Depuis plus d’un an, la société marocaine est divisée par une polémique qui trouve écho aussi bien sur la scène politique que dans la presse, ou, plus récemment, dans la rue, à l’occasion des marches organisées le 12 mars autour de la Journée de la femme. L’enjeu de ce débat passionné peut se résumer en une phrase: faut-il ou pas accorder plus de droits aux femmes marocaines ?


À l’origine de ce débat se trouve un projet de loi du gouvernement dit d’alternance, socialiste, arrivé au pouvoir en février 1998. Élaboré par divers acteurs politiques et, pour la première fois, en partenariat avec des composantes de la société civile et en particulier les associations de défense des intérêts des femmes, ce projet de loi a été rendu public en mars 1999 par le secrétaire d’État chargé de la Protection sociale, de la famille et de l’enfance, M. Mohamed Saïd Saâdi. Il a reçu l’approbation de tous les départements ministériels concernés. Le Plan d’action national pour l’intégration de la femme au développement repose sur la volonté d’améliorer la situation de la femme dans la famille et dans la société, et de favoriser son émancipation juridique et politique. Il se base sur un constat simple. S’il est communément admis, depuis la conférence de Pékin de 1995, que le développement d’un pays ne peut se faire lorsque la moitié de sa population stagne dans une situation critique, le Maroc a, lui, accumulé dans ce domaine un retard colossal, expliquant en partie son mauvais classement sur l’échelle du développement humain calculé par le PNUD… soit 124e sur 174 pays cette année, bien après ses homologues maghrébins et arabes. Parmi les critères utilisés pour calculer cet indice de développement, le niveau de santé, l’alphabétisation et le pouvoir d’achat sont autant de domaines où les femmes sont confinées dans des situations très défavorables. On peut parler de "sous-développement" de la condition féminine.
Ainsi, le plan élaboré par le gouvernement veut prendre en compte la globalité de ces problèmes, et faire, selon Mohamed Saïd Saâdi, "la corrélation entre le juridico-politique et le socioéconomique". Suivant ce principe, le plan contient quatre grands volets considérés comme prioritaires, développés sur 120 pages. Le premier volet concerne l’enseignement et l’alphabétisation. En effet, l’analphabétisme concerne les deux tiers des femmes, avec un record en zone rurale, où près de 90 % des femmes ne savent pas lire. Le deuxième a trait à la santé, car les carences sont énormes, notamment en ce qui concerne la maternité; la mort en couches est encore très fréquente. Le troisième axe d’action est relatif au renforcement du pouvoir économique de la femme. Les inégalités entre hommes et femmes sont criantes dans le monde du travail, où les emplois proposés à ces dernières requièrent rarement des aptitudes élevées, où les traitements, à emploi égal, sont inférieurs pour elles. Le chômage les frappe beaucoup plus. La pauvreté est largement féminine au Maroc. Le projet de loi prévoit donc de lutter contre cette pauvreté en renforçant le budget des pouvoirs publics au profit des femmes, en encourageant le développement des coopératives féminines et du microcrédit, afin de leur assurer une meilleure insertion professionnelle et de lutter contre la discrimination. Le quatrième point s’intitule "Statut personnel et promotion légale". C’est ce dernier volet qui donne lieu à une polémique passionnée au Maroc depuis des mois. Son objectif général est de "consolider la position légale des femmes" et il touche à des domaines variés. Il s’attache à lutter contre les violences faites aux femmes, en suggérant par exemple l’abrogation de l’article 475 du code pénal qui enlève à la mineure le droit de poursuivre en justice son violeur s’ils se marient… Il veut favoriser également une meilleure représentation des femmes dans le domaine politique en introduisant des quotas, ou encore l’intégration de la dimension féminine dans toutes les activités politiques, économiques, culturelles, etc. Enfin, il ose s’attaquer à la législation en vigueur en proposant des amendements du code de lois régissant le statut personnel et familial des femmes, c’est-à-dire leur vie privée: la Moudawana. En effet, les femmes, au Maroc, à quelque milieu socioculturel qu’elles appartiennent, sont toujours menacées, dans leur vie de couple, par des fléaux tels que la répudiation ou la polygamie…
"Qui peut être contre ça?" titrait, en janvier dernier, le quotidien marocain Libération, en présentant les grands traits du plan d’intégration. Celui-ci prend en effet en compte la majorité des revendications de longue date des associations féminines, en accord avec le projet de développement du pays. Il s’agit, comme le souligne son promoteur Saïd Saâdi, de ne pas privilégier tel aspect contre tel autre, l’alphabétisation contre les droits, par exemple, car "toutes ces revendications doivent être traitées de façon parallèle et simultanée". C’est là que le bât blesse. Si la majorité de l’opinion marocaine est favorable à une amélioration de la situation féminine dans les domaines sociaux et économiques, le consensus est bien moindre en ce qui concerne le domaine juridique. Pourquoi un tel blocage?

