Le monde de l’éducation permanente est en ébullition. « Son » nouveau décret vient d’entrer en vigueur, ce 1er janvier 2004. Nul ne doute que, sur le fond, il sera profitable au secteur. Quant à la façon dont il atterrira sur le terrain et au sein de chacune des associations, c’est une autre paire de manches…

 

Cette fois, on y est. Le célèbre décret du 8 avril 76 a vécu. Les acteurs de l’éducation permanente parleront désormais du décret du 17 juillet 2003. Au-delà des mots et des dates, c’est à un profond changement institutionnel que vont être confrontées toutes les organisations et associations reconnues en éducation permanente. Le ministre Rudy Demotte (remplacé depuis son passage au gouvernement fédéral en juillet dernier par Christian Dupont) a voulu une transformation profonde du secteur. L’adoption d’un nouveau cadre législatif devait permettre de mieux rencontrer et reconnaître les diversités du secteur, de donner une place nouvelle à l’éducation permanente – plus qu’un « relookage », des possibilités de développement nouveau – et de lui assurer progressivement un financement durable (au rythme des perspectives de refinancement global de la Communauté française, décidé lors des « accords de la Saint-Polycarpe »). Objectif atteint ? Le décret, en lui-même, le laisse espérer. Il a été construit dans un long processus de dialogue et de débat avec les associations, en consultation permanente avec le secteur et de manière très rapprochée avec le Conseil supérieur de l’éducation permanente. Ce décret est donc celui que le ministre, autant que les acteurs de terrain, en grande majorité, ont voulu.
Traduction fondamentale de ce constat : l’article 2 du décret qui réaffirme avec clarté les objectifs de l’éducation permanente : « l’analyse critique de la société, la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives, le développement de la citoyenneté active et l’exercice des droits sociaux, culturels, environnementaux et économiques dans une perspective d’émancipation individuelle et collective des publics en privilégiant la participation active des publics visés et l’expression culturelle. (…) favoriser et développer principalement chez les adultes : a) une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société ; b) des capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation ; c) des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique. » Le nouveau décret réaffirme donc – et ce n’est pas si banal – la volonté de nos pouvoirs publics de soutenir et financer la contestation citoyenne ! Personne ne niera qu’il s’agit là d’un signe de maturité démocratique. Qu’est-ce qui va donc changer très concrètement ? On pourrait résumer l’essentiel en quatre verbes : professionnaliser, contractualiser, visibiliser et (mieux ?) financer…

Quatre « métiers » spécifiques
Le premier grand changement porte sur la reconnaissance des organisations elles-mêmes. La volonté du législateur a été de reconnaître les acteurs de l’éducation permanente selon leurs spécificités. On sait le secteur très diversifié quant à la nature des associations qui le composent. Le décret institue en quelque sorte des « métiers de l’éducation permanente » et encourage la professionnalisation de chacun d’eux. Chaque association devra donc faire des choix, en fonction de ses priorités d’action. L’article 3 du nouveau décret distingue ainsi quatre « métiers » différents.

