Faut-il faire l’éloge de la mobilité ? Ou, comme le propose René Schoonbrodt, ancien président de l’Arau et d’Inter-environnement Bruxelles, en faire l’éloge... funèbre ? Depuis des années, ce dernier défend une thèse critique selon laquelle « moins on circule, mieux c’est ». Voici donc l’éloge de la fin annoncée du système actuel de mobilité, plus exactement encore de ce qui le sous-tend, la voiture particulière.


Le mot « mobilité » est polysémique et, partant, ambigu. Ainsi la mobilité sociale peut-elle s’associer à la progression dans l’échelle sociale ou professionnelle. L’immigration est un acte de mobilité radicale dont le but est de trouver dans une autre société, en un autre lieu sur la planète, le moyen de négocier un nouveau statut. Espoir qui génère des sacrifices inimaginables, qui produit des réussites et des échecs… Mobilité géographique dont le fruit est la mobilité sociale. À l’inverse, la sociologie a constaté, depuis longtemps, que la mobilité sociale reposait en quelque sorte sur le changement de lieu de résidence : l’évolution du statut social demande déménagement. Et c’est vrai dans les deux sens : soit la perte d’un emploi, donc du style de vie qui y est associé par les revenus, peut contraindre à un déménagement vers un quartier moins exigeant… ; soit encore, on progresse dans ses revenus… et on fuit un ancien cadre de vie qui peut d’ailleurs devenir hostile, la réussite n’étant pas toujours appréciée de ceux qui restent sur le quai ! Il faut maintenant voir le lien entre l’aménagement du territoire et la mobilité. Au sens où on l’entend ici, l’aménagement du territoire et l’urbanisme sont nés dès le début du XXe siècle. Il ne peut faire de doute que l’espoir de leurs théoriciens était d’améliorer la qualité de vie des populations. Impressionnés par l’efficacité de l’industrie de l’armement, qui avait si bien servi pendant le premier conflit mondial, les architectes ont vu dans l’industrialisation de la construction le remède au moins quantitatif à la crise du logement. Mais en même temps, un autre thème naît : pour que les produits industriels donnent tout leur fruit, l’organisation de l’espace doit changer car les formes héritées du passé sont autant de freins qu’il faut lever. Pour améliorer, par ce moyen, la qualité de vie de la population, il faut introduire la séparation fonctionnelle : chaque lieu doit accueillir une fonction et une seule. Entre ces fonctions séparées, conséquence inévitable, il faut mettre en place des moyens de circulation. La voiture vient à peine d’apparaître… C’est ce qu’exprime avec une fausse clarté l’article 77 de la Charte d’Athènes publiée par Le Corbusier en 1943 qui fixe que : « Les clefs de l’urbanisme sont dans les quatre fonctions : habiter, travailler, se récréer (dans les heures libres), circuler ». L’article 78 prévoit que les plans doivent articuler l’ensemble (1).

Le Corbusier et le plan Voisin
Toute la législation belge, nationale d’abord et régionale ensuite, s’inspire de ces principes d’aménagement du territoire. Le Corbusier est l’auteur d’un plan de Paris : le plan Voisin (1925). Le vieux Paris au nord de l’île de la Cité est remplacé par un complexe de tours, un peu comme le quartier de la Défense ou le quartier nord de Bruxelles, tours séparées par de larges voiries. Tous les étudiants en architecture et en urbanisme ont été éduqués à pousser des cris d’admiration devant ce plan de transformation radicale du quartier qui sera physiquement sauvé plus tard par André Malraux. Mais d’où vient ce nom : plan Voisin ? J’ai mis des années à me poser la question, tant c’était évident pour tout le monde, et à y répondre : les frères Voisin étaient des producteurs de moteurs et de voitures. Autrement dit, le plan est conçu pour faire vendre des voitures… même si le discours explicite est d’améliorer la qualité de vie (ce dont d’ailleurs on peut légitimement douter quand on assiste à l’échec des HLM !). De plus, Le Corbusier n’aimait pas la rue, surtout dans ses formes anciennes, car elle empêchait les vitesses mécaniques (2).
La leçon de cette analyse historique est que la mobilité est dès le départ placée au cœur de la transformation des territoires. Et si, pour quelques architectes et aménageurs, celle-ci peut s’opérer en transport public, presque tous voient dans l’automobile l’instrument de l’articulation entre des fonctions désormais discontinues dans l’espace. L’ambiguïté vient du fait que cet engin de déplacement est présenté comme liberté alors qu’il est un moyen obligé : la dispersion des activités humaines rend impossible, parce que trop coûteux, le recours au moyen collectif de circulation… d’autant plus que l’on vit sous le signe de la flexibilité des horaires que ce soit pour le travail ou pour les autres facettes de la vie. Le génie du commerce des voitures privées est d’avoir vendu comme liberté un effrayant coût individuel et collectif. Domaine de la croyance, du mythe, non de la science ou de la simple réflexion politique !
Les coûts de la voiture sont lourds pour toutes les bourses… à un point tel que beaucoup préfèrent ne pas ouvrir les yeux… ou ne pas payer l’assurance-auto. Enfin, toute la société est placée devant un impératif de consommation… ce qui est un coût mais avant tout un profit. L’aménagement du territoire qui est le nôtre depuis 60 ans est un grand dévoreur de ressources. Mille fois, on en a fait le bilan. La mobilité consomme véhicule, énergie et terrain… L’habitat dispersé contraint des équipements individuels complets par ménage et grève les budgets des pouvoirs publics… Ainsi les modes d’urbanisation mis en œuvre pour la production (des biens et des services : ports, autoroutes, zonings…) stimulent la consommation par la mobilité et le logement. La mobilité physique des marchandises et des hommes conduit à toutes les contradictions que l’on connaît par ailleurs.

