Depuis que le jeune roi du Maroc, Mohamed VI, a mis l’accent sur l’importance qu’il accorde à la destinée des femmes de son pays, la femme marocaine a retrouvé un regain d’intérêt dans le débat politique. Au centre de ce débat : le Plan d’action national pour l’intégration de la femme au développement. S’il est adopté, ce plan aura des conséquences directes pour les femmes marocaines qui vivent en Belgique. Aujourd’hui, celles-ci sont entièrement soumises à la loi marocaine et donc à la Moudawana (répudiation, rapts d’enfants…). Dans l’attente d’une solution définitive, les cours belges "bricolent" et interprètent chacune à leur façon…


Depuis l’immigration de travailleurs marocains (et de leur famille via la politique de regroupement familial), les tribunaux belges se trouvent confrontés à la reconnaissance d’actes juridiques civils (mariage, divorce, héritage…) établis au Maroc. En effet, même si les ressortissants marocains vivent en Belgique depuis plusieurs années, c’est la loi de leur nationalité qui règle toutes les questions relatives à leur statut personnel. Réciproquement, tout ressortissant belge résidant à l’étranger dépend de la loi belge pour tout ce qui concerne son statut personnel. C’est une des règles fondamentales du droit international privé. Le problème réside dans le fait que la "Moudawana" (loi marocaine qui règle le statut personnel et familial) prévoit trois formes de divorce possibles (toutes favorables aux hommes):

le divorce à la demande de l’un des conjoints, pour cause déterminée (avec des preuves de manquements);
le divorce dit par "consentement mutuel", où l’épouse doit payer l’équivalent de sa dot, pour "racheter sa liberté";
la répudiation, qui est la forme la plus répandue et la plus fondamentalement inégalitaire.

Réforme de 1993
La répudiation est un droit exclusif du mari et l’accord de l’épouse n’est pas demandé. En 1993, la Moudawana a été quelque peu modifiée, notamment en ce qui concerne la procédure de répudiation. Dorénavant, la femme doit être informée préalablement de l’intention de son mari, un juge doit obligatoirement intervenir dans la procédure notamment pour tenter une réconciliation (s’il échoue, il ne peut que constater la répudiation), une caution doit être versée par le mari (environ l’équivalent d’une pension alimentaire de trois mois, après cette période d’attente, l’épouse ne reçoit plus rien). Même si ces modifications du Code familial marocain visaient à dissuader les hommes de recourir à la répudiation, il n’empêche que celle-ci reste un droit unilatéral de l’époux. Cette loi est donc en totale contradiction avec le principe de l’égalité de droit entre homme et femme, principe inscrit dans la Constitution belge.
C’est ainsi que, depuis de nombreuses années, des femmes marocaines immigrées en Belgique se font répudier par leur mari sans que l’État belge ne puisse réellement l’empêcher. En effet, sur le terrain, les officiers de l’état civil et les tribunaux travaillent au cas par cas interprétant les éléments des lois en question selon les situations. Ainsi, jusqu’ici deux types d’attitude ont été adoptés par les juges:

  1. refuser de reconnaître l’acte de répudiation établi au Maroc, estimant que cet acte est contraire à l’ordre public belge (ce qui est également le cas pour la polygamie);
  2. de plus en plus fréquemment, le critère de la "nationalité" est remplacé par celui de résidence principale, lorsque le juge constate que la nationalité n’est plus un critère de rattachement.

Cependant, tous les juges n’appliquent pas ces "exceptions", car, disent-ils, "cela ne règle pas les problèmes de fond"! Pour eux, l’appartenance à la culture d’origine reste le point sensible, d’autant que la pression sociale et religieuse de la communauté marocaine est forte. Bref, il n’existe aucune réglementation collective et uniforme pour régler ces questions douloureuses.

