Le tourisme est devenu la première source de devises pour un tiers des « pays en développement ». À quels coûts sociaux, environnementaux et culturels ? Privatisation du patrimoine, saccage des écosystèmes, folklorisation des sociétés, consommation des mœurs... la monoculture du tourisme massifié et la diversification tous azimuts de son offre induisent-elles autre chose qu'un « nouvel usage occidental du monde » ?

Le tourisme moderne trouve son origine en Occident dans le contexte socioéconomique de l'après Seconde Guerre mondiale, et prend véritablement son essor globalisé dans les années 1970. L'augmentation du pouvoir d'achat et de la durée du temps hors travail des salariés a bien sûr joué un rôle déterminant. Fruit des luttes, des politiques sociales et des périodes longues de croissance économique des Trente Glorieuses, elle a ouvert les portes des loisirs de vacances au plus grand nombre. Conjuguée au rétrécissement des distances réelles et virtuelles du fait de l'explosion des communications, cette élévation du niveau et de la qualité de la vie va aussi consacrer la démocratisation du tourisme international au sein des couches moyennes des pays riches. La libéralisation du marché des compagnies aériennes précipitera, dans un deuxième temps, sa massification et son expansion planétaire. Jadis réservé aux explorations et aux villégiatures aristocratiques d'une poignée de privilégiés, le luxe du voyage d'agrément s'est ainsi étendu en quelques décennies aux deux tiers des populations d'Europe et d'Amérique du Nord, et ces dernières années, croissance des pays émergents aidant, aux nouvelles classes moyennes des autres continents.

De 1950 à nos jours, le secteur du tourisme international a enregistré une progression constante (6,5% de croissance moyenne annuelle) et plus rapide encore que celle des échanges internationaux. De 10 à 20 millions de déplacements touristiques hors des frontières nationales dans l'immédiat après-guerre, on est ainsi passé à quelque 200 millions de vacanciers internationaux en 1975, 500 millions en 1995, 700 millions en 2002 et 900 millions en 2007 ! À ce jour, les estimations de l'Organisation mondiale du tourisme (OMT), tablant sur une croissance moyenne annuelle de 4,1 %, prévoient plus de 1 milliard d'« arrivées aux frontières au titre du tourisme» en 2010 et 1 milliard 600 millions en 2020. En nombre absolu de « migrants de plaisance », le tourisme international va donc doubler dans les 15 prochaines années, après avoir quadruplé lors des 30 dernières... L'Europe et l'Amérique du Nord, principaux émetteurs de vacanciers (70% du total mondial), enregistrent aussi l'essentiel des arrivées (76 % en 1990, 66 % en 2005), mais la part des autres continents croît (Asie et Pacifique : 19,3% ; Caraïbes et Amérique latine: 5, % ; Moyen-Orient : 4,8% ; Afrique : 4, %).

L'évolution des recettes du secteur suit la même tendance à la hausse : de quelque 300 milliards de dollars en 1990, elles ont atteint en 2007 près de 800 milliards (sans y inclure les recettes du transport international, estimées à environ 17 % des gains cumulés du tourisme et du transport). Ces recettes équivalaient en 2005 à approximativement 6 % des exportations mondiales de biens et de services et à pratiquement 35 % des seuls services. Le secteur touristique, qui représente le premier poste du commerce mondial devant l'automobile et les hydrocarbures, continue à croître 1,3 fois plus rapidement que le produit mondial brut, pour en constituer actuellement plus d'un dixième. Créatrice de richesses et fournisseuse de voyages et de loisirs pour 1/7e de l'humanité, l'industrie touristique pourvoit également quelque 250 millions d'emplois dans le monde.

On a donc affaire à un phénomène majeur des sociétés contemporaines, pas seulement en tant que fait économique de premier plan, mais aussi comme réalité socioculturelle d'envergure mondiale. De par l'accroissement de ses flux et le développement de « ses techniques de commercialisation et de gestion à distance », de par le caractère polyfonctionnel, global et réticulaire de son industrie, de par la mobilité de ses clients et de ses capitaux, l'activité touristique supranationale, longtemps sous-évaluée, s'impose comme « un des leviers les plus puissants de la mondialisation » et assume désormais « un rôle central et décisif » dans l'évolution de l'économie internationale et des rapports nord-sud.
Discours légitimateurs

