Appeler un opérateur en pleine nuit pour connaître le montant dépensé avec sa carte de crédit ou régler un problème de facture de GSM sont désormais devenus des opérations possibles et presque courantes. Ce confort (ou ce luxe diront certains) a un prix : la flexibilité de plus en plus grande du travail et donc des travailleurs. Dans le cadre d'une étude européenne récente, la Fondation Travail-Université s'est penchée sur les défis très actuels posés par cette extension et cette diversification de la flexibilité du travail et sur le rôle joué par la technologie (1). Patricia Vendramin, chercheuse à la FTU, en dresse ici les contours et esquisse quelques solutions.


Parler de la flexibilité du travail, ce n'est pas vraiment un scoop. Beaucoup de secteurs d'activité ont toujours connu des formes de travail flexible. Ce qui est nouveau, c'est l'extension de la flexibilité à des activités qui auparavant étaient peu concernées comme par exemple les services financiers, les services après-vente, l'assistance technique. On peut toutefois s'interroger sur le bien-fondé de certaines pratiques. Est-il vraiment nécessaire de téléphoner à sa banque à 6 heures du matin, de contacter quelqu'un à 23 h 30 pour comprendre une fonctionnalité de son téléphone portable ou d'appeler un technicien à 2 heures du matin pour “déplanter” son ordinateur ? Faut-il vraiment charger du courrier et des lettres à un rythme effréné la nuit, au mépris de la sécurité, pour qu'ils arrivent quelques heures plus tôt à destination ?
Si ce genre de pratiques est d'abord motivé par des stratégies commerciales, la technologie fournit un support indispensable. La technologie augmente l'accessibilité des services via des nouveaux canaux comme les téléservices, elle modifie la localisation des activités, elle permet de mesurer les flux et de calibrer au plus juste les besoins en main-d'œuvre en distribuant, au fil des flux d'activités et en fonction des attentes des clients, des paquets d'heures de travail auxquels doivent s'adapter les travailleurs. Certains pourront même avoir des contrats “ zéro heure ” pour prévenir tout décalage entre la prévision et le volume réel d'activités.

Scénarios
L'étude européenne sur la flexibilité du travail (“Flexcot”) est basée sur un matériau empirique important : 24 études de cas au total ont été réalisées dans six pays (Belgique, Royaume-Uni, France, Espagne, Italie, Danemark) et dans quatre grands secteurs d'activité : les services financiers, le bâtiment et le génie civil, la presse et l'édition, et les services de santé décentralisés. Chacun de ces secteurs illustre diverses manières de mettre en œuvre la flexibilité, en louvoyant entre les règles conventionnelles mais à l'intérieur de contraintes inhérentes aux activités elles-mêmes. Plus les activités auront un important contenu informationnel, plus elles seront malléables et sensibles à toutes les expérimentations organisationnelles.
Le secteur financier est l'exemple type du secteur bien régulé par des conventions collectives mais où de nombreuses stratégies sont mises en œuvre pour échapper au cadre de la flexibilité négociée. Il s'agit typiquement d'un secteur à la pointe en termes de technologies, demandeur de flexibilité et accoutumé à négocier cette dernière avec les représentants des travailleurs. Cependant, de nombreux moyens sont mis en œuvre pour sortir de ce cadre organisé en vertu de conventions collectives, par exemple: l'externalisation des services moins qualifiés (les services en ligne, en soirée, la nuit ou le week-end), le développement de la franchise, les nouveaux engagements en vertu de conventions collectives moins avantageuses. Ce scénario, extrapolable à d'autres grands secteurs d'activité, profite des brèches d'un modèle de relations industrielles de moins en moins adapté aux nouvelles configurations de l'activité économique.
Le secteur du bâtiment et du génie civil illustre, de manière assez caricaturale, le principe d'une flexibilité à deux vitesses dont le caractère positif ou négatif est intimement lié au niveau de qualification des travailleurs concernés et à leur rapport de force face à l'employeur. Il s'agit aussi d'un secteur cyclique, dont l'activité est rythmée par les calendriers et les délais des projets successifs. Les chantiers sont toujours temporaires. La charge de travail est irrégulière, faite de pics et de creux. Elle est également tributaire de facteurs externes comme le temps. Ces caractéristiques se répercutent directement sur les travailleurs de ce secteur.
Dans le monde de la presse, plusieurs vagues de modernisation ont favorisé la mise en place d'une logique de réseau : entre la production des pages locales et les bureaux éditoriaux; entre les rubriques principales et les rubriques spécialisées sous-traitées (météo, bourse, horoscope, jeux); entre les salariés du journal et les collaborateurs indépendants; entre les différentes étapes dans la production du journal. Le noyau éditorial tend à devenir de plus en plus réduit et son travail consiste de plus en plus à distribuer, contrôler et coordonner un travail qui est fait ailleurs. Poussée à l'extrême, cette logique est celle de l'entreprise “creuse” ou “virtuelle”, une espèce de boîte à contrats ou de tour de contrôle qui organise l'activité, sans cesse reconfigurée, de nombreux sous-traitants.
Le secteur de la santé se distingue des autres secteurs étudiés. Il s'agit aussi d'un secteur high tech mais où la technologie ne peut se substituer au service. Contrairement aux autres cas étudiés, dans ce secteur, la technologie n'est pas utilisée pour rationaliser les activités. Elle vise surtout à optimiser l'usage de ressources limitées pour répondre à une demande en croissance. Dans ce secteur, les impacts sur le travail et les qualifications sont différents car il s'agit d'activités qui sont, dans leur essence, peu sensibles aux technologies. La technologie ne peut que très marginalement se substituer à la relation directe entre patient et personnel soignant et la qualification du personnel médical n'est pas rendue obsolète ou profondément modifiée par le recours aux technologies.