La vérité en face
Du point de vue écologique, nous sommes dans l’impasse pour encore longtemps car plus nous circulons, plus nous multiplions les voitures, plus la pollution augmente. Ceci ne nie pas les progrès réalisés en terme de technique automobile, mais tend à les relativiser. Je me demande d’ailleurs quel sera l’avenir de la planète quand la Chine, l’Inde et tous les pays d’Amérique latine auront le même taux de motorisation que le nôtre… et de quel droit leur interdirions-nous d’être motorisés ? Mais je pense que la question écologique générera des politiques adéquates seulement quand la santé publique sera menacée en profondeur et que les airs viciés toucheront les bronches des puissants quand ils ne pourront plus échapper à l’agression collective.
Même si l’ozone des journées ensoleillées accélère le décès de certains, d’autres effets plus immédiats et plus continus pèsent sur la vie sociale. La ségrégation fonctionnelle (en bref, les zonings, les lotissements, les hypermarchés) s’accompagne de ségrégation sociale. En conséquence, ma vision du monde se rétrécit : l’autre dans sa chair me devient de plus en plus étranger ; le connaissant moins, le devinant moins, je le crains. Dans mon bureau où les circuits sont contrôlés, je ne fréquente que quelques collègues, dans ma voiture, je suis seul ou avec un alter ego, mon logement est entouré des mêmes logements et mes voisins, sélectionnés par les valeurs foncières, ont le même profil que moi… Je ne vois que rarement l’autre différent de moi… Pauvreté relationnelle et donc peur de l’autre-différent. Enfermement dans la crainte, la difficulté de communiquer : avec qui d’ailleurs ? Engluement personnel dans un autisme collectif.
Enfin, cette diminution de la perception « charnelle » de la société n’est pas compensée par l’énorme appareillage de communication et d’information mis à la disposition de qui peut se les offrir. Non parce que tout est téléguidé par un marché vorace, mais parce que l’aléatoire échappe. Que devient la rencontre choquante, celle qui ébranle les certitudes, celle qui saisit l’esprit et qui va faire qu’un « autre possible » puisse s’entrevoir, se désirer, se vouloir… ? La mobilité liée à la dispersion conduit à l’encéphalogramme plat, non à l’étonnement, à l’ébranlement et au changement. La mobilité mange l’espace en le vidant ; elle mange le temps en le vidant aussi. Elle tue la pensée politique et l’action. Elle assure la stabilité d’un système qui n’est, ne peut être le nôtre.
Revenons un instant à la voiture privée car j’aimerais durcir encore le ton. Il est une chose étrange : quand je marque mon opposition à la voiture, l’auditeur avance toujours l’argument : « Je prendrai les transports collectifs s’il y en avait plus ou près de chez moi… ». Je voudrais simplement renverser l’approche car il me paraît faux d’attendre un renforcement de l’offre : c’est par la demande qu’il faut commencer (et la politisation de cette demande…). L’offre suit la demande, du moins dans le domaine public.
Mais comment des êtres raisonnables, pères et mères de famille, peuvent-ils adhérer à un système de mobilité aussi cruel que la voiture individuelle ? Comment accepter, sans angoisse vis-à-vis de soi-même et de la société, cette attitude cynique individuelle et collective devant 1 470 décès (dans les 30 jours), 11 317 décédés et blessés graves, 69 431 victimes en l’an 2000 (3) ? À Bruxelles, 29 % des décédés et blessés graves sont des piétons ! En fait tout le monde s’en fiche et peut-être bien s’en accommode comme prix à payer pour le bon fonctionnement de tout un système économique : depuis la production et la réparation des voitures jusqu’aux soins médicaux… L’argument qui consiste à avancer les « coûts sociaux et individuels » des accidents pour les regretter et les bannir est faux : ces coûts sont d’abord des profits.
Mais la rupture d’avec la voiture individuelle semble être elle-même une décision impossible à prendre. Ainsi, je constate que les parents d’enfants tués dans les accidents de la route ne sont pas radicalement contre la voiture, mais en faveur de nouvelles réglementations assurant plus de sécurité. Or, la voiture est une arme véritable et la clémence de la Justice à son égard paraît effarante. Tuer avec une voiture entraîne bien moins de conséquences que tuer avec une hache… Et pourtant.