Pareil développement du « fait touristique international » n'est pas survenu et n'a pu s'amplifier dans un vide d'orientations légitimatrices ou de considérations normatives diverses. En la matière, les lectures dominantes et le discours officiel, bien que relativement constants, vont connaître au fil des décennies certaines fluctuations significatives, reflets de la conjoncture internationale ; tantôt dans un processus d'adaptation aux exigences du secteur, tantôt dans une volonté d'infléchissement des pratiques. Trois grands « moments » sont généralement distingués par les observateurs. Le premier est celui du plaidoyer — advocacy platform — pour motifs économiques. Dès le début des années 1960, une théorie particulièrement relayée par le PNUD, la Cnuced, l'OCDE, la Banque mondiale... va faire florès : si les pays riches sont certes les premiers bénéficiaires du tourisme, celui-ci peut aussi être l'outil de développement des pays sous-développés et singulièrement des petits États insulaires, pauvres en ressources naturelles. En y générant des emplois, des devises, des services et des infrastructures, il servira de courroie de transmission des richesses des pays riches vers les pays pauvres. Les atouts de ces derniers ne manquant pas (main-d'œuvre bon marché inemployée, cadres naturels et culturels, coûts des services, marché foncier peu onéreux, attractivité et nouveauté des produits), leurs bénéfices n'en seront que plus importants. Le tourisme comme « moteur de développement du tiers-monde » est la panacée de la décennie et cette doctrine va légitimer la construction de grandes stations touristiques aux quatre coins du monde.

Le deuxième moment, entamé dans les années 1970, est celui du dépassement des seuls aspects économiques dans la justification du développement du tourisme, pour y ajouter l'idéal de la rencontre interculturelle, de la compréhension et du respect mutuels entre les hommes et entre les sociétés. En réponse aux effets observés de domination et d'acculturation, aux critiques qui prennent de l'importance et aux écarts entre les promesses et la réalité qui écornent la légitimité du développement « par » et « pour » le tourisme, l'Organisation mondiale du tourisme 1 en particulier va rappeler les fondements humanistes de son action de promotion et l'inscrire dans la Charte du tourisme de 1980. C'est l'apologie du tourisme « faiseur de paix » et respectueux des environnements culturel et naturel.

Le troisième moment est celui de la montée en puissance, dans le discours de l'OMT et dans certaines pratiques, d'un modèle alternatif au tourisme de masse dont la visibilité de l'impact environnemental commence à déranger. Parallèlement à l'avènement du concept de « développement durable » sur la scène internationale, les promoteurs du tourisme vont prendre à leur compte celui de « tourisme durable ». Il s'agit pour l'adaptancy platform de promouvoir de nouvelles formes de tourisme, plus adaptées, plus vertes, plus douces, plus appropriées, plus écologiques... Au-delà, le Code mondial d'éthique du tourisme qui voit le jour en 1999 défend l'idéal d'un « ordre touristique équitable, responsable et durable » qui, parce qu'il n'entend pas brider la formidable croissance de l'activité, doit veiller au « bénéfice partagé de tous les secteurs de la société », à l'« enrichissement du patrimoine culturel », à la sauvegarde de l'environnement, à la justice sociale, aux « droits des groupes les plus vulnérables », aux « valeurs éthiques communes à l'humanité », etc.

Reste que ces évolutions du discours officiel et cette litanie de beaux principes « universels » — sans force de loi — sur laquelle elles aboutissent s'accommodent dans les textes à une option libérale plusieurs fois réaffirmée. Puisqu'il s'agit de promouvoir l'expansion mondiale du tourisme, « facteur de développement », et que la libéralisation des marchés, la progression des échanges internationaux et la bonne performance du secteur privé y aident, le bien-être des sociétés et la diminution de la pauvreté dépendent de facto du succès du libéralisme économique. CQFD. Le credo est reformulé textuellement en préambule du Code mondial d'éthique : « Nous, membres de l'OMT (...) marquons notre volonté de promouvoir un ordre touristique mondial (...) dans un contexte d'économie internationale ouverte et libéralisée ». Et plus loin, plus précisément : « Les impôts et charges spécifiques pénalisant l'industrie touristique et portant atteinte à sa compétitivité doivent être progressivement éliminés ou corrigés ». Mais c'est l'article 9 « Droits des travailleurs et des entrepreneurs de l'industrie touristique » de ce même Code qui rend le mieux compte de toute l'ambivalence de l'humanisme de l'agence onusienne : « Facteur irremplaçable de solidarité dans le développement et de dynamisme dans les échanges internationaux, les entreprises multinationales de l'industrie touristique ne doivent pas abuser de situations de positions dominantes qu'elles détiennent parfois ; elles doivent éviter de devenir le vecteur de modèles culturels et sociaux artificiellement imposés aux communautés d'accueil ; en échange de la liberté d'investir et d'opérer commercialement qui doit leur être pleinement reconnue, elles doivent s'impliquer dans le développement local en évitant par le rapatriement excessif de leurs bénéfices ou par leurs importations induites, de réduire la contribution qu'elles apportent aux économies où elles sont implantées ». Un chef-d'œuvre d'autosuggestion.