Conventions avortées
En 1991, le ministre de la Justice avait cru trouver une solution en signant trois projets de conventions belgo-marocaines. Ces trois conventions visaient à garantir le respect des pensions alimentaires pour les enfants, la garde des enfants et le droit de visite, et, enfin, la reconnaissance réciproque des formes de divorce prévues par les deux lois (belge et marocaine), c’est-à-dire la reconnaissance pure et simple de la répudiation des femmes marocaines en Belgique. Unanimement critiquées par le MRAX (Mouvement contre le racisme et la xénophobie), par le Conseil des femmes francophones, par le Collectif des femmes maghrébines et par Vie féminine, ces conventions n’ont jamais été ratifiées par le Parlement. Vu l’échec de ces projets, le gouvernement fédéral a demandé à un groupe d’experts interuniversitaire de clarifier la situation tant d’un point de vue sociologique (la situation réelle des femmes marocaines immigrées en Belgique) que d’un point de vue juridique (avis rendu par les juges et révision de la Moudawana). M. Jean-Yves Carlier, avocat et professeur de droit international à l'UCL, professeur invité à Paris II (Panthéon-Assas), fait partie de ce groupe d’universitaires. Selon lui, quelques pistes à court, moyen et long termes sont exploitables.
- Respect du droit marocain
Première proposition à court terme: appliquer l’article 48 du nouveau code de statut personnel marocain (1993), à savoir la compétence exclusive du cadi (1) notaire de la résidence conjugale. Ce qui signifie que lorsqu’on a une situation de résidence en Belgique, le cadi marocain n’est pas compétent pour reconnaître la répudiation. "Si on se limite à cela, les répudiations en immigration ne peuvent plus se faire, explique Jean-Yves Carlier. On respecte ici simplement le droit marocain sans poser de jugement de valeur."
- Scission entre la dissolution et les effets
Autre solution à court terme: faire la scission entre la dissolution du lien conjugal et les effets. C’est-à-dire qu’on reconnaît la dissolution du lien conjugal mais pas les effets de la répudiation (pension alimentaire pour l’épouse, pour les enfants, garde des enfants, droit de visite,…). "Le juge belge peut accorder une véritable pension alimentaire pour la femme et, s’il y a pour les enfants une pension alimentaire insuffisante au regard du coût de la vie en Belgique où se trouverait la cellule familiale, le juge belge peut rectifier et accorder une pension alimentaire correspondant au coût de la vie en Belgique", commente l’avocat. "Il joue sur les effets plutôt que sur la dissolution du lien familial. Ce n’est qu’une solution à court terme car il ne s’agit évidemment pas d’une bonne position de principe au regard de l’égalité des sexes."
- Médecine préventive
La troisième solution à court terme est l’usage de clauses dans le contrat de mariage. Le droit marocain permet d’introduire des clauses qui concernent les personnes alors que le droit belge ne reconnaît que des clauses relatives aux biens. Les clauses dans le droit marocain peuvent, par exemple, stipuler que le mari renonce à la polygamie ou à la répudiation.

Bilatéralisation…
Dans les solutions à moyen terme: Faut-il ou non proposer la ratification des trois projets de conventions (voir plus haut), dont celle qui concerne la dissolution du lien conjugal? "Je serais assez réservé quant à cette solution, glisse, prudent, Jean-Yves Carlier. Le risque d’une convention bilatérale entre la Belgique et le Maroc, d’un point de vue plus sociologique que juridique, c’est de créer des droits différents selon l’origine des migrants. On fera une convention avec le Maroc, une autre avec la Turquie, etc. Et plutôt que d’avoir un droit qui participe à l’insertion du migrant dans la société belge, on risque de créer des communautés qui se referment parce qu’on leur applique, à partir d’accords bilatéraux, des droits particuliers. Excepté si les conventions bilatérales sont un complément du droit général, si elles viennent préciser certaines questions comme la répudiation. Mais pas lorsque la convention bilatérale va à l’encontre du droit général."
Autre piste à moyen terme: un code de droit international privé plus général. Il concerne non seulement la répudiation et le divorce mais aussi tout le domaine du droit international privé, c’est-à-dire les relations privées entre personnes, lorsqu’il y a des nationalités des lieux de vie différents. Ce code de droit international privé est encore au stade de projet. Il a tout de même été déposé sur la table des ministres. Il comporte une disposition spécifique à la répudiation. On y prévoit en Belgique la reconnaissance d’une répudiation faite à l’étranger, au Maroc par exemple, moyennant quatre conditions cumulatives. Trop longues à expliquer ici, ces conditions sont impossibles à remplir de façon cumulative, ce qui empêche en pratique toute reconnaissance possible d’une répudiation sauf consentement de l’épouse.
Pour le long terme, il y a tout le débat envisagé actuellement au Maroc (cf. ci-dessous). "C’est là que le débat doit se faire en priorité, conclut Jean-Yves Carlier. Avec l’idée que peut-être cette utopie que l’on voudrait soutenir à long terme, ce n’est pas tellement la suppression de la répudiation que sa bilatéralisation comme en Tunisie. La Tunisie a finalement aujourd’hui une législation presque semblable à celle de la Suède qui permet la dissolution du lien conjugal à la demande d’un des deux époux, moyennant éventuellement une petite procédure de tentative de conciliation et moyennant évidemment contrôle du juge sur les effets de la dissolution, les enfants, la pension alimentaire, etc. Pourquoi le Maroc ne pourrait-il pas s’aligner sur la Tunisie?…"
C.M.

Source: Plaquette de Vie féminine: Des femmes répudiées en Belgique?!, 1998 et les extraits des actes de la journée de réflexion La répudiation, comprendre et réagir! du 25 avril 2000, organisée par le CIEP-MOC Bruxelles et Vie féminine.

1. Juge musulman dont la compétence s'étend aux questions en rapport avec la religion.

 

Pour en savoir plus
Marie-Claire Flobets (également membre du groupe d’experts désignés par le gouvernement fédéral), Femmes marocaines et conflits familiaux en immigration, Éd. Maklu, Anvers, 1998.

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