Que faire ?
L’histoire de l’urbanisation de l’Europe occidentale livre un enseignement assez gênant. L’urbanisme que nous voyons se développer aujourd’hui – moderne ou contemporain aux yeux de certains – date de près de trois-quarts de siècle. Il aura fallu plus de cinquante ans pour l’imposer. Changer notre façon d’aménager l’espace sera aussi un processus de longue durée. Néanmoins, si l’on est animé d’une volonté politique d’assurer la durabilité de la terre, c’est aujourd’hui qu’il faut commencer. On pourrait développer une « nouvelle » morale et, partant, de nouveaux comportements : laisser sa voiture au garage, prendre trams, bus et métros et sauter sur son vélo. Beaucoup le font et ces exemples individuels font école. Les pouvoirs publics lancent des pistes comme les plans de mobilité d’entreprise. Les villes européennes jouent aussi sur des symboles qui reçoivent beaucoup de sympathie. Je me souviens de la rigolade de la presse internationale quand l’ex-Commissaire européen, M. Carlo Ripa di Meana, lança le concept de « ville sans voiture » ! En sont héritières directes les « journées en ville sans ma voiture » : plus de 1 300 villes participent aujourd’hui au mouvement. Cela n’est pas le chemin direct du respect de l’accord de Kyoto, mais crée une autre culture de la mobilité, de la ville et de la vie… Il faut cependant aller au-delà, en amont de la demande de mobilité, à ce qui pousse aux modes actuels de la mobilité.
La recherche d’une autre mobilité renvoie à la question suivante : de quoi dépend le développement personnel et collectif ? La réponse à cette question est dans l’accès à l’ensemble des « choses » nécessaires, qu’elles soient d’ordre intellectuel ou physique. On a besoin d’altérité matérielle ou immatérielle. L’urbanisme fonctionnaliste, pour faire vite, sépare les différentes fonctions urbaines dans l’espace ; le contact s’établit par une obligation de mobilité exigeant des moyens lourds de déplacement. L’image du trèfle à trois feuilles est parlante : sur chaque feuille une fonction, les nervures sont les lignes de la circulation.
On oublie souvent de rappeler que cette façon d’aménager le territoire vient de l’organisation industrielle qui a permis l’effroyable production d’armes pendant la Première Guerre mondiale. Pour Le Corbusier et ses nombreux suiveurs, la vie se déroule comme sur une chaîne de montage : elle glisse de lieu en lieu portée par un tapis. Ce tapis est la voiture unissant des lieux séparés. Cette séparation fonctionnelle (qui est aussi fragmentation sociale par l’effet de la valeur des sols et des moyens de déplacement disponibles) oblige une mobilité vis-à-vis de laquelle les groupes sociaux ne sont pas sur pied d’égalité pour vaincre la distance.
Le problème est donc d’offrir des territoires qui diminuent les statuts d’inégalité en permettant l’accès en recourant aux moyens les moins lourds, les moins coûteux et, insistons, les moins polluants. Il faut donc penser au rapprochement des productions matérielles et immatérielles, il faut bannir les séparations, au maximum des possibilités. Dans un même espace, il faut produire la coexistence de la diversité des hommes, de leurs activités et des hommes avec leurs activités. La coexistence de la diversité dans l’espace est le principe organisateur du territoire qui rend l’offre des hommes et de leurs activités proche de la demande. Pour la satisfaction d’une masse de besoins quotidiens, cette règle permet l’accès à cette offre avec des moyens « faibles » en ne mettant en œuvre des moyens plus lourds que pour la satisfaction des demandes plus rares, moins quotidiennes.
Si la proximité de la diversité se renforce de la densité des offres disponibles (par exemple, être proche du travail et de plusieurs employeurs), le lieu où vous êtes est une ville. Autrement dit, le lieu qui offre la coexistence est une ville (et d’ailleurs aussi un village, mais à une autre échelle d’offre).
Donner accès sans moyen lourd individuel, c’est donner la ville, lieu de coexistence. Tel est le sens réel de la rénovation urbaine et celui d’une obligation : penser la ville et le village en Wallonie et à Bruxelles, comme ailleurs en Europe, pour réparer les dégâts du fonctionnalisme (et du capitalisme comme de la spéculation immobilière). Plus nettement encore : à l’inverse de Le Corbusier et de ses émules, il faut penser la ville sans voiture.
Cela signifie-t-il que la ville devient le lieu de l’immobilité ? Absolument pas, ni sur le plan social, ni en termes de déplacement. Mais le déplacement peut prendre la forme peu coûteuse de la marche, du vélo, des transports collectifs vu le rapprochement fonctionnel et la densité des activités.
Historiquement, le mouvement ouvrier dans son ensemble n’aime pas la ville. Les sources de ce rejet se trouvent tout d’abord dans la réaction catholique face à la modernité portée par la Révolution française et la révolution industrielle qui lui est concomitante. Et Marx lui-même, bien qu’il ait convenu du rôle des ouvriers des villes dans la révolution socialiste, a proposé la fusion des villes et des campagnes car la ville était d’essence bourgeoise. Le logement social n’ayant pu réussir la ville-jardin, c’est-à-dire une vraie ville, a inventé le lotissement périphérique dès la fin de la Première Guerre mondiale ; une pratique qui dépossédait les travailleurs du droit à la ville donc du droit à l’accès le plus direct aux équipements nécessaires à leur développement. Cette pratique allait se répandre dans les autres couches de la population, animées par un goût de la nature rousseauiste, dont l’effectuation détruit la nature tant par le hachage des espaces par les routes que par la pollution... Nous sommes contraints de changer. Les résistances seront fortes dans les classes moyennes et plus populaires. Or, et je veux attirer l’attention sur un phénomène en cours de développement : les milieux les plus aisés commencent à se réimplanter dans les quartiers urbains. Les plus riches ont des capacités d’adaptation que les autres n’ont pas. Mais cela signifie que ces derniers connaîtront les coûts et les joies égoïstes des encombrements qui érodent le temps gagné sur les heures de travail. Une situation, je l’espère, qui ne devrait pas laisser le mouvement ouvrier indifférent.
Penser la ville, c’est opposer la coexistence fonctionnelle et sociale, à savoir l’intégration, à la ségrégation, la dispersion et la fragmentation ; c’est opposer les quartiers aux zonings et aux lotissements ; c’est opposer le dicton historique « l’air de la ville rend libre » au slogan commercial « ma voiture, c’est ma liberté ». C’est aussi opposer la rue à la route et à l’autoroute. C’est passer du « code de la route » au « code de la rue ».