Qu'en est-il dans la réalité ? Deux facettes du phénomène touristique méritent le détour. La première renvoie au tourisme en tant que marché (offre et demande) de destinations exotiques pour vacanciers essentiellement en provenance du Nord: comment se jouent la satisfaction du « besoin » de dépaysement et la marchandisation de l'exotisme ? La seconde, plus centrale pour notre propos, questionne la logique, le rôle et les effets de ce secteur d'activités prolifique, dans le développement des pays du Sud. Quels types de retombées pour les populations locales induisent l'organisation actuelle du tourisme mondial et la libéralisation des services ?
Le marché du dépaysement

Le phénomène touristique comme réponse au désir de dépaysement des ressortissants solvables des pays riches en période de vacances s'apparente, depuis l'avènement du tourisme moderne, à une rencontre entre une offre et une demande. Ou plus précisément, expansion et diversification du secteur opérant, entre des offres et des demandes. Le marché de l'exotique a ses destinations, ses stratégies et ses promotions ; le touriste a ses attentes, ses illusions et ses économies. Les deux interagissent et participent à l'expansion du fait touristique. Pour autant, sa démocratisation et donc sa massification recèlent un double paradoxe qu'il convient de rappeler.

Le premier, évident, confirme la gravité des inégalités nord-sud : relativement accessible en Occident (pour 60 % de la population), le voyage de loisir reste inaccessible ailleurs (pour 80 à 99 % de la population selon les pays). Certes massifié donc, le tourisme est pourtant toujours l'apanage de privilégiés : un septième de l'humanité, en position économique, culturelle et politique de visiter les six autres septièmes. En cela, il constitue un reflet assez fidèle de l'organisation de la planète et de ses disparités. « Migrations d'agrément » et « migrations de désagrément » se croisent aux frontières, béantes pour les uns, grillagées pour les autres, du premier monde et du tiers-monde.

Le deuxième paradoxe réside dans l'effet en cascade de la massification, le « bon touriste » fuyant toujours « le mauvais » qui finit par l'imiter. Le premier recherche le calme ou de nouvelles expériences, le second fréquente les périodes et les endroits populeux. Stratifié socialement et culturellement lui aussi, le monde des touristes n'échappe donc pas à la quête de distinction, de différenciation, à laquelle répond alors la diversification de l'offre, lorsque ce n'est pas cette dernière qui prend l'initiative de « découvrir » des sentiers non encore battus ou de mettre sur le marché de nouveaux must -— plus « exotiques », plus « initiatiques », plus « authentiques », plus « mémorables »... — rentables à court ou à moyen terme.

La quête de distinction des néotouristes opère tous azimuts, mue parfois par l'illusion de sortir leurs pratiques touristiques des rapports marchands, motivée toujours par le souci de se démarquer des « touristes-veaux », du «bronzer idiot». La figure extrême de référence, bien sûr inaccessible, est celle d'Alan Shepard qui se paya le luxe de jouer au golf dans le sable lunaire, lors de la mission Apollo XIV en 1971. À un niveau plus bassement terrien et déjà nettement moins exclusif, la même désinvolture d'enfant gâté, le même besoin de se trouver de nouveaux terrains de jeu, irriguent le marché fécond du tourisme aventure, des chevauchées motorisées, du trekking et autres exploits sportifs en terres « inhospitalières ». La débauche de moyens du touriste équipé dernier cri, qui se déplace à l'autre bout du monde pour s'y offrir la frugalité et les sensations d'épreuves «inédites», le dispute à la futilité de la démarche et à l'indécence de ces plongeons souvent ostentatoires en pays pauvres.