La Moudawana
Le débat passionné qui domine la scène politique et civile marocaine de ces derniers mois prend sa source non pas dans le projet de loi tout entier, mais dans trois des 120 pages du Plan, trois pages qui traitent de l’émancipation juridique des femmes. En effet, la Moudawana déjà citée n’est pas un code de lois comme les autres. Elle découle de l’islam, religion d’État au Maroc, et plus particulièrement de la charia, c’est-à-dire l’ensemble des normes contenues dans le Coran et dans la Tradition du prophète Mohamed, que doivent respecter les musulmans. Elle réglemente le mariage et ses corollaires en pays musulman: la polygamie, la répudiation, et leurs conséquences.
Ce code de lois a été promulgué en plusieurs fois au lendemain de l’Indépendance, en 1957 et 1958, et il est fortement influencé par la tendance religieuse conservatrice héritée du salafisme (1) recommandant, depuis la fin du XIXe siècle, un "retour aux sources", et qui, en cette période de résistance à l’occupant occidental, était très en vogue. Les droits des femmes définis par ce code résultent donc d’une interprétation de l’islam sur laquelle pèse lourdement la tradition, et entérinent une profonde inégalité entre hommes et femmes au sein du couple et de la famille, et, de fait, dans la société. La Moudawana véhicule en effet une image extrêmement restrictive de la femme. Alors que l’homme est considéré pour son rôle extérieur à la famille, la femme est reconnue pour son seul rôle géniteur. Elle n’a qu’une qualité: celle de mère. La Moudawana confirme donc les structures patriarcales de la société marocaine, confortées en outre par des croyances plus ou moins digérées et des tabous nombreux.