René Schoonbrodt


(1) Fausse clarté car les fonctions d’habiter, de travailler… se vivent dans des conditions sociales très différentes, le riche n’habitant pas comme le pauvre, etc. L’article 78 dicte que « Les plans détermineront la structure de chacun des secteurs attribués aux quatre fonctions clefs et ils fixeront leur emplacement respectif dans l’ensemble. » Faut-il rappeler qu’en 1943, la censure allemande existe sur les textes publiés en France ; il est vrai que Le Corbusier condamne dans toute son œuvre le désordre urbain !
(2) Tout le chapitre « Circulation » de la Charte d’Athènes condamne la rue. À titre d’exemple, voici le texte de l’article 56 : « Le dimensionnement des rues, désormais inapproprié, s’oppose à l’utilisation des nouvelles vitesses mécaniques et à l’essor régulier de la ville. »
(3) Données belges pour 2000. Pour l’Europe, les chiffres de l’année 1999 sont : 41.625 décédés dans les 30 jours et 1.752.474 blessés.

Un usager tué sur 10 est un piéton !


En 2000, 3 642 piétons ont été victimes d'un accident de la circulation ; 142 d'entre eux ont été tués et 621 gravement blessés. Encore plus préoccupant : près d'un accident sur trois impliquant des piétons se produit sur un passage (protégé ou non), alors qu'il s'agit d'une infrastructure censée les sécuriser ! Par ailleurs, 3 piétons tués ou gravement blessés sur 4 le sont en agglomération.
On distingue deux groupes à risque parmi les piétons : les enfants et les jeunes (de 0 à 19 ans) – 25 % du nombre total de piétons tués ou gravement blessés – ; les seniors (60 ans et plus) – 34 % du nombre total de piétons tués ou gravement blessés, mais particulièrement vulnérables puisqu'ils représentent près d'un piéton tué sur deux.

Institut belge pour la sécurité routière, chée de Haecht 1405 - B-1130 Bruxelles Téléphone 02/244.15.11 - E-mail : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. - Internet : www.ibsr.be