Selon les sociologues Cazes et Courade, « l'ensemble du secteur du tourisme repose sur la construction de "gisements" touristiques, l'élaboration d'images à vendre dans le jeu de miroir qu'est ce nomadisme spécifique. Activité fantasmatique, le tourisme consomme de l'imaginaire autant que de l'évasion », car le touriste vit souvent dans une bulle climatisée, aseptisée et sécurisée (hôtel, véhicule tout terrain, avion ou car, etc.) où beaucoup de ce qu'il voit, entend ou respire a été soigneusement élaboré en fonction de ce qu'il est et attend ! Selon donc le profil du client voyageur, plus ou moins outillé culturellement pour le dépaysement, l'opérateur devra tantôt dissimuler, tantôt souligner le simulacre de l'immersion en terres étrangères, garantir ou simplifier l'« authenticité » à visiter, adapter le rapport à la réalité, voire la réalité elle-même lorsque, par exemple, les hôtes — le décor humain — sont invités à forcer ou, au contraire, à lisser leurs aspérités exotiques, plus ou moins attrayantes, rassurantes ou dissuasives.
Moteur de développement ?

La question du tourisme comme « moteur de développement » des pays pauvres ou émergents ne se pose plus ces dernières années exactement dans les mêmes termes qu'il y a trois ou quatre décennies. Hier, promesse de croissance ou option de développement à élire parmi d'autres, le tourisme mondial est aujourd'hui davantage considéré comme un fait majeur, irréversible et en expansion, en passe de toucher, selon les observatoires spécialisés, tous les pays ou presque, y compris les plus défavorisés, qui verront inexorablement leur nombre de « visiteurs » augmenter. Pour pouvoir profiter d'une telle « chance de croissance économique », pour être en mesure d'exister ou de grossir leur part sur le marché hautement concurrentiel des destinations touristiques, il revient dès lors aux pays hôtes ou sur le point de le devenir, de s'adapter, d'afficher les caractéristiques requises, d'offrir un certain nombre de conditions de base, en termes de sécurité, d'attractivité, de développement des infrastructures, de diversification des produits, etc.

Au-delà, la plupart des experts indépendants recommandent aux autorités nationales de préparer et d'encadrer ces processus, en vue d'en minimiser les coûts sociaux et environnementaux et d'en optimiser les retombées positives pour les pays concernés... Au vu des situations induites par le développement du secteur et la logique dominante qui tend à le structurer, la recommandation peut faire figure de vœu pieux. Si le tourisme apparaît effectivement comme un moyen « simple » 2 d'accumuler de la richesse, particulièrement pour les pays non industrialisés dont le secteur primaire (agriculture, pêche...) ne résiste pas à l'actuelle organisation du commerce mondial, sa répartition et son impact réel sur les réalités économiques, sociales, culturelles et environnementales locales méritent d'être interrogés. De même que le modèle de développement qu'il induit et les rapports de force qui l'orientent.

(*) Bernard Duterme est sociologue, directeur du Centre tricontinental (CETRI), auteur de plusieurs ouvrages sur les mouvements sociaux et les rapports Nord-Sud.


 1 Créée en 1976 en tant qu'organisation auprès des Nations unies, l'OMT est issue de l'UIOOT (Union internationale des organismes officiels du tourisme, 1946), elle-même héritière de l'Organisation de la « propagande touristique » de 1925. Elle est composée de membres effectifs (les représentants de 150 États ; les États-Unis notamment n'en font pas partie) et de membres affiliés (organismes publics, entreprises privées, industrie touristique...). C'est seulement en 2003 que l'OMT a été intégrée dans le système des Nations unies en tant qu'institution spécialisée, au même rang que l'OMS, l'UNESCO ou la FAO (www.world-tourism.org).

2 À la différence d'autres secteurs d'activité gourmands en lourds investissements d'infrastructure et de formation, le tourisme peut dès le démarrage générer des revenus, en utilisant ou réaffectant des équipements existants et en s'appuyant, dans les pays du Sud, sur une attractivité naturelle et culturelle « à portée de main », des taux de change « compétitifs », une main-d'œuvre et un marché foncier « bon marché », etc. Autre spécificité du tourisme qui ajoute à la « facilité » de sa mise en œuvre : en tant que produit économique, il est consommé dans le pays de production, le voyage étant à charge du visiteur...

