilibrée et épanouissante, s’avère ainsi généralement complètement occulté. De même, la faiblesse de l’investissement en formation de la part des entreprises, la surqualification du personnel et l’insistance sur la normalisation de bons comportements dans le travail (flexibilité, pro-activité, savoir-être, attitude de service, etc.), dans des contextes marqués par l’incertitude de l’emploi et du déroulement des vies professionnelles, sont aux abonnés absents de la réflexion. À l’inverse, les lectures en termes de flux tendent à catégoriser et à stigmatiser les demandeurs d’emploi dans une position de refus du travail, nécessitant des moyens coercitifs afin de renouer avec l’emploi.
Peut-être pourrait-on cependant essayer un autre scénario, celui qui consiste à apprendre à composer avec la connaissance ordinaire que les demandeurs d’emploi se font des bons et des mauvais secteurs, des emplois où ils estiment avoir le plus de chance de trouver les conditions de développement d’une vie professionnelle digne, épanouissante, émancipatoire. Celui qui consisterait aussi à ne pas laisser aux secteurs le monopole de la définition de ce qui pose problème dans leurs difficultés de recrutement, à l’heure où d’aucuns plaident pour que les critères de pénurie soient centraux dans la politique d’immigration. Étonnant choix politique en effet que d’instrumentaliser la question complexe des parcours de migration en une stratégie de mise en concurrence de populations fragilisées afin de résoudre avec une apparente simplicité un problème qui gagnerait à être plutôt considéré sous l’angle d’un rapport social déséquilibré que d’un défaut de flux.
Communiqué de presse Agoria, 22 mai 2008, « 6500 emplois nouveaux pour informaticiens ».
Dulbea, 2006 « Les pénuries sur le marché du travail en Région Wallonne » : http://dev.ulb.ac.be/dulbea/fr/publicationdetail.php?Id_pub=1055
Zune, M. (2006), « De la pénurie à la mobilité : le marché du travail des informaticiens », Formation Emploi, n ° 95, pp. 5-24.