De plus en plus aujourd’hui, le temps s’impose comme un enjeu collectif. L’accélération des rythmes, l’urgence, la désynchronisation des temps sociaux, le tempo des technologies, l’harmonisation des problématiques liées au temps et à l’espace sont des enjeux qui interpellent un nombre croissant d’acteurs. Dans le cas des femmes salariées, le temps a toujours constitué une préoccupation cruciale : manque de temps, problèmes de conciliation des horaires, improvisation journalière, agendas surchargés, sont le quotidien de la plupart des femmes actives qui ont une charge de famille. Donner une dimension collective à la problématique du temps constitue une réelle opportunité pour sortir ces dilemmes du domaine privé et en faire véritablement une responsabilité collective, à la fois du monde professionnel, des pouvoirs publics, des entreprises.


Les différences face au temps peuvent devenir des sources d’inégalités dans les sphères professionnelle, privée et collective. L’impossible harmonisation de la vie familiale et professionnelle peut conduire à des options très préjudiciables. Des femmes actives peuvent « choisir » de sortir du marché du travail et de renoncer à l’emploi. On est alors face au système de garde le plus onéreux. Elles peuvent également opter pour le travail à temps partiel et renoncer à la carrière professionnelle. Dans les deux cas, elles renoncent aussi à la sécurité et/ou à l’indépendance financière. Ces mères actives peuvent aussi renoncer à l’enfant supplémentaire, ce qui en période de chute de la natalité est un échec collectif. Quant au renoncement au temps personnel, il ne concerne pas que du temps de loisirs, il peut aussi concerner du temps de formation, par exemple.
De nombreux travaux ont, par ailleurs, montré que les renoncements sont plus fréquents dans les tranches de revenus les plus défavorisées ; que ce sont les personnes les moins fortunées qui sont les plus éloignées de leur travail et qui rencontrent le plus de difficultés pour la garde et l’accompagnement des enfants ; que ce sont les personnes les moins qualifiées qui ont les horaires les plus irréguliers.

Des pays qui innovent
Ces problèmes d’aménagement des temps et de conciliation entre vie professionnelle et familiale font l’objet, dans la plupart des pays qui nous entourent, mais curieusement très peu chez nous, d’une réflexion collective et d’un travail de recherche de solutions innovantes. Le temps s’est en effet imposé comme une clé pour repenser la vie collective, la gestion des territoires, la gestion des services, les rythmes et l’articulation des transports, la conciliation des temps sociaux et particulièrement des temps professionnels et privés.

Les pays nordiques, dès les années 70, se sont engagés dans une politique active d’égalité des hommes et des femmes devant l’emploi et les tâches parentales, avec une implication forte des pouvoirs publics et des entreprises. Par exemple, la Suède et la Finlande garantissent une place de garde pour chaque enfant dont les parents travaillent ou suivent une formation. En Finlande, une loi organisant la garde post-scolaire est en voie d’être adoptée. Les congés parentaux sont anciens et concernent les hommes comme les femmes. Les résultats sont là. La Suède a un taux d’activité féminine de 73 % pour 54 % en Belgique, ainsi que plus de 40 % de femmes parmi les députés, les élus communaux et les membres des conseils régionaux.
En Italie, ce sont les femmes actives milanaises qui, dans les années 80, ont mis l’aménagement du temps à l’ordre du jour, à partir de démarches locales participatives. Depuis lors, de nombreuses municipalités italiennes ont créé des bureaux d’aménagement du temps chargés de réaliser des projets en partenariat pour améliorer la gestion du temps des citoyens et réorganiser les horaires des services et des espaces publics. L’idée sous-jacente à la démarche est que ces questions ne soient plus confinées au domaine privé et qu’elles deviennent publiques. Le principe est de réorganiser les temps des villes dans un souci de meilleure conciliation (administrations, transports, ouvertures des commerces, des écoles…). Depuis 2000, une loi oblige les municipalités de plus de 30 000 habitants à mettre en place ce type de politique. De nombreux acteurs ont travaillé à ce développement : les acteurs politiques mais aussi les universités, les chambres de commerce, les syndicats, les employeurs et les organisations de femmes. Aujourd’hui, la gestion du temps est associée à celle de l’espace. L’objectif est de faire en sorte que temps et espace se concilient avec les tâches variées des familles, surtout lorsqu’il y a de jeunes enfants. L’expérience italienne a fait tache d’huile dans de nombreux pays en Europe.

L’exemple des Pays-Bas
Plus près de chez nous, les Pays-Bas sont engagés dans un vaste programme d’aménagement des temps de travail et dans une recherche de solutions sur mesure aux problèmes de conciliation du travail et de la vie familiale. L’expérience des Pays-Bas est intéressante à plus d’un titre parce qu’elle se caractérise par un travail mené, de manière conjointe, sur plusieurs fronts (horaires de travail, aménagement des horaires des services, évolution des mentalités).
La volonté de changement aux Pays-Bas prend forme au milieu des années 90. Nos voisins se lancent alors dans un mouvement de rattrapage pour faciliter la conciliation du travail et de la vie familiale. Le but est d’adapter « l’infrastructure sociale ». De 1999 à 2003, le gouvernement néerlandais consacre 30 millions d’euros au financement d’expériences visant à améliorer la conciliation des temps. La démarche mise en œuvre est une démarche ascendante, c’est-à-dire qu’elle amène les personnes concernées à formuler leurs besoins et à concevoir des solutions. Des expériences de nature très diverse ont été mises en oeuvre, par exemple : la création « d’écoles fenêtres », qui combinent l’enseignement, le service de garderie et des facilités pour l’aménagement des loisirs des enfants ; la modification de certains horaires médicaux ; la création de plates-formes de services qui consistent à regrouper des infrastructures destinées à faciliter la vie de tous les jours (crèche - supermarché - pressing - banque ; bibliothèque - réparateur de vélos - médecins ; services de nettoyage, de courses et de repassage) ; la création d’un « contrat maman ».
En même temps, le gouvernement néerlandais a entrepris une vaste campagne d’information à la télévision, dans les journaux et les hebdomadaires pour attirer l’attention sur les dysfonctionnements dans l’aménagement des temps quotidiens et sensibiliser les hommes au partage des tâches domestiques. Des partenaires inhabituels ont participé à cette dernière campagne, comme les clubs de football.
Les perspectives futures chez nos voisins néerlandais sont d’appréhender ces problèmes liés au temps dans la perspective d’un parcours de vie qui n’est plus standard mais un parcours personnel. En réfléchissant, par exemple, à des épargnes de jours de congé en début de carrière pouvant être récupérés à des périodes de la carrière où l’on en a plus besoin, quand, par exemple, les enfants sont petits ou lorsque l’on souhaite reprendre des études.
Ces efforts pour améliorer la conciliation du travail et de la vie professionnelle sont confortés par diverses initiatives légales, comme la loi de 2000 sur l’adaptation des temps de travail.
Il est grand temps qu’en Belgique également, les acteurs économiques et sociaux et les pouvoirs publics se mobilisent autour de la gestion du temps et intègrent effectivement dans leurs agendas la donne du travail féminin. Comme le recommande le projet européen Daily Routine Arrangements, les solutions d’aménagement du temps doivent se chercher dans une combinaison d’infrastructures dures et douces, d’infrastructures territoriales et d’infrastructures sociales.

Patricia Vendramin
Codirectrice du Centre de recherche Travail & Technologies de la FTU


Pour en savoir plus
Vendramin Patricia, Rythmes de travail, temps et genre, Pour une approche collective et novatrice du temps, à paraître dans les actes de la semaine sociale d’avril 2004.

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