 

Voyages au Sud, profits au Nord


Aujourd'hui plus encore qu'hier, en raison de la concentration croissante du secteur — intégration verticale et horizontale des chaînes internationales d'hôtellerie, de loisirs et de voyages —, l'essentiel des flux financiers du tourisme est capté par des tour-opérateurs transnationaux, dont le siège principal est situé en Europe ou en Amérique du Nord.

En Thaïlande, par exemple, quelque 30 % seulement des recettes liées au tourisme resteraient dans le pays. À Cuba, entre 30 et 38 %. Là comme ailleurs, l'essor des ventes de prestations forfaitisées — le all inclusive, le package — accroît la tendance, tout comme les importations d'équipements et de produits alimentaires « continentaux » réalisées par les opérateurs nationaux ou étrangers, le coût des campagnes de promotion, le rapatriement des bénéfices par les multinationales... En Amérique centrale, au Belize, 90 % du complexe touristique côtier, véritable « implant » artificiel dans cette petite contrée tropicale, appartient à des investisseurs nord-américains. Une étude de la Banque mondiale de 1996 calculait déjà que 85 % des recettes de la réserve kenyane de Maasai Mara revenaient à de grands groupes privés, contre 5 % aux populations locales et 10 % à l'administration nationale. L'envergure mondiale des entreprises qui contrôlent l'essentiel du secteur a aussi bénéficié de la montée en puissance des systèmes de réservation informatisés (Global Distribution Systems) qui, de fait, renforce leur maîtrise des processus de commercialisation.
Impacts

Les retombées de l'expansion du tourisme international en termes d'emploi dans les économies des pays du Sud prêtent, elles aussi, à débat. Si le secteur est effectivement un important fournisseur de postes de travail, puisqu'il occupe environ 250 millions de personnes dans le monde, la qualité des emplois générés varie. Souvent précaires ou saisonniers, ils s'adressent d'abord à une population sous-qualifiée, sans protection sociale, lorsqu'ils ne concernent pas directement les adolescents ou les enfants qui seraient quelque 20 millions dans le monde à travailler dans un « métier » lié au tourisme. Les revenus individuels que la population locale peut « tirer » des vacanciers internationaux sont à ce point en décalage avec l'économie locale que les conséquences sociétales de ce biais structurel peuvent être, elles aussi, très lourdes.

On voit ainsi des secteurs informels (vente de souvenirs, restauration...) se constituer autour des enclaves touristiques, au détriment des activités agricoles ou des savoir-faire traditionnels, comme sur l'île tunisienne de Djerba (800 000 touristes par an) qui ne produit plus que 10 % de ses besoins alimentaires. Si l'écart entre le niveau de vie local et la bourse des visiteurs de passage déstructure souvent l'économie (sans même parler des pressions inflationnistes), il peut aussi désorganiser en profondeur une société. Lorsqu'un pourboire, une course de taxi payée en dollars ou un « service sexuel » suffisent chacun à dépasser un ou deux salaires mensuels locaux, le pays hôte n'est à l'abri d'aucune dérive. Pour preuve, non seulement la quantité de professionnels (de l'éducation ou de la médecine par exemple) qui se reconvertissent, à Cuba et ailleurs, dans de petits boulots de service, mais aussi le développement massif de la prostitution, du tourisme sexuel (qui exploite 2 millions de mineurs dans le monde), de marchés noirs, de trafics divers et autres réseaux mafieux locaux...

Les chocs culturels concomitants n'en sont pas moins dévastateurs. « L'échange » entre modes de vie et de consommation contrastés s'avère rarement profitable aux deux parties. Friand ou non de stéréotypes, de clichés ou d'« authenticité », le touriste, plus ou moins dupe, participe de facto à la marchandisation des cultures locales, et donc à leur « mise en scène », à leur folklorisation commerciale. Au mieux, l'autochtone s'adapte pour en tirer profit ; au pire, il est lui-même instrumentalisé par d'autres intérêts, comme ces « peuplades indigènes » parquées, que l'on visite, appareil photo en bandoulière, comme l'on visite un zoo. Dans le sens inverse, la pénétration touristique s'avère rarement porteuse d'autres repères pour les populations hôtes que ceux d'un consumérisme insouciant.