Externalisation
D'une manière transversale, l'ensemble des études de cas réalisées dans le cadre de l'étude Flexcot met en évidence des problématiques clés pour l'avenir du travail.
- L'emploi n'est pas le moindre des problèmes car on constate que, dans la plupart des cas, les technologies conduisent à une diminution de l'emploi plus encore qu'à une extension de la flexibilité. Les investissements en technologie sont mis au service de réorganisations qui visent souvent la réduction des coûts et principalement des coûts salariaux. Les économies sur les coûts de personnel font que les effectifs sont calculés au plus serré et que l'on fonctionne en permanence à la limite de la saturation, avec des surcharges continues et des heures supplémentaires structurelles, en partie non prises en compte.
Les études de cas montrent également que le principal outil de flexibilité des entreprises est la sous-traitance ou l'externalisation via diverses formes: l'externalisation d'activités y compris d'activités de base (les achats et la logistique, l’administration, les ventes, le service après-vente, les services clientèle); la création d’entreprise tierce pour centraliser certaines activités pour l'ensemble des filiales d'un même groupe; le transfert de son propre staff vers une autre société créée de toute pièce; le recours au travail indépendant.
Cette stratégie de downsizing (diminution de taille) des grandes entreprises n'est pas déterminée par la technologie, elle s'inscrit notamment dans une logique financière dont le but est de diminuer les ratios per capita (par personne occupée) pour attirer les investisseurs, et de licencier, même quand les affaires vont bien.
Ce qui apparaît clairement dans l'ensemble du travail empirique, c'est que de nouveaux rythmes de production se développent dans la plupart des secteurs d’activités et qu'ils entraînent les travailleurs dans un travail de plus en plus flexible. Les technologies, sans être le seul facteur, sont clairement impliquées dans l’émergence de ces nouveaux rythmes. Le temps de production est de plus en plus lié à la demande, avec des horaires de travail qui doivent “coller” le plus près possible aux comportements et aux attentes des clients. Cette pratique généralisée dans la grande distribution se répand maintenant dans tous les services à la clientèle.

Et la qualité de vie ?
La journée de production est de plus en plus étendue de manière à répondre aux attentes (supposées) des clients, qu’il s’agisse de clientèle professionnelle ou privée. L’extension des périodes d'accessibilité se fait presque toujours en faveur du temps partiel. Si les horaires de travail en décalage par rapport au temps de travail standard donnaient lieu auparavant à des primes particulières, la tendance actuelle est de chercher à supprimer ces primes. Les entreprises travaillent aussi avec des délais raccourcis et des processus de production qui s’accélèrent. Le travail devient de plus en plus intensif, tout le temps de travail est “ du temps travaillé ”.
Ces changements dans les rythmes de production favorisent des modèles de temps de travail atypiques qui conduisent à une désynchronisation des temps de la vie. Le temps professionnel perturbe de plus en plus les autres temps de vie (familiaux, sociaux, récréatifs, personnels). Ceci est un paradoxe dans la mesure ou la tendance est à l'augmentation du temps “ libre ” par rapport au temps travaillé.
Le travail atypique (temporaire, à temps partiel, etc.), même s'il reste minoritaire, est celui qui augmente le plus, mais plus souvent dans une logique de l'offre que de la demande. Le travail à temps partiel, par exemple, ne correspond pas au stéréotype de la mère de famille voulant libérer du temps pour le consacrer à sa famille. Il apparaît plutôt que le travail à temps partiel est surtout utilisé pour couvrir l'extension de la journée de travail (le soir, très tôt le matin, la nuit, le week-end).
Cette croissance du travail atypique renforce la dualisation des conditions d'emploi et de travail: entre emploi typique et atypique; entre le personnel d’une entreprise et le personnel de ses sous-traitants; entre les nouveaux engagés et les anciens salariés.
D'autres problématiques importantes pour l'avenir du travail sont également analysées dans l'étude Flexcot, notamment la question de la localisation du travail, celle de l'adaptation des qualifications ainsi que les défis posés à un système de relations collectives conçus sur un autre modèle industriel, et à partir d'une base sociale et humaine qui s’est fragmentée et dont les intérêts se sont déliés.