Discrimination
D’esprit libéral et démocratique, le Plan d’intégration de la femme au développement propose de modifier certains aspects de cette législation, en accord avec d’autres textes de lois en application au Maroc, nationaux ou internationaux, ou tout simplement avec les principes universels de justice et d’égalité. Ainsi, si les constitutions qui se sont succédé dans le pays proclament l’égalité des droits civiques et politiques de tous les Marocains, indépendamment du sexe, la Moudawana maintient la femme dans un statut d’éternelle mineure, et lui impose un tuteur pour pouvoir se marier. De même, dans le cadre du mariage, c’est l’homme qui a la direction du foyer, la femme n’ayant que le "devoir d’obéissance et de cohabitation". Cette règle ne prend bien sûr absolument pas en compte le fait, pourtant avéré, que la femme participe largement à l’enrichissement du couple par son travail, qui en est parfois la seule source de revenus.
Si les divers traités internationaux ratifiés par le Maroc condamnent la discrimination sexuelle dans tous les domaines, l’homme marocain peut avoir jusqu’à quatre femmes, et les répudier à son gré, sans aucun motif. Il lui suffit de prononcer trois fois de suite, devant le juge religieux, la phrase de répudiation pour que sa femme se retrouve à la rue, sans aucune garantie de recevoir la "compensation" prévue par la loi, qui n’a en revanche pas imaginé de sanctions dans le cas où l’ex-mari ne la verserait pas… La femme, quant à elle, a le droit de demander le divorce judiciaire. Mais il lui est très difficile de l’obtenir, et si elle ose quand même entreprendre la démarche, elle doit se plier à des conditions très strictes, car elle ne peut espérer avoir gain de cause que dans des cas bien précis: défaut d’entretien, abandon par le mari, sévices corporels. Ces faits doivent être attestés par plusieurs témoins, ce qui rend la tâche difficile, ces témoins ne pouvant être les enfants du couple… Reste à la femme le divorce par rachat, ou khôlli. De quoi s’agit-il? Du rachat de sa liberté par la femme lorsque la vie de couple devient impossible, moyennant une compensation qu’elle donne au mari. Ce dernier ne se prive pas, d’ailleurs, d’exercer un véritable chantage pour augmenter la mise… La femme renonce alors à toute pension alimentaire, à tout dédommagement financier. Des études récentes montrent la recrudescence de ce type de divorce, révélant la difficulté pour les femmes d’obtenir le divorce judiciaire.
Si enfin le Maroc a ratifié en 1993 la convention sur les Droits de l’enfant, les filles au Maroc peuvent être légalement mariées par leurs parents à 15 ans. Il est en outre fréquent que les juges religieux, devant lesquels sont conclus les mariages musulmans – le mariage civil n’existe pas –, passent outre à cet âge minimum, pour enregistrer des unions précoces.

Deux tendances
Face à ces contradictions entre "droit positif" et "droit religieux", le projet gouvernemental propose des solutions en accord avec les principes des droits humains: abolition de la polygamie et de la répudiation, instauration du divorce judiciaire comme seul moyen de mettre fin aux liens du mariage, hausse de l’âge du mariage des filles à 18 ans… Ce sont ces solutions qui sont à l’origine du débat passionné qui semble opposer les partisans d’une émancipation de la femme dans tous les domaines, y compris juridique, parmi lesquels on trouve la gauche politique, les associations de défense des droits de la femme et des droits humains en général, et les démocrates, soutenus par les organes de presse indépendants, et les détracteurs d’un tel projet – soit les islamistes marocains, qui, pourtant divisés d’habitude, ont trouvé là un terrain d’entente parfait contre leurs adversaires, ainsi que la plupart des docteurs de la loi islamique (oulémas) et les membres conservateurs du gouvernement. On peut craindre une véritable instrumentalisation politique de la femme.
Pendant plusieurs mois, ce débat a paru s’orienter en faveur des partisans des droits des femmes, encouragés en outre par le premier discours du trône du roi Mohamed VI, en août 1999. Celui-ci en effet a mis l’accent sur la nécessité d’améliorer le sort des femmes de son pays, marginalisées dans une société où elles participent pourtant pleinement à la production de richesses. C’était aller dans le sens du projet de loi du gouvernement. Cependant, ces derniers mois ont été marqués par une pression de plus en plus forte des opposants à cette émancipation. Les marches du 12 mars dernier en furent le témoignage le plus fort. En effet, après de véritables campagnes de dénigrement du Plan, en particulier lors du mois de ramadan qui a donné lieu à des prêches incendiaires ou à la circulation de pétitions anti-Plan dans certaines mosquées investies par les islamistes, le 12 mars a été l’occasion pour ceux-ci de se prêter à une véritable démonstration de force. Ce jour-là était prévue à Rabat une marche des femmes contre la pauvreté et la violence, organisée par les associations démocratiques du pays en lien avec la marche mondiale des femmes. Cette marche avait aussi pour objectif de soutenir le Plan d’intégration de la femme au développement, et a rassemblé des dizaines de milliers de manifestants témoignant du foisonnement associatif que connaît le Maroc ces dernières années, mais aussi de représentants des milieux syndicaux, politiques, identitaires (mouvements berbères) du pays. En riposte à cette marche a été orchestrée, par les deux grandes tendances islamistes du pays pour une fois réunies, une "contre-marche", dans la capitale économique Casablanca. Parcourant les quartiers populaires de la ville, elle a drainé près de deux fois le nombre des manifestants de Rabat, hommes et femmes défilant séparément, de chaque côté des boulevards. Le but de ces manifestants était clair: démontrer massivement leur rejet en bloc du Plan sous le prétexte que celui-ci serait "dicté par l’Occident et la Banque mondiale et contraire à la culture islamique du Maroc", mêlant dans cette assertion toutes les propositions d’amélioration du statut de la femme, pas uniquement les aspects juridiques qui posent problème. Depuis un an, ceux qui s’autoproclament les "vrais défenseurs de la religion" reprennent les mêmes slogans sans toutefois être toujours capables d’étayer leur argumentation. Traitant les défenseurs du Plan d'"impies", de "maudits", d’"ennemis de l’Islam", ils se chargent de propager une fausse idée de celui-ci auprès d’un public souvent défavorisé et largement analphabète, très perméable aux discours "religieux"… Les interviews réalisées auprès des manifestants de Casablanca ont été révélatrices de cette "désinformation". De même, certaines associations de femmes ont voulu mener, après les marches, des enquêtes auprès de la population féminine, aussi bien urbaine que rurale, afin de déterminer son niveau de connaissance du Plan, mais également de la Moudawana elle-même. Les résultats sont affligeants. Dans un tel contexte, comment apprécier le bien-fondé d’un projet de loi si on n’a qu’une idée faussée de son contenu?…