L'empreinte environnementale de l'industrie touristique pose aussi de multiples problèmes en chaîne. Comme l'indique Béatrice Dehais dans un travail consacré à la mondialisation et aux dégâts du tourisme : « Les modes de consommation des touristes en eau et en électricité conduisent souvent à détourner les ressources disponibles, au détriment des habitants ». Les exemples abondent où l'établissement d'un complexe hôtelier, d'un golf ou d'une station balnéaire s'est réalisé grâce au déplacement contraint de populations locales, à la suite d'acquisitions plus ou moins légales ou encore à la faveur de privatisation de ressources de base dont bénéficient peu ou pas les autochtones. Le Programme des Nations unies pour l'environnement cite ainsi plusieurs cas d'édifices touristiques particuliers qui consomment chacun, en eau et en électricité, l'équivalent de la consommation de plusieurs dizaines de milliers de foyers des régions concernées.

L'indécence du développement « par » et « pour » le tourisme réside aussi dans les dégâts environnementaux irréversibles occasionnés par son implantation, l'érosion du littoral à l'œuvre dans de nombreux pays (Tunisie, Inde, Philippines...) n'étant pas le moindre. Dégâts qui ajoutent à la vulnérabilité écologique et sociale des communautés locales. La pression sur les écosystèmes ainsi que sur le patrimoine culturel — dont la « capacité de charge » est parfois supplantée par l'appât du gain à court terme des opérateurs 1 — hypothèque la viabilité même des destinations touristiques, qui finissent alors par péricliter au profit d'autres projets concurrents. L'écotourisme lui-même, ainsi que les safaris, le trekking et autres « explorations - découvertes » reposent souvent sur des modèles de gestion de l'environnement à courte vue et une appropriation des sites au détriment des habitants.

Plus fondamentalement, on le devine, sur la base de ce type de bilan « globalement négatif » des retombées des migrations vacancières sur les populations du Sud, c'est la logique dominante de l'expansion de « l'ordre touristique » actuel qu'il convient de mettre en cause. Intimement liée à la mondialisation du modèle de développement néolibéral promu par les grandes puissances et plus encore par les conglomérats privés transnationaux des industries de production et de service, l'explosion du tourisme participe ou bénéficie, dans ses orientations principales, de cette marchandisation généralisée des lieux et des comportements, de ces politiques d'ouverture des frontières au commerce mondialisé et de privatisation du patrimoine et des biens publics, de ce « mouvement spectaculaire de concentration de l'appareil capitaliste international » du voyage et des loisirs.

Le traitement que le tourisme reçoit au sein de l'AGCS (Accord général sur le commerce des services, discuté dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce – OMC) est en passe de rendre hors-la-loi toute réglementation nationale ou locale limitant de quelque manière que ce soit l'accès des multinationales du secteur aux marchés nationaux. Tout effort régulateur visant à subordonner les intérêts des investisseurs à ceux des habitants des pays hôtes, des générations futures et de leur environnement serait dès lors voué à l'échec.

En revanche, les États nationaux restent invités à faire gagner leur contrée en « touristicité », au besoin en se réendettant. « S'il doit disposer d'avantages naturels et culturels recherchés pour devenir touristique, un pays ou une région ne peut le devenir que si le niveau d'insécurité reste supportable pour le touriste, l'accueil de la population motivant, le confort suffisant et, surtout, les capitaux étrangers bienvenus et peu taxés. Le régime politique importe peu s'il assure la stabilité, et le non-respect des droits de l'homme n'y est pas un obstacle comme on le voit en Tunisie ou au Myanmar » (Cazes et Courade, 2004).

Un « autre » tourisme ?


« Au bilan de cette montée en puissance de l'activité touristique, peut-on parler d'un processus de démocratisation ? », s'interroge justement le sociologue Albert Bastenier. « On pourrait toujours dire que, du seul point de vue quantitatif, la massification en est déjà un ! Toutefois, puisque l'aspect élitiste de différentes formes de tourisme ne disparaît pas et que l'on se trouve plutôt aux prises avec une société de loisirs hiérarchisés qui, sous un mode industriel, continue de distribuer à ses publics consommateurs des biens symboliques selon des critères de classe, ne faut-il pas, au contraire, conclure à un relatif échec ou, plus amèrement encore, au triomphe de la manipulation mercantile d'une politique sociale qui avait initialement ambitionné de concilier vacances, capacité financière, loisirs, culture et éducation ? »

Si l'on y ajoute que « ce tourisme massifié suscite sur la planète entière de multiples questions, sociales autant qu'environnementales, qui sont devenues des servitudes structurelles pour tous les pays d'accueil », on est en droit de conclure, toujours avec le même auteur, que « les retombées négatives du tourisme à grande échelle sont donc là et bien là » et que les seuls effets sur les populations locales et les écosystèmes du « nouveau nomadisme moderne » justifient pour le moins un questionnement des logiques politiques et économiques libérales qui l'orientent. Une grande variété d'associations, de réseaux internationaux et de mouvements locaux partagent cette conclusion et en font la raison de leur mobilisation pour la promotion d'un tourisme respectueux des gens et de l'environnement.