– Celui de la « participation, éducation et formation citoyennes » (axe 1) qui consiste à mener des actions et programmes d’éducation, élaborés avec les membres et permettant l’exercice de la citoyenneté active et participative. C’est l’axe fondamental de reconnaissance du nouveau décret, celui qui permet pleinement la réalisation des objectifs d’éducation permanente tels que décrits par le texte.
– L’axe 2, lui, institue le métier de la « formation d’animateurs, de formateurs et d’acteurs associatifs ». Il consiste à organiser des programmes de formation dans le champ de l’éducation permanente.
– Celui de la « production de services ou d’analyses et d’études » (axe 3) qui, soit produit des services de documentation et d’outils pédagogiques, soit produit des analyses, recherches et études critiques.
– Celui, enfin, de la « sensibilisation et information » (axe 4) qui consiste essentiellement en l’organisation de campagnes de sensibilisation publique.
Au-delà de la reconnaissance par axe, les organisations seront en outre reconnues comme association ou comme mouvement. Elles seront « association » au sens du décret (art.4) si elles obtiennent une reconnaissance dans un ou deux axes maximum. Elles seront « mouvement » (art.5) pour autant qu’elles s’inscrivent dans au moins 3 axes et qu’elles répondent à une série de conditions importantes : fédérer au moins trois associations dépendantes, développer des actions de proximité locale, étendre leur champ d’action à l’ensemble de la communauté française, mener des actions notamment à destination du milieu populaire. En résumé, le profil minimal d’un mouvement « décret 2003 » est celui de l’organisation présente sur tout le territoire, avec des sections locales et aux moins trois structures régionales, et qui travaille au moins en partie avec les milieux populaires… Relevons ici l’un des changements fondamentaux de la nouvelle législation qui passe quasiment aux oubliettes l’ancienne discrimination positive à l’égard des milieux populaires. Il s’agira désormais de travailler notamment avec ces publics et non plus de manière prioritaire…
Au plus tard dans trois ans, toutes les associations reconnues auront basculé dans le nouveau cadre de reconnaissance. Elles pourront se retrouver finalement en position bien meilleure qu’aujourd’hui tout comme se retrouver sans position aucune…

Faire émerger l’iceberg
Deuxième changement important : l’exigence de visibilité et de rayonnement public. On reproche très souvent à l’éducation permanente son manque de visibilité. Il convient de rappeler, à sa décharge, qu’elle met en œuvre des trajectoires souvent invisibles. Qu’elle agit d’abord sur les mentalités et les comportements. Et qu’en ce sens, elle n’est sans doute pas totalement étrangère au fait que la Communauté française de Belgique reste un espace relativement privilégié face aux percées populistes et extrémistes qui ont touché tous nos voisins directs… L’éducation permanente a d’abord pour vocation une action souterraine.

Il n’empêche qu’elle s’y cantonne trop souvent. Le décret institue de nouvelles obligations à ce sujet, sans tomber dans le piège du « tout en façade ». Oserait-on parler de créer une face visible à un iceberg jusqu’alors quasiment immergé ?
Exemples concrets : pour l’axe 1, informer largement des actions et programmes ; disposer d’un site internet où le programme est consultable ; priorité claire aux heures d’actions plutôt qu’aux réunions. Large information sur les conditions d’accessibilité aux formations, pour l’axe 2. Information large auprès des publics concernés, des médias, des associations et du grand public pour l’axe 3 ; actions grand public pour l’axe 4.

L’État passe contrat
Le troisième changement porte sur le mode de contractualisation entre les pouvoirs publics et l’associatif privé. Il n’est pas insignifiant. Si, jusqu’alors, les actions réalisées par les organisations d’éducation permanente n’étaient jaugées par les pouvoirs publics qu’au regard des objectifs du décret et des publics ciblés (le célèbre « chapitre 2 »), le nouveau décret introduit la notion de « contrat-programme ». Chaque association aura donc pour obligation d’établir un plan d’action de cinq ans, sur la base duquel la contractualisation avec la Communauté française s’opérera.

La mesure introduit certes des aspects positifs : nécessité pour chaque association d’une réflexion sur une cohérence de moyen terme, meilleur positionnement des objectifs et des moyens à mettre en œuvre, programmation plus rigoureuse… Certains diront donc que la mesure va dans le sens d’une professionnalisation accrue du secteur. Mais il faut lui objecter deux réserves de taille. La première porte sur les logiques mêmes de l’éducation permanente. Si le propre de l’éducation permanente est de partir des réalités des gens, exprimées par les gens et de construire avec eux une trajectoire qui aboutira aux objectifs et finalités du secteur, comment programmer de manière suffisamment précise un plan d’action à cinq ans ? C’est un des paradoxes du décret auxquels les modalités d’application devront absolument répondre. Au risque de substituer dans les faits des démarches descendantes (le « sommet » dictant les actions à la « base ») aux démarches ascendantes. Au risque de mettre en œuvre une nouvelle « évangélisation des foules », plutôt qu’une démocratie culturelle.
Seconde réserve : le contrat-programme ouvre davantage la porte d’une logique encore très peu présente dans le secteur de l’éducation permanente aujourd’hui. Celle de la subsidiarité, où l’État délègue au privé (l’associatif, en l’occurrence) la mise en œuvre de missions publiques qu’il subventionne et contrôle, jusqu’y compris dans les actions et programmes à réaliser. L’État prend de fait une place dans les orientations de contenu que les associations détermineront. Chose impossible dans le décret de 1976, le partenaire public pourrait désormais influer sur le projet des associations. Le texte du décret ne garantit en tout cas pas qu’il n’en sera rien…