Démocratie bafouée
Lors de cette marche, les islamistes ont démontré leur audience forte dans le pays. Depuis, le gouvernement semble céder à cette pression. En témoigne la création par le Premier ministre Youssoufi d’une Commission consultative qui a pour objet de passer au crible le contenu du texte pour trouver une issue à la discorde. Cette Commission est composée d’oulémas, d’universitaires, mais de bien peu de femmes… Les associations féminines se sont insurgées contre cette formation qui n’a pas invité les ONG défendant le Plan, alors que les organes qui lui sont hostiles y sont fort bien représentés. Elles ont constitué un réseau de soutien au projet, et critiquent l’immobilisme du gouvernement face à la crise. En effet, le Premier ministre, niant alors le principe politique démocratique, a également rejeté sur le monarque la responsabilité de trancher. Mais un problème de société ne doit-il pas être débattu par les citoyens et leurs représentants, au lieu d’être confié à des individus parlant au nom de la religion ou à un monarque de droit divin? Car c’est bien là que se situe le problème, et que l’immobilisme trouve peut-être aussi une raison. Le roi, en sa qualité de "Amir al Mu’minin", ou commandeur des croyants, est garant de la charia, et doit faire respecter ses préceptes, épaulé pour cela par le ministère des Habous (2) et des Affaires islamiques, un détracteur essentiel du Plan. Or, depuis son discours d’août 1999, le roi n’a plus reparlé de la question des femmes. Ce silence signifie-t-il qu’il ne peut lancer un programme d’émancipation féminine sans risquer de remettre en question la charia et de déclencher des manifestations fondamentalistes, perdant alors toute crédibilité religieuse?…
Aujourd’hui, le projet de réforme semble fortement compromis, suscitant l’inquiétude des organisations le défendant. Le Premier ministre a en effet laissé entendre que ce chantier pourrait se prolonger jusqu’à la fin de la législature, soit en 2002. Comment interpréter cette échéance, sinon comme une mise en veilleuse, voire un abandon pur et simple du projet par le gouvernement?

Anne-Liz Drouot-Bouché
Professeur d’histoire-géo au Lycée français de Casablanca

1. Le salafisme (de salaf, terme désignant généralement les compagnons du Prophète et les khalifes éclairés) sunnite est un courant religieux orthodoxe dominant chez les ulémas qui prône une application littérale de la "charia" telle que stipulée dans le Coran et la Sunna du Prophète.
2. Ministère des Habous: sorte de Conseil musulman pour la charia.