Tourisme équitable, durable, de proximité, intégré, écologique, apprivoisé, éthique, alternatif, solidaire... les appellations pullulent, mais toutes renvoient, selon des modalités diverses, à la responsabilité du tourisme international dans le bien-être des populations visitées. Si de multiples expériences positives 2 existent, essentiellement à un niveau local, force est de constater, à un échelon plus global, que la tendance, sans véritablement peser sur les orientations dominantes du tourisme mondial, doit aussi faire face à ses propres limites. Outre le fait qu'elle demeure extrêmement située socialement — elle concerne de facto un touriste à capital social et culturel bien plus élevé que la moyenne 3 —, cette « offre alternative » tend aussi à s'inscrire dans un marché où l'« autolabellisation » (sans contrôle extérieur indépendant établi sur la base de critères partagés) et la récupération publicitaire de la « touche éthique » par les grands voyagistes ne constituent pas les moindres dangers.

À quelles conditions alors l'expansion du tourisme international pourrait-elle induire autre chose qu'« un nouvel usage occidental du monde » ? Puisqu'« il est indéniablement vrai que si la population des pays pauvres se déplaçait autant que celle des pays riches, rien que la circulation aérienne deviendrait un problème impossible à résoudre », comment éviter de ne voir dans le tourisme, à la suite de Bastenier, « qu'une entreprise de subordination de la planète au modèle catastrophique du développement occidental ? » Au-delà des initiatives citoyennes du Nord et du Sud, la réponse réside sans doute dans les capacités de canalisation et de réglementation dont les États sont, étaient ou devraient être dotés, et dans l'implication des populations concernées dans la définition des projets et le partage des avantages. Sous l'égide d'organismes internationaux démocratiques et d'appareils de régulation négociés et contraignants, des politiques publiques coordonnées pourraient contribuer à renverser l'actuel rapport coûts/bénéfices du secteur. Et partant, participer effectivement au développement des pays du Sud. Selon Cazes et Courade, « si l'on peut penser qu'on se situe dans l'utopie au regard des rapports de force réels et des pratiques touristiques réelles », on peut aussi se dire, à la lecture des différentes exigences vertueuses contenues dans les chartes internationales et en particulier dans les textes de l'OMT, que cette dernière se donne « des bâtons pour se faire battre », tant les normes juridiques et les pratiques démocratiques qu'elle promeut donnent « à la société civile internationale en émergence un cadre pour évaluer et contester » les formes débridées et prédatrices du « tourisme de classe » actuel. Plus que l'avenir de nos transhumances d'agrément, « figures inversées des migrations internationales », les véritables enjeux de cette mise en cause globale et capitale sont, ni plus ni moins, la démocratisation de l'ordre (touristique) mondial et la viabilité de la planète.


 1 Pour faire face à l'afflux de touristes entraîné par l'ouverture, en juillet 2006, de la première ligne de chemin de fer reliant le Tibet au reste de la Chine, le quota quotidien de visiteurs autorisés du palais du Potala, symbole et joyau du bouddhisme, est passé de 1 500 à 2 300. Pour ne pas dépasser outre mesure la « capacité de charge » du site, les autorités vont aussi revoir les tarifs d'entrée à la hausse... (Le Soir, 2006).

2 Parmi beaucoup d'autres, le projet de tourisme rural et solidaire lancé conjointement par l'Association des organisations paysannes professionnelles (AOPP) du Mali, la plus importante fédération paysanne du pays, et l'association franco-belge Tamadi, correspond à ce souhait de meilleur partage des bénéficies, de participation des populations hôtes, d'amélioration des conditions de vie locale, de renforcement des échanges culturels, etc. (Défis Sud, 2006).

3 Les « touristologues » parlent aussi de « capital spatial » pour désigner ces ressources, expériences et savoir-faire acquis, qui permettent à un public privilégié de développer, à distance de la consommation de masse, une certaine autonomie dans leurs choix de déplacements touristiques.

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