La lasagne de l’espoir
Tous ces changements aboutiront-ils finalement à influer sur le « nerf de la guerre », à savoir de garantir enfin à l’éducation permanente un financement qui lui permette de se pérenniser et de se consacrer à ses missions essentielles avec plus de quiétude ? Nombreux sont ceux qui entretiennent secrètement l’espoir… tout en craignant que le célèbre adage « beaucoup d’appelés et peu d’élus » soit finalement d’application. Car tout dépendra bien sûr de la reconnaissance obtenue par chaque association. À ce sujet, l’enjeu se situe bien au niveau des arrêtés d’application.

Mais le décret comporte des éléments fondamentaux malgré tout. Il met en œuvre la désormais célèbre « lasagne » du ministre Demotte : un financement par couches successives. Expliquons : en fonction de son type de reconnaissance, chaque association recevra une subvention « emploi » correspondant à un certain nombre de points. C’est la première couche de la lasagne. Il s’agira d’un « forfait » établi sur la base de la reconnaissance obtenue (il existe 21 forfaits dans le texte du décret !). Seconde couche : le subside fonctionnement : probablement fixé à 19 % du forfait emploi. Troisième couche : la subvention annuelle d’activités, liée au contrat-programme, qui devrait selon les derniers chiffres avancés se situer à 33 % du total emploi + fonctionnement.
Cette appétissante lasagne entretient tous les espoirs… pour autant que le refinancement du secteur et de la Communauté tienne ses promesses. Le texte du décret n’évite évidemment pas la célèbre précaution d’usage affirmant que le gouvernement alloue des subsides « dans les limites des crédits budgétaires disponibles… » (art. 9). La valeur du point, base de toute subvention future, est aujourd’hui arrêtée à 2 541 EUR par le décret « emploi » adopté le 9 décembre dernier.
Qu’en conclure ? Un décret quasiment tout bon ? Rien de dérangeant en effet à ce qu’on incite les associations d’éducation permanente à plus de professionnalisme, à plus de visibilité, à plus de cohérence et qu’en sus, on tente de mieux assurer leur assiette financière… Sur les principes beaucoup de bonnes choses sont donc en germe dans ce décret.
Et pourtant rien n’est acquis. L’étape capitale reste à venir. Les arrêtés d’exécution sont en préparation. On ne les attend pas avant la fin janvier. Et si on en connaît globalement les logiques, de très nombreuses incertitudes demeurent sur les modalités concrètes et précises qui détermineront le type de reconnaissance que chacun obtiendra. Or, c’est bien de cela dont l’avenir de chacun dépendra. Puisque le type de reconnaissance obtenue conditionnera in fine le financement public et les logiques d’action prioritaires de chacun. L’essentiel pour chaque association reste donc à venir. Chacune s’y prépare activement. Pour les organisations reconnues dans le cadre du décret de 1976, une période transitoire a démarré au 1er janvier. Une période durant laquelle chacune d’elle devra positionner sa demande de reconnaissance et adapter ses pratiques aux exigences du décret et de ses arrêtés. Si l’on entend grincer des dents, cela risque bien d’être dans les prochains mois.

Jean-Michel Charlier

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