Pistes de réflexion
Les études de cas montrent que peu d'efforts sont faits pour faire de la flexibilité quelque chose qui soit aussi au service d'une meilleure qualité de vie et d'un meilleur partage du travail. La technologie est aussi peu mise au service de formes de flexibilité qui soient socialement intéressantes. L'étude européenne propose des pistes pour réfléchir à des réponses collectives aux défis posés par la flexibilité. Nous en reprenons quelques-unes.
Malgré une diminution de l'emploi liée aux technologies, dans aucune des études de cas, la réduction négociée du temps de travail n'est à l'agenda des négociations, il s'agit pourtant d'une piste qui est loin d'avoir épuisé son potentiel.
Si la sous-traitance est un processus par lequel les grandes entreprises externalisent leurs activités vers des petites entreprises (avec peu de conventions collectives et peu de présence syndicale), il est nécessaire d'imaginer un nouveau modèle de négociation collective qui permette une représentation, une négociation et des accords dans ces PME sous-traitantes, par exemple au niveau territorial ou régional.
La discontinuité fréquente des trajectoires professionnelles et la diversification des situations de travail ne donnent plus accès aux garanties juridiques et à la protection sociale qui a été conçue à partir de l’emploi classique. Il est donc nécessaire d'adapter la législation du travail et la notion de statut professionnel.
Le recours accru au travail indépendant dans des activités qui auparavant relevaient du travail salarié, ainsi que les situations de fausse ou semi-indépendance rendent nécessaire la définition d’un statut intermédiaire entre le statut de salarié et celui d'indépendant.
La question de la coordination entre temps de travail et temps sociaux demande de nouveaux compromis. Les discussions sur la réduction du temps de travail, la gestion du temps, la qualité de la vie doivent être décloisonnées. Comme on établit trop simplement un lien direct entre réduction du temps de travail et création d'emplois, on établit aussi une relation directe entre réduction du temps de travail et amélioration de la qualité de la vie. La réalité montre pourtant que temps de travail réduit et qualité de vie ne riment pas forcément.
La durée du temps de travail et son organisation structurent les temps de vie des individus mais aussi ceux de la collectivité (l'organisation des transports publics, les horaires d'école, l'ouverture des commerces, l'accès aux services publics). Le temps hors travail est organisé collectivement en fonction d'un temps de travail de référence (8-17 h.). La flexibilisation des rythmes de production et des temps de travail perturbe aussi tous les autres temps de la vie. Les rythmes de la vie collective relèvent de l'intérêt général.
Le travail des femmes est particulièrement concerné par la flexibilité. Ce n'est pas en soi un fait nouveau. Les femmes sont largement sur représentées dans les branches d'activités qui proposent les conditions d'emploi et de travail les plus flexibles, comme le secteur horeca, le commerce, le nettoyage. Ce qui est nouveau, c'est l'extension de ces pratiques à d'autres branches d'activités du secteur de services. Toute réflexion sur l'avenir du travail et les conditions d'une flexibilité socialement acceptable doit tenir de la situation spécifique des femmes. Cela est d’autant plus important que la représentation collective des femmes au sein des organisations syndicales et leur participation aux négociations collectives restent problématiques.
La flexibilité et la technologie présentent à la fois des opportunités et des menaces mais c’est le “ filtre institutionnel ” qui détermine dans une grande mesure les impacts concrets sur les sociétés et les économies. La participation et la démocratie, soit directe, soit à travers des institutions représentatives et des associations, représentent la meilleure voie pour éviter l’exclusion sociale et l’indifférence aux intérêts divergents et opposés qui s’expriment dans toutes ces transformations.
Patricia Vendramin
FTU Namur


1. La recherche FLEXCOT (Flexible work practices and communication technology) a été réalisée pour la CE (DG XII), dans le cadre du programme de recherche socio-économique finalisée (TSER) qui fait partie du quatrième programme-cadre de recherche et développement technologique de l’Union européenne. La recherche a été coordonnée par la Fondation Travail-Université (Namur), et associe cinq autres centres de recherche en Europe. Le rapport final sera publié (en anglais) en février 2000. Sur le même sujet, mais en français, une autre publication sera disponible dans le même délai: les actes de la conférence “ Le travail flexible à l'aube du XXIe siècle ” organisée par la FTU, le